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Forum social européen: la LCR essaie de placer l'opposition populaire sous le contrôle de la gauche officielle

Par Chris Marsden et Peter Schwarz
Le 17 novembre 2003

Plus de quarante mille délégués se sont rassemblés entre le 12 et le 15 novembre à Paris dans le cadre du second Forum social européen (FSE). La majorité d'entre eux étaient des adolescents ou des jeunes dans leur vingtaine, mais il y avait aussi des vétérans des mouvements protestataires des années 1960 et 1970.

La présence dans une réunion qui dura quatre jours d'un si grand nombre de participants déclarant leur opposition au programme capitaliste du néo-libéralisme, donne une idée des profonds changements politiques qui sont en train de s'effectuer dans toute l'Europe. Le premier Forum social européen s'est tenu à Florence l'année dernière et fut marqué par les protestations contre la guerre en Iraq. Mais la confusion y était grande du fait de la position en apparence ambiguë prise par les vieux partis sociaux-démocrates et staliniens vis-à-vis de cette guerre. Si le gouvernement travailliste de Tony Blair était le principal allié de l'administration Bush, la plupart des partis de la gauche officielle ­ et parmi eux des gouvernements comme celui de Gerhard Schröder en Allemagne ­ affichaient publiquement une opposition au militarisme américain.

Aujourd'hui la situation a énormément changé. La gauche officielle européenne fait de grands efforts pour remettre en état les relations avec Washington, allant jusqu'à soutenir l'occupation de l'Iraq aux Nations unies. Cela fut accompagné, là où ils sont au pouvoir, d'une offensive contre les acquis sociaux de la classe ouvrière, ou de l'étouffement de toute opposition là où ces attaques venaient de gouvernements conservateurs.

Le nombre d'adhérents et le soutien électoral des anciens partis réformistes sont par conséquent en chute libre. En France, le soutien pour le gouvernement de droite de Jean-Pierre Raffarin baisse constamment sans que pour autant le Parti socialiste (PS) et ses alliés de la « Gauche plurielle » ne voient croître leur nombre de voix aux élections.

C'est ce changement de situation qui constitue le contexte des débats qui viennent d'avoir lieu à Paris. Les délégués participèrent à 300 meetings, la plupart dans des salles combles, à écouter attentivement des discours pendant trois heures d'affilée. L'auditoire était composé en majorité de jeunes qui firent leur première expérience dans les manifestations de masse contre la guerre en Iraq ou lors des protestations anticapitalistes contre l'exploitation des nations opprimées par les puissances impérialistes et les sociétés transnationales. Cette expérience a rendu un grand nombre d'entre eux très hostiles non seulement à la droite néo-libérale qui jusque-là avait été la bête noire du mouvement pour une « globalisation alternative », mais également aux sociaux-démocrates qui ont adopté le programme des idéologues du « libre-marché».

Cette évolution a jeté les groupes qui dirigent le FSE dans le désarroi. Certains, comme le groupe français Attac, concevaient ce Forum comme un amalgame entre un think tank de gauche et un groupe de pression ayant pour but de convaincre les sociaux-démocrates européens de réintroduire certaines formes de réglementation pour pallier aux excès les plus nocifs de l'économie de marché.

Attac, qui fut fondé sous les auspices du Monde Diplomatique, entretient des rapports étroits avec le Parti socialiste français et s'oppose à toute remise en question de l'influence du PS dans la classe ouvrière. Ce groupe considérait le FSE comme un instrument idéal pour réaliser son projet politique, n'avait-il pas démarré comme une dépendance du World Social Forum (WSF) qui se réunissait pour la première fois au Brésil en janvier 2001, sous l'égide du Parti des travailleurs (PT) brésilien.

Les objectifs du Parti des travailleurs sont complémentaires de ceux d'Attac et d'un certain nombre d'organisations non gouvernementales désirant se donner plus de poids dans leurs négociations internationales et qui, pour ce faire, tendent la main à la protestation anticapitaliste qui s'est développée en opposition à l'impact de la politique de restructuration du Fonds monétaire international (FMI) sur les pays pauvres.

Les protestations qui commencèrent à Seattle en 1999 contre l'Organisation mondiale du commerce (OMC) étaient des manifestations avancées de l'opposition sociale bien plus vaste qui est en train de se développer dans le monde entier à l'encontre du capitalisme. Mais la dernière chose que les dirigeants du WSF et du FSE désirent est que ce mouvement social échappe au contrôle des anciens partis et des gouvernements avec lesquels ils ont tenté de nouer des relations.

Dans ce but, les dirigeants du WSF ont élaboré une « déclaration de principe » qui interdit aux partis politiques et aux organisations militaires de participer au forum. Ils ont mis à profit le dégoût et l'aliénation ressentie par beaucoup à l'égard des vieux partis pour justifier une attitude selon laquelle le WSF et le FSE devraient être « au-dessus de la politique » qui, de par nature, est censée être corrompue. Cette interdiction fut justifiée par la restriction du pouvoir au sein du Forum au seul « mouvement social ».

