Hany Abu-Assad est un cinéaste palestino-néerlandais, né à Nazareth en 1961. Il a réalisé de nombreux longs métrages, documentaires et courts métrages. Abu-Assad s'est fait connaître au niveau international avec Le mariage de Rana, projeté au Festival international du film de Toronto en 2003. Son film Paradise Now (2005), qui raconte l'histoire de deux candidats à l'attentat-suicide, a été sélectionné pour l'Oscar du meilleur film en langue étrangère et a remporté un Golden Globe dans la même catégorie.
L'une de ses œuvres les plus abouties est Omar, un film de 2013 sur un jeune boulanger palestinien (Adam Bakri) qui se retrouve impliqué dans des affaires politiques et morales complexes. Le film a remporté le prix spécial du jury au Festival de Cannes, a été présenté au Festival international du film de Toronto et a également été nommé comme meilleur film en langue étrangère aux Oscars.
Nous avons dit dans notre critique d'Omar en septembre 2013 :
Tourné en Israël et en Cisjordanie (Nazareth, Bisan et Naplouse) pendant huit semaines, le film d'Abu-Assad porte toutes les marques de la vérité. Il est tendu, honnête et magnifiquement interprété. Les scènes où Omar est poursuivi dans les rues, les maisons et sur les toits sont à la fois excitantes et effrayantes. L'affection qu'il porte à Nadia et celle qu'elle lui porte sont convaincantes. La première fois que Lubany sourit de son sourire béant, nous sommes avec elle.
Le film met en évidence les conditions personnelles et sociales quasi impossibles dans lesquelles vivent les Palestiniens sous le régime israélien. Comme l'a expliqué le réalisateur lors de notre entretien, sous l'effet des pressions intenses, les amitiés et les relations peuvent changer, se détériorer et se transformer en leur contraire. Omar fait revivre cette situation tragique dans des détails intimes et concrets.
Nous avions également interviewé le réalisateur à l'époque.
Abu-Assad a également réalisé le documentaire Ford Transit (2003) ; Le chanteur de Gaza (2015), sur Mohammad Assaf, un chanteur de mariage de 20 ans originaire d'un camp de réfugiés de Gaza qui a remporté la deuxième saison d'Arab Idol, la version moyen-orientale du concours de talents américain ; La montagne entre nous (2017), avec Idris Elba et Kate Winslet ; et, plus récemment, Le piège de Huda (2021).
Nous nous sommes récemment entretenus lors d'un appel vidéo.
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David Walsh : Nous parlons au milieu d'événements terribles et tragiques. Quelle est votre réaction émotionnelle, intellectuelle et artistique à la situation à Gaza ?
Hany Abu-Assad : Sur le plan émotionnel, bien sûr, je suis toujours troublé par les êtres humains qui souffrent. Pas seulement en Palestine ou en Israël. Je le ressens quand l'Afrique souffre, quand l'Ukraine souffre, quand la Russie souffre. Aux États-Unis aussi, des gens souffrent. Moins que l'Afrique, par exemple, mais ils souffrent aussi. Il y a tellement d'injustice.
Sur le plan émotionnel, je suis donc en colère parce que nous vivons encore dans un système qui ne protège pas les faibles. Nous vivons toujours, en d'autres termes, dans la jungle, où les plus forts décident de nos vies, et lorsqu'ils décident de nous tuer, de nous affamer, de nous donner moins d'argent, ou de détruire nos soins de santé, ils le font, et nous devons l'avaler. Je suis très en colère.
Rationnellement, je suis optimiste. J'ai le sentiment que partout dans le monde, la plupart des gens réalisent qu'il est nécessaire de changer véritablement la société. Pas un changement cosmétique. Tout le système est corrompu, injuste, pourri.
Rationnellement, le plus grand problème dans nos vies est le climat, la destruction de l'environnement, de la nature, qui est si nécessaire à notre survie.
Le deuxième problème est le complexe militaro-industriel. Des sommes colossales sont consacrées à l'armement. Des sommes incroyables. Des sommes invraisemblables. Parce que certaines personnes peuvent en tirer beaucoup d'argent. Ce n'est pas une raison pour fabriquer des armes qui peuvent détruire la planète peut-être mille fois.
Nous avons donc besoin d'un changement complet. Je reconnais que ce changement est en train de se produire, en partie à cause de Gaza. Gaza est un cas tellement clair. La situation n'est pas confuse.
