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Les bases historiques du socialisme

Allocution de Nick Beams lors d'un meeting électoral du SEP en Australie

Le 5 octobre 2004

Au cours d'une campagne électorale, on rencontre souvent des gens qui sont d'accord avec beaucoup de nos déclarations mais qui se braquent quand il s'agit du socialisme. La réaction typique est de dire : « C'est peut-être une bonne idée, mais ça ne peut pas marcher ». Dans le but de répondre à de telles conceptions, j'aimerais examiner la question du socialisme par rapport au développement du processus historique lui-même.

Il y a 15 ans, à l'été 1989, à la veille de l'effondrement des régimes staliniens en Europe de l'Est et en Union soviétique, Francis Fukuyama, universitaire américain, causa une sorte de sensation politique. Il publia un article qui suggérait que l'histoire, entendue comme l'évolution des formes de l'économie et de la société adoptées par l'homme, était parvenue à sa fin avec le triomphe de la démocratie libérale.

Le système de gouvernement représentatif, basé sur le libre marché capitaliste, insistait-il, a établi sa suprématie sur toutes les idéologies rivales telles que la monarchie héréditaire, le fascisme et, dans la période la plus récente, le communisme. Plus que cela, la démocratie libérale constitue en fait « le point final de l'évolution idéologique de l'humanité » et « la forme finale de gouvernement ». Ainsi elle signifiait « la fin de l'histoire ». Les formes plus anciennes de gouvernement se caractérisaient par des imperfections et des irrationalités, ce qui conduisit à leur disparition définitive. Mais la démocratie libérale elle, « est restée exempte, pourrait-on dire, de telles contradictions internes ».

Fukuyama ne voulait pas dire que les démocraties libérales contemporaines ne connaissaient aucun problème. Il y avait, maintenait-il, de graves problèmes d'injustice et d'inégalité sociale. Cependant, ceux-ci ne découlaient pas de points faibles inhérents aux principes sur lesquels ces sociétés sont bâties mais plutôt d'une mise en oeuvre incomplète de ces principes. De même, l'histoire n'était pas finie en ce sens que des événements, en particulier les plus marquants et les plus graves, n'auraient plus lieu, mais dans le sens qu'elle ne pouvait plus être comprise comme le processus d'ensemble par lequel la société humaine évolue vers des formes supérieures. La plus grande partie de l'humanité a accepté la démocratie libérale comme le point culminant du processus historique. Il n'y avait rien au-delà.

L'article de Fukuyama atteint une telle notoriété parce qu'il résumait le triomphalisme des classes dirigeantes et de ses porte-parole au moment où s'effondraient les régimes staliniens. Assimilant faussement ces régimes au socialisme et au communisme, ceux-ci affirmaient que le défi socialiste était passé. Après 200 ans d'une âpre lutte, commencée avec la Révolution française, le capitalisme avait finalement gagné.

Dans les années qui suivirent la publication de l'article de Fukuyama, il y eut de nombreuses critiques concernant son affirmation que l'histoire était en quelque sorte finie. Mais, la thèse essentielle en était maintenue: le socialisme n'était plus à l'ordre du jour de l'histoire. Il n'y a dans le système de la soi-disant démocratie représentative ou dans le marché capitaliste qui constitue son fondement économique, aucune contradiction inhérente, rendant nécessaire une nouvelle forme de société. Des problèmes, parfois majeurs, surviennent mais la source de ces problèmes ne réside pas dans le capitalisme et le libre marché mais plutôt dans des facteurs secondaires. En conséquence, l'alternative socialiste au capitalisme, et par-dessus tout le marxisme, avait été finalement repoussée et défaite.

Aujourd'hui, je veux examiner brièvement ces conceptions et montrer comment les problèmes toujours croissants (pour ne pas parler de catastrophes) qui s'abattent actuellement sur le monde ne sont pas les désordres passagers d'un système qui serait par ailleurs en bonne santé, mais ont leur racine dans les fondations mêmes de l'ordre capitaliste. Un tel examen établira, au moins en aperçu, la nécessité d'une perspective socialiste pour le vingt-et-unième siècle. En d'autres termes, le socialisme n'a pas échoué, il n'a pas encore été réalisé. De son sort dépend celui de toute l'humanité.

Dans le Manifeste communiste, Marx expliquait que le programme socialiste n'était pas dérivé des idées de tel ou tel réformateur mais était fondé sur le processus historique lui-même. Les conclusions théoriques des communistes, écrivait-il « ne sont que l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux. »

C'est ainsi que Marx exposa le caractère de loi de la transformation socialiste de la société:

« A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou avec ce qui n'en est que l'expression juridique, c'est-à-dire avec les relations de propriété dans lesquelles elles se situaient. De formes de développement des forces de production qu'ils étaient, ces rapports de production se transforment en entraves. Commence alors une époque de révolution sociale. Avec le changement de fondement économique, c'est toute la vaste superstructure qui, plus ou moins rapidement, se transforme » (Karl Marx, Critique de l'Economie Politique, Préface).