Ceci ne fut jamais plus qu'une fiction commode permettant à la direction du WSF et du FSE, qui n'était pas élue et qui n'avait de comptes à rendre à personne, de dominer politiquement le mouvement et de le canaliser dans des voies inoffensives.

Le FSE devint un centre d'attraction pour un certain nombre de groupes de la petite bourgeoisie radicale, tels que la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), qui se dit trotskiste et le Socialist Workers Party (SWP) de Grande-Bretagne. Tous deux se conformèrent bien volontiers à la consigne de « no politics » qui leur permit de participer au FSE par le biais de divers « fronts sociaux» et de bénéficier de son soutien sans entrer en conflit avec les vieilles directions bureaucratiques du mouvement ouvrier sur lesquelles ils s'étaient toujours orientés.

Le maintien de cet arrangement politique s'avéra difficile à Paris du fait qu'un nombre croissant d'ouvriers, ainsi que ceux qui sont actifs au sein du FSE se rendent compte de la nécessité de construire une direction qui constitue une alternative aux vieilles directions ouvrières dégénérées.

Juste avant la tenue du Forum, la LCR a signé un pacte avec Lutte ouvrière (LO) pour une candidature unique aux élections européennes et régionales qui doivent se dérouler en France en 2004. Leurs candidats s'opposeront à ceux du PS, des Verts et du Parti communiste français (PCF).

Selon un schéma similaire, le SWP a conclu en Grande-Bretagne une alliance avec d'autres groupes radicaux, sous le nom de Socialist Alliance, en présentant des candidats communs contre le Parti travailliste et en prônant la création d'un « Parti antiguerre » ayant à sa tête le parlementaire George Galloway qui vient d'être exclu du Parti travailliste.

Mais, même si malgré eux, ils ont dû prendre leurs distances avec le soutien accordé antérieurement aux sociaux-démocrates, la LCR, le SWP et compagnie n'ont aucune intention de mobiliser les travailleurs politiquement contre les vieux partis sur la base d'un programme socialiste. Leur but est de combler le vide politique qui s'est ouvert à gauche suite au brusque mouvement à droite des sociaux-démocrates et des staliniens, à l'aide d'un parti protestataire fourre-tout qui ne s'engage qu'à un programme minimum de réformes mais qui tendent les bras aux vieilles organisations au nom de l' « unité à gauche ». Ce faisant, ils espèrent pouvoir continuer à étouffer et à discipliner l'opposition au sein de la classe ouvrière, tout en renforçant leur position dans leur maquignonnage avec les vieilles bureaucraties ouvrières, en particulier celles des syndicats.

Le PS et les staliniens sont eux aussi représentés au sein du FSE et s'opposent, avec Attac et d'autres organisations non-gouvernementales, à toute expression ­ ne serait-ce que purement organisationnelle - d'indépendance. Ils sont actuellement forcés d'accepter le fait que l'interdit politique n'est guère tenable à la longue, mais ils refusent avec véhémence que le FSE déclare son opposition aux sociaux-démocrates ou aux gouvernements en général, même si ceux-ci sont ouvertement de droite.

Dans un livre publié récemment, le fondateur d'Attac, Bernard Cassen, dénonçait avec amertume ceux qui, au sein du Forum, essaient d'ancrer le mouvement « à l'extrême-gauche », hors donc du cadre des partis traditionnels, du gouvernement et des institutions.

Les manoeuvres politiques qui découlent de ces positions se sont déroulées à Paris au vu et au su de tous au cours de deux meetings consacrés à discuter du rapport entre le mouvement social et citoyen et les partis politiques.

Le leader de Rifondazione Communista (RC), Fausto Bertinotti, fut l'orateur le plus en vue du premier meeting, et son parti fut cité en exemple par Alex Callinicos, du SWP britannique, comme le type de parti qui doit être créé partout. Cela en dit long sur le caractère sans principes des manuvres politiques des groupes de la petite bourgeoisie radicale, tels la LCR et le SWP au sein du FSE.

Ce qui rend RC attrayant à leurs yeux c'est le fait que ce parti soit sorti de l'éclatement du Parti communiste italien. Il continue de prôner un programme tout à fait réformiste, mais a reconnu que pour se donner une quelconque crédibilité, il doit pour la forme se distancer de son héritage stalinien. Ce qu'il fit en ouvrant ses portes à un certain nombre de groupes de gauche se prétendant trotskistes. Livio Maitan, qui partage les mêmes idées que la LCR, est depuis des années dans le comité central de RC et joue le rôle de conseiller de Bertinotti.

Les groupes radicaux présentent RC comme la preuve que les partis soi-disant de gauche de la vieille bureaucratie ouvrière peuvent encore constituer une alternative politique à la droite. Mais en dépit de sa démagogie de gauche, RC a fonctionné pendant plus d'une décennie comme le principal soutien politique des sociaux-démocrates italiens. En de nombreuses occasions dans les années 1990, la coalition gouvernementale de l' « Olivier » ne survécut que grâce au soutien de Rifondazione. Ce furent les attaques contre la classe ouvrière, imposées par le centre-gauche et avec la complicité de RC, qui préparèrent le terrain pour la victoire de Forza Italia, le parti de Berlusconi.

