Perspectives

Comment le capitalisme américain profite-t-il de la mort

Lundi, alors que les États-Unis ont enregistré un million de cas de COVID-19, soit trois fois plus que le précédent record, l’indice Dow Jones a clôturé en hausse de 400 points, établissant un nouveau record historique.

Le président et directeur de l’information de Harbor Capital Advisors, Kristof Gleich, à droite, sonne la cloche d’ouverture de la Bourse de New York, tandis que des dirigeants et des invités lancent des casquettes depuis le podium, le jeudi 2 décembre 2021. (AP Photo/Richard Drew)

La hausse s’est poursuivie mardi, alors que les États-Unis ont franchi un autre cap sinistre: 100.000 hospitalisations liées à la pandémie, éclipsant le niveau de la vague d’été. Les hospitalisations d’enfants ont également atteint un niveau record.

Tout au long de l’année 2021, alors que 478.000 Américains sont morts, le Dow Jones a enregistré 70 records de clôture, pour sa troisième année consécutive de hausse annuelle à deux chiffres. «Si vous regardez les nouveaux sommets de tous les temps l’année dernière», a déclaré un courtier à Yahoo! Finance, «On a vu plus de nouveaux sommets de tous les temps que dans l’ensemble des deux décennies 1970 et 2000 prises ensemble».

Et tout comme les décès ont été plus nombreux en 2021 qu’en 2020, les rendements sur le marché boursier ont aussi été meilleurs. Le Dow Jones a augmenté de 18 pour cent en 2021, contre 7 pour cent en 2020.

Deux ans après le début de la pandémie de COVID-19, la correspondance entre l’infection massive et les prix des actions est bien établie. Les marchés chutent lorsqu’ils soupçonnent que des mesures seront prises pour arrêter la propagation de la COVID-19, et ils montent lorsqu’on laisse la maladie se propager sans contrôle.

Le mois dernier en a été l’exemple le plus concret. Au début du mois de décembre, la crainte que le nouveau variant Omicron, plus contagieux, n’entraîne la fermeture d’urgence d’écoles et d’entreprises a entraîné une chute soutenue de Wall Street.

Cette chute s’est terminée le 21 décembre, lorsque le président américain Biden, s’exprimant avant la fin de la journée boursière, est passé à la télévision nationale pour déclarer que son administration «fait en sorte que la COVID-19 ne ferme plus d’entreprises ou d’écoles».

Depuis lors, le Dow Jones a bondi de plus de 2.000 points, battant record sur record, alors même que les cas, les hospitalisations et les décès explosent.

La subordination de la santé publique aux exigences de Wall Street a été le seul élément constant de la politique du gouvernement américain depuis le tout début de la pandémie.

Au cours des premières semaines de la propagation de la COVID-19, Trump a cherché à «minimiser la situation», comme il l’a dit plus tard au journaliste Bob Woodward. «J’aime toujours minimiser la situation, parce que je ne veux pas créer une panique». La «panique» dont Trump s’inquiétait était une panique à Wall Street. Jared Kushner, qui a organisé la réponse de la Maison-Blanche à la pandémie, avait, selon le Financial Times, fait valoir «que tester trop de personnes, ou commander trop de respirateurs effraierait les marchés et que nous ne devrions donc tout simplement pas le faire».

Mais pendant que Trump «minimisait» la pandémie, les membres du Congrès ajustaient leurs propres portefeuilles d’actions pour minimiser l’impact sur leur propre richesse lorsque la vérité deviendrait inévitablement impossible à dissimuler. À ce moment-là, on a annoncé un renflouement massif, sous la forme de la loi CARES de mars 2020, préparé d’avance.

Plus de 1400 milliards de dollars sur les 2300 milliards de dollars de la loi CARES consistaient en des renflouements d’entreprises, l’écrasante majorité allant à des entreprises importantes et ayant de l’influence. La loi CARES a également facilité une intervention monétaire massive de la Réserve fédérale qui a totalisé plus de 4000 milliards de dollars. En conséquence, le bilan de la Réserve fédérale est passé de 4100 milliards de dollars en février 2020 à plus de 8700 milliards de dollars aujourd’hui, dont 1400 milliards de dollars qui ont été distribués depuis l’entrée en fonction de Biden.

Une fois le renflouement obtenu, on a exigé la fin des mesures limitées mises en place lors de la vague initiale de la pandémie. Toutes les mesures nécessaires pour lutter contre la COVID-19 – et, en particulier, la fermeture des entreprises non essentielles et la fermeture des écoles à l’apprentissage en personne – nuisaient aux intérêts du marché. Avec l’aide des médias, on a créé un récit entièrement faux selon lequel ces mesures n’étaient pas nécessaires et, en particulier sous la direction de Biden, que les vaccins pouvaient à eux seuls arrêter la pandémie.

Les résultats étaient prévisibles: des morts en masse d’une part, et un enrichissement massif de l’oligarchie d’autre part. Des centaines de milliers de personnes sont mortes, et les milliardaires américains sont maintenant plus riches de 2100 milliards de dollars qu’ils ne l’étaient avant le début de la pandémie.

La réponse à la pandémie de Trump et de Biden s’appuie sur la réaction des gouvernements Obama et Bush à la crise financière de 2008, lorsqu’un sauvetage similaire de Wall Street – bien qu’à une échelle un peu plus petite – a été organisé. Alors que plus de 10 millions de ménages ont perdu leur maison, les milliardaires américains sont sortis de la crise plus riches que jamais.