Soixante-dix pour cent des habitants de Gaza sont des réfugiés des régions avoisinantes. Ces personnes, ou leurs parents ou grands-parents, ont été forcées de quitter d'autres endroits et de vivre dans ce petit espace. Ils en ont d'abord fait un gigantesque camp de réfugiés, puis un camp de concentration. Pourquoi un camp de concentration ? Lorsque vous entourez 2 millions de personnes, que vous contrôlez tout ce qui concerne leur vie et que vous pouvez les bombarder quand vous le souhaitez, c'est un camp de concentration. D'autres disent que c'est une « prison à ciel ouvert », mais je pense que c'est pire que cela.
La plupart des habitants de Gaza sont des réfugiés et ils veulent des solutions à leurs problèmes, qui durent depuis 75 ans. Ils ont vécu 20 ans dans cette prison particulière, ou camp de concentration. Soixante-dix pour cent de la population a moins de 16 ans, ce sont donc des innocents, des enfants.
Et pourtant, le gouvernement des États-Unis et le gouvernement d'Israël nient ce qui est un cas évident de génocide. Nier ce fait, c'est comme nier l'Holocauste. Il y a tellement de preuves de cela. Lorsque vous niez qu'il s'agit d'un génocide, comme ces gouvernements, il devient évident que vous êtes corrompus et réactionnaires. Il n'y a pas d'autres mots pour cela.
Sur l'Ukraine, par exemple, il y a eu des divisions. Les gens pouvaient voir différents aspects de la question, qui est compliquée. Et personne ne fait confiance au gouvernement américain.
Sur Gaza, il n'y a pratiquement pas de division. Soixante pour cent des Américains sont favorables au cessez-le-feu. Parmi les jeunes, ce chiffre est beaucoup plus élevé. Vingt pour cent veulent que la guerre continue, 20 % ne savent pas quoi penser. C'est aux États-Unis que la propagande est la plus forte.
Il n'y a jamais eu autant de solidarité aux États-Unis sur une même question.
Il s'agit donc d'un cas clair. Et tout comme la chute de la Bastille lors de la Révolution française de 1789 [...] Gaza est la Bastille de notre époque. Oui, il y aura beaucoup de sang, mais la Bastille est en train de tomber et après cela, beaucoup de choses vont changer.
Par ailleurs, l'administration américaine actuelle est tellement stupide. Je suis désolé, mais elle est tellement stupide. Et le gouvernement israélien est encore plus stupide. Dangereux, mais stupide. C'est exactement comme ce qui s'est passé en France en 1789. Le changement arrive. Et nous allons voir un meilleur système, un meilleur monde, c'est certain. Jean-Jacques Rousseau, avant la Bastille, avait déjà cette vision. Nous avons donc besoin d'un nouveau Jean-Jacques Rousseau. Pour trouver le type de système dans lequel nous devrions vivre, afin d'avoir un monde plus juste.
C'est mon sentiment intellectuel, je suis optimiste. D'un point de vue artistique, ce que je peux faire, c'est encourager les gens à commencer à réfléchir au type de système que nous voulons pour l'avenir. Car le système actuel ne fonctionne pas du tout. Je ferai des films pour encourager la réflexion. Je n'ai pas les réponses, je ne suis pas un philosophe, je suis un artiste.
DW : Êtes-vous en contact avec des habitants de Gaza ?
HAA : Oui, oui. J'ai réalisé un film à Gaza, Le chanteur de Gaza. Le jeune garçon du film, qui avait 10 ans à l'époque, a vu toute sa famille tuée récemment. Son grand-père, sa grand-mère, ses tantes, ses oncles, ses cousins [...] Il s'est échappé il y a un an, il a presque 20 ans maintenant. Il étudie à Londres, mais il a perdu 52 membres de sa famille à Gaza, dans un seul bombardement israélien. Un autre garçon du film a perdu sa maison, il vit dans une tente. Avec un autre réalisateur, nous essayons d'aider les gens, en leur envoyant de la nourriture et des vêtements. Même cela est très difficile. Le siège est total. Ce qui se passe est un acte criminel.