Etaient également invités comme orateurs au premier meeting de Paris, Kader Arif du Parti socialiste et Noël Mamère des Verts. Tous deux essayèrent de transformer l'autorisation aux partis politiques d'être présents en une amnistie générale. Ils se présentèrent comme faisant partie de la grande famille de la Gauche et firent comme s'il leur suffisait de reconnaître quelques erreurs pour se voir assurer du soutien du FSE à l'avenir.

Les choses devinrent encore plus évidentes le lendemain soir lors de la continuation de ce meeting où l'on put voir les radicaux s'efforcer de réhabiliter les sociaux-démocrates, les Verts et les staliniens au lieu de les mettre au défi.

Le candidat de la LCR à l'élection présidentielle de mai 2002, Olivier Besancenot, était assis, entre autres, à la tribune avec Elio di Rupo du Parti socialiste belge et Marie-George Buffet, la secrétaire nationale du Parti communiste français. Buffet est à la tête d'un parti qui s'est vu lourdement discrédité par les années passées à soutenir le gouvernement du PS et dont le soutien à l'élection présidentielle de 2002 a chuté à moins de cinq pour cent, son niveau le plus bas de l'après-guerre ; ce qui représente moins de la moitié des voix obtenues par les partis de la soi-disant extrême gauche, la LCR, LO et le Parti des travailleurs (PT).

Au second tour de cette élection, Besancenot appela à voter pour Jacques Chirac, se joignant à la ruée des partis de la gauche officielle ­ le Parti socialiste, le Parti communiste et les Verts ­ pour soutenir le leader du bloc conservateur, candidat sur lequel s'était mis d'accord l'establishment bourgeois français. On justifia cette campagne de la « Gauche » en faveur de Chirac par le fait que l'adversaire de Chirac au second tour était Jean-Marie Le Pen, le dirigeant du parti fasciste Front national.

Au meeting de Paris, Besancenot prononça une allocution démagogique qui tenait du discours électoral, mais dit fort peu de choses contre le gouvernement de la Gauche plurielle, le prédécesseur du gouvernement Raffarin, et pas un mot contre le PCF. Dans leurs discours, Di Rupo et Buffet parlèrent à nouveau des « erreurs » commises dans le passé et soulignèrent le besoin « d'unité à gauche ». Tous deux étaient venus avec leur cohorte de supporters qui faisaient la claque, mais une grande partie de l'auditoire était franchement hostile. Il y eut des huées et un certain nombre de membres de l'auditoire prirent la parole pour s'opposer à toutes relations avec les sociaux-démocrates ou le PCF. Dans sa réponse, Besancenot ignora les critiques venues de la salle et mit sa conclusion à profit pour renouveler ses appels à l'unité.

La LCR a durant des années recherché les faveurs du PCF et il existe au sein du parti stalinien une faction qui préconise une fusion entre les deux groupes sur le modèle de Rifondazione en Italie. Il y a à peine un mois, le 15 octobre, une réunion commune eut lieu entre la LCR et le PCF pour discuter une campagne unitaire pour un referendum contre la nouvelle constitution européenne. La LCR publia une déclaration réaffirmant son désir de « continuer le débat public à tous les niveaux » entre les deux organisations.

Le rôle opportuniste du FSE fut exprimé non seulement par ce qui se passa lors du rassemblement même, mais encore par le souci continuel du PS et du gaulliste Chirac, le président francais, de s'assurer les faveurs du FSE.

Un vieux proverbe dit que celui qui paye pour la chanson en dicte aussi l'air et les paroles et c'est ainsi que fut faite dans les coulisses la « Realpolitik ». La municipalité de Paris mis gratuitement à la disposition du FSE de nombreux équipements et le maire PS Bertrand Delanoë ouvrit les quatre journées de débats en lançant un avertissement amical aux délégués leur disant qu'il fallait être utopiques, mais qu'il fallait arriver à « des résultats concrets », en ajoutant qu'il fallait savoir qui était l'ennemi. « Si nous sommes incapables de nous rassembler, la globalisation libérale (c'est-à-dire le « libre-marché» capitaliste - ndlr) aura un grand avenir ».

Le jour de l'ouverture du FSE, l'ancien ministre de l'économie PS et possible candidat à l'élection présidentielle de 2007, Laurent Fabius, prit le petit déjeuner avec José Bové, le leader paysan.

Geste bien révélateur, Chirac mit 500.000 Euros à la disposition du FSE pour l'aider à se financer. Ses efforts pour jeter des ponts en direction du mouvement global alternatif lui fit dépêcher au Forum son envoyé spécial, Jérôme Bonnafont, afin de suivre les opérations.

Les relations entretenues par Chirac avec ce mouvement n'ont rien de neuf. Cet été, il fit l'éloge du « contre-sommet » d'Evian opposé à celui des principales nations industrialisées (le G8) et invita au palais de l'Elysée les organisations non-gouvernementales qui l'organisèrent. Il se servit de ces organisations pour fournir une couverture idéologique à l'impérialisme français dans son conflit avec les Etats-Unis, en particulier en Afrique.