En établissant le caractère objectif, de loi, de la transformation socialiste de la société, Marx ne laissait en aucune manière entendre que cela se produisait en quelque sorte en dehors de l'intermédiaire des êtres humains, ou avait lieu automatiquement. Tout au contraire, insistait-il, il était nécessaire de « distinguer entre le bouleversement matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. » (Ibid)

Que se passe-t-il si ces contradictions ne sont pas comprises et si la classe ouvrière, l'écrasante majorité de la population créée par l'expansion même du capitalisme, n'est pas capable d'avancer son propre programme indépendant? Les contradictions ne disparaîtront pas. Elles deviennent toujours plus malignes et prennent la forme de profondes crises sociales et politiques.

Les contradictions fondamentales du capitalisme

Tout en gardant ces notions à l'esprit, faisons une estimation d'où nous nous dirigeons. Est-ce que l'humanité évolue, à travers confusion et difficulté, vers une société libérale et démocratique et une résolution des graves problèmes auxquels elle est confrontée - l'éruption du militarisme et de la guerre, l'expansion du terrorisme, les guerres et les conflits ethniques, la pauvreté et la croissance de l'inégalité dans le monde, la crise naissante de l'environnement et l'augmentation de l'insécurité économique de la classe ouvrière dans les principaux pays capitalistes, pour n'en citer que quelques-uns? Ou est-ce que ces phénomènes sont l'expression de la crise insoluble de l'ordre économique et politique capitaliste?

Considérons l'invasion et l'occupation de l'Irak de ce point de vue. Tous les mensonges sur la base desquels la guerre fut déclenchée ont été démasqués. Il ne s'agissait pas de parer au danger des armes de destruction massive de Saddam Hussein, ni de faire échouer une menace terroriste imminente, encore moins de débarrasser le monde d'un dictateur et d'établir la démocratie libérale au coeur du Moyen-Orient.

La raison réelle de la guerre était la volonté américaine de dominer le Moyen-Orient et de maîtriser ses ressources. Le changement de régime était un moyen destiné à cette fin, l'établissement d'un régime fantoche par lequel les Etats-Unis pourront exercer leur domination du Moyen-Orient aux dépens de leurs rivaux en Europe et en Asie. En d'autres termes, les puissances européennes étaient l'ennemi, beaucoup plus que Saddam Hussein.

Le conflit entre les Etats-Unis et l'Europe, qui précéda la guerre, et la remarque de Rumsfeld sur la « vieille Europe » en opposition à la « nouvelle Europe » n'étaient pas le fruit du hasard. Avec l'effondrement de l'Union soviétique au début des années 1990, la stratégie sous-jacente des Etats-Unis a été de s'assurer que, dans le monde de l'après Guerre froide, aucune puissance ou groupe de puissances ne puisse atteindre une position permettant de défier l'hégémonie américaine.

Ce n'est pas simplement la doctrine de Bush. C'est la position des tendances dominantes de la classe dirigeante américaine. Bush et Kerry n'ont pas de différence fondamentale sur la guerre. Kerry a voté la résolution du Congrès autorisant la guerre contre l'Irak. Et, même après que tous les mensonges et tromperies aient été exposés, Kerry a dit qu'il le ferait encore, parce que cette résolution avait donné à Bush le genre de pouvoirs qu'un président américain devait avoir. Les divergences entre Bush et Kerry sont purement tactiques. Kerry répète que la conduite de la guerre par Bush a affaibli la position américaine et que lui, Kerry, devrait être président dans le but de renforcer celle-ci.

Dans son discours à l'Université de New-York le 20 septembre, à la veille de la réunion de l'assemblée générale des Nations unies, Kerry expliqua les intérêts réels, matériels, sous-tendant la guerre et la continuation de l'occupation de l'Irak. Son plan n'est pas de mettre fin à l'occupation mais d'y engager les puissances européennes, en compensation de quoi, dans le langage de toute entreprise criminelle, elles recevront une part du gâteau.

« Le président », déclarait-il, « devrait réunir un sommet des principales puissances mondiales et des voisins de l'Irak, cette semaine, à New-York, où beaucoup de leaders assisteront à l'assemblée générale de l'ONU. Il devrait insister pour que ces pays honorent cette résolution. Il devrait permettre à de potentiels donateurs de troupes de jouer un rôle spécifique mais important dans l'entraînement du personnel de sécurité iraquien et en assurant la sécurité des frontières irakiennes. Il devrait intéresser les autres pays à l'avenir de l'Irak en les encourageant à aider au développement de l'industrie pétrolière irakienne et en leur permettant de conclure des contrats au lieu de les laisser en dehors du processus de reconstruction. »

Qu'est-ce qui explique cette éruption de l'impérialisme américain? Ce n'est pas un accident ou une aberration, ou le résultat de la mainmise par un groupe particulier d'idéologues de droite sur la politique étrangère. Elle a sa source dans des processus objectifs au sein des fondations mêmes de l'économie mondiale.

Dans les vingt dernières années, le capitalisme mondial a subit une série de transformations plus profondes et