Comme l’ont écrit les économistes Raphaële Chappe et Mark Blyth dans Foreign Affairs à la fin de l’année dernière, les États-Unis ont rompu «tout lien restant entre les marchés financiers et l’économie réelle». Les États-Unis ont créé «un régime de politique monétaire qui a dissocié le sort des élites économiques, qui tirent l’essentiel de leurs revenus d’actifs financiers protégés par l’État, de celui des gens ordinaires, qui dépendent de salaires faibles et précaires. Un tel régime offre des protections permanentes à ceux qui ont des revenus élevés qui proviennent d’actifs financiers». (Hocus Pocus?: Debating the Age of Magic Money) [Abracadabra?: Débat sur l’époque de l’argent qui apparaît magiquement]

L’élite dirigeante américaine sait que, quoi qu’il arrive, le gouvernement et la Réserve fédérale veilleront à ce qu’il n’y ait pas de réduction de la valeur des actions. Mais un autre facteur est à l’œuvre. C’est un secret de polichinelle de la politique américaine que l’augmentation de l’espérance de vie ait été identifiée au cours des deux dernières décennies comme un problème majeur.

En 2020, année au cours de laquelle 373.000 Américains sont morts de la COVID-19, l’espérance de vie américaine à la naissance a diminué de 1,8 an, passant de 78,8 ans à 77,0 ans, selon les données fédérales sur la mortalité publiées le mois dernier. Rien qu’en 2020, la pandémie de COVID-19 a éliminé la totalité de l’augmentation de l’espérance de vie américaine depuis 1995, c’est-à-dire tous les progrès réalisés au cours d’un quart de siècle.

La réduction de l’espérance de vie entraîne des changements démographiques importants, la part de la population en âge de travailler augmentant par rapport à celle des personnes âgées. Soixante-quinze pour cent des personnes décédées ont dépassé l’âge de la retraite (65 ans) et 93 pour cent avaient plus de 50 ans.

Du point de vue de certaines sections de la classe dirigeante, il y a une «lueur d’espoir» dans cette mortalité massive. Depuis des décennies, les stratèges économiques, militaires et politiques s’inquiètent du fait qu’avec le départ à la retraite des «baby-boomers», l’équilibre entre la population en âge de travailler, qui génère de la plus-value, et les retraités, qui n’en génèrent pas, se modifierait, réduisant ainsi les profits. Cela a suscité des demandes de réduction des procédures médicales «coûteuses» et la réduction des systèmes de soins de santé Medicare et Medicaid.

Anthony Cordesman, du centre de réflexion du Washington Center for Strategic and International Studies (CSIS) a écrit un document en 2013 qui présentait la longévité croissante des Américains ordinaires comme un problème stratégique majeur pour le capitalisme américain.

«Les États-Unis ne font face à aucune menace étrangère aussi grave que leur incapacité à venir à bout de… l’augmentation du coût des dépenses fédérales liées aux droits», écrivait Cordesman. Il a affirmé que la crise de la dette était alimentée «presque exclusivement par l’augmentation des dépenses fédérales dans les principaux programmes de soins de santé, la sécurité sociale et le coût des intérêts nets sur la dette».

Un essai d’octobre 2020 de Michael Beckley dans Foreign Affairs a souligné l’immense rôle que joue la démographie dans la stratégie impérialiste américaine. «La Russie et la Chine seront bientôt confrontées à des choix sévères entre l’achat de fusils pour leurs armées et l’achat de cannes pour leurs populations âgées en plein essor», écrit-il, «et l’histoire suggère qu’elles donneront la priorité à la seconde pour éviter les troubles intérieurs».

L’implication de cet argument est que les États-Unis peuvent assurer leur place dans l’ordre mondial en donnant la priorité à «l’achat de fusils» sur «l’achat de cannes». Beckley laisse entendre que les préoccupations relatives aux «troubles intérieurs» n’auront pas un impact similaire sur les efforts de la classe dirigeante américaine pour réduire les dépenses de santé.

Ezekiel J. Emanuel a publié un article en 2014 soutenant que la «société» «s’en sortira mieux si la nature suit son cours rapidement et promptement».

L’effort de populariser la réduction de l’espérance de vie s’illustre dans l’essai publié en 2014 par le Dr Ezekiel Emanuel dans The Atlantic, intitulé «Pourquoi j’espère mourir à 75 ans», qui soutient que «la société… s’en sortira mieux si la nature suit son cours rapidement et promptement.» Emanuel a été l’un des principaux architectes de la loi sur les soins abordables du gouvernement Obama.

Ces deux éléments ont dicté la réponse de l’«immunité collective» à la pandémie. D’une part, l’ordre capitaliste massivement surendetté n’acceptera aucune réduction du flux de la plus-value extraite de la classe ouvrière. D’autre part, la réduction de l’espérance de vie signifiera une nouvelle expansion de la part des ressources sociales destinées au profit.

Pour ces raisons, le capitalisme préfère que la pandémie continue. La COVID-19 doit devenir endémique, circulant perpétuellement dans la population et tuant ceux – principalement les personnes âgées, mais aussi les malades chroniques de tous âges – qui ne produisent pas assez de profit pour justifier leur existence.

Une réponse fondamentale à la pandémie et à la maladie consiste à identifier et à éliminer la source de l’infection. Dans le cas de la pandémie, la cause immédiate est le virus COVID-19. Mais la cause sociale plus profonde est l’ordre social et économique capitaliste, qui s’avère être la plus grande menace pour la sécurité et le bien-être du public. Son abolition et la fermeture de Wall Street sont des questions vitales de santé publique.

(Article paru en anglais le 5 janvier 2022)

Loading