J'ai tourné Le chanteur de Gaza en partie à Gaza, je connais donc beaucoup de gens là-bas. Chaque jour, ils appellent à l’aide. Je vis confortablement, mais quand vous entendez ces gens crier à l'aide... D'un autre côté, ce sont des gens incroyablement courageux. Et ils n'ont pas perdu leur humanité dans tout cela. Vous vous souvenez de l'ouragan Katrina en 2005 à la Nouvelle-Orléans ? L'humanité a échoué en partie lorsque le système s'est effondré. Les gens ont commencé à se tirer dessus, à se voler les uns les autres. Il n'en est pas question à Gaza. La plupart des gens sont solidaires les uns des autres. C'est un exemple incroyable d'humanité. En ces temps sombres, il faut garder son humanité, c'est le seul moyen de survivre.
DW : Quelle a été l'expérience de votre famille en 1948 et après ?
HAA : Une partie de ma famille s'est enfuie en Syrie, au Liban et en Jordanie. Ma famille immédiate, mon père et ma mère, s’est réfugiée dans une église à Nazareth. Dieu merci, les Israéliens n'ont pas osé entrer dans l'église. Je suis né à Nazareth, comme eux.
Ils ont perdu beaucoup de terres, mais pas leur maison.
DW : Comment était-ce de grandir à Nazareth ?
HAA : J'ai beaucoup aimé. Il y avait un cinéma et une seule rue. Une vie très sociale, très active. Beaucoup d'enfants qui jouaient. Nous faisions tout ensemble. Maintenant, les enfants, à Nazareth aussi, sont tous occupés avec leurs iPhones. Je me sens un peu mal pour eux. Nous étions toujours dehors, en train de jouer. Je suppose que la nouvelle génération est occupée à sa manière, une manière différente, à créer du contenu. Physiquement, nous étions attachés les uns aux autres.
J'ai réalisé très jeune que nous étions sous occupation. L'armée israélienne envahissait notre maison pendant que nous dormions, à la recherche d'armes que nous n'avions pas. Ils me réveillaient en pensant que mon père avait caché des armes sous le matelas. J'ai compris que ce n'était pas normal. Je suis allé en Europe, pour y étudier, et j'ai donc l'impression de m'être échappé très tôt de cette prison. Mon expérience de l'occupation s'est résumée à deux interrogatoires, ça n’a pas été aussi lourd que pour d'autres personnes.
J'ai étudié l'ingénierie aéronautique et j'ai travaillé pendant deux ans en tant qu'ingénieur.
DW : Comment êtes-vous devenu cinéaste ?
HAA : En fait, j'ai rencontré par hasard un cinéaste de Gaza, Rashid Masharawi, et je suis devenu son assistant. Il m'a appris à faire des films. C'est ironique que ce soit quelqu'un de Gaza qui me l'ait appris. Je suis tombé en amour.
J'ai toujours voulu être cinéaste, car lorsque je regardais des films à Nazareth, au cinéma – nous n'avions pas de télévision à l'époque, ma première expérience avec les médias audiovisuels s'est faite au cinéma – j'ai été immédiatement fasciné. Plus tard, lorsque j'ai vu Vol au-dessus d'un nid de coucou, j'ai réalisé qu'il s'agissait d'un message inspirant. Vous vous battez pour le changement, et même si vous mourez, votre esprit vivra pour toujours. Ce message était si fort qu'en cas d'injustice, il faut se battre pour le changement, quoi qu'il arrive. J'ai eu envie de faire ce genre de film, pour inspirer les gens, non pas à mourir, mais à se battre contre l'injustice.
DW : Quel genre de films avez-vous vus à Nazareth pendant votre enfance ?
HAA : Quand j'étais jeune, je regardais des films égyptiens, des films indiens de Bollywood ou des films turcs. Et quelques films hollywoodiens. Le premier que j'ai vu était un western de Sam Peckinpah.
DW : Revenons à la situation actuelle. Il y a certainement des raisons d'être optimiste, les manifestations de masse pour Gaza ont été parmi les plus importantes et les plus diversifiées de l'histoire. Mais d'un autre côté, nous ne voulons pas sous-estimer la barbarie. Pour les capitalistes, il n'y a plus de « lignes rouges ». Le génocide est désormais une politique d'État.
HAA : Mais ils sont en train de perdre. L'exemple le plus extrême est l'Allemagne nazie. Ils ont perdu. De nos jours, il n'y a aucune chance que le nazisme ou le fascisme triomphe. C'est comme un cancer, et il ne survivra pas. Il est autodestructeur.
DW : Il y a beaucoup de travail à faire. Les gens sont très hostiles à Israël et aux États-Unis, mais il n'y a pas de clarté sur la source du problème et sur ce qu'il faut faire.
HAA : Des protestations de masse, des boycotts, faire mal à leurs poches. La seule chose qui intéresse les gens au pouvoir en Occident, c'est leur portefeuille.
DW : Le meurtre d'artistes, de journalistes, de poètes, d'intellectuels par les Israéliens est souvent très délibéré, des personnes qui pourraient être témoins de ces crimes.
HAA : C'est un cas évident de fascisme, mais je me demande toujours si cela fonctionne. Ils punissent les gens en Europe ou en Amérique pour dire la vérité sur Gaza, ou ce qu'ils croient être la vérité. Pourquoi punit-on les gens pour cela ? Ils veulent un cessez-le-feu, ou ils pensent qu'il s'agit d'un génocide.
Mais gagnent-ils à tuer des artistes, des enfants ou des femmes ? Plus ils agissent de la sorte, plus ils perdent le soutien de la population. Ils ne voient pas qu'ils creusent leur propre tombe.
Ils ne vivent pas dans le contexte du monde, avec des gens ordinaires, ils vivent dans leur bulle, et ils pensent qu'avec toutes leurs armes, ils peuvent s'en tirer avec leurs crimes.
DW : Vous avez eu une certaine expérience avec le monde du cinéma commercial, avec Hollywood, en remportant un Golden Globe et en recevant deux nominations aux Oscars, comment a été l’expérience ?
HAA : C'était une autre époque. Aujourd'hui, les autorités sont beaucoup plus agressives à l'égard de toute forme d'opposition. Ils punissent les gens plus durement. Dans mon cas, ils m'ont prévenu que si je ne me taisais pas, ils allaient mettre fin à ma carrière. C'était une menace. Disons que c'était une menace voilée. « Nous allons vous rendre célèbre et riche, mais vous devez cesser de critiquer Israël... bla, bla, bla ».
DW : Cela s'est réellement produit ?
HAA : Oui, oui. Cela est venu de tous les côtés, mais indirectement. Celui qui vient vous dire cela le fait en tant qu'« ami ». Il dit, voici ce que d'autres personnes me disent. Ils ont dit à mon agent, par exemple. « S'il n'arrête pas, on sait ce qu'il faut faire. »
J'ai fait de mon mieux dans le cinéma commercial. Je ne crois pas que l'on puisse contrôler 100 % d'une chose. Tout le monde à Hollywood n'est pas sioniste, ou un stupide belliciste.
DW : En 2013, vous m'avez dit : « Le capitalisme devient de plus en plus agressif. Ils contrôlent les opinions, y compris les opinions sur l'art – qui est acceptable et qui ne l’est pas. C'est le cas même dans le cinéma alternatif [...] Le capitalisme a même commencé à contrôler ces marges. » Comment la situation se présente-t-elle aujourd'hui ?
HAA : Pas mal – j'avais raison, hein ? Je pense que c'est pire à bien des égards, mais je suis optimiste, parce qu'il y a une distribution alternative, un cinéma alternatif pour lequel je suis optimiste. Malgré tout leur contrôle, il y a une opposition, comme les acteurs qui ont lu l'acte d'accusation de génocide sud-africain contre Israël, que 15 millions de personnes ont regardé. Si vous m'aviez dit il y a dix ans qu'une telle chose pouvait arriver, je vous aurais dit que vous étiez fou.
DW : Travaillez-vous sur un film en ce moment, essayez-vous de faire un film ?
HAA : J'essaie d'écrire, mais je suis préoccupé par ce qui se passe à Gaza, par les préoccupations humanitaires. Avec un autre cinéaste, nous essayons d'ouvrir une cuisine à Gaza, où nous pourrons nourrir les gens. J'essaie d'encourager les gens là-bas, en parlant à beaucoup de monde. J'essaie de travailler, mais c'est difficile.
Je vous remercie de m'avoir donné l'occasion de m'exprimer. J'apprécie votre travail courageux.
DW : Comme vous, nous sommes convaincus que si nous nous battons, le changement viendra.
(Article paru en anglais le 25 janvier 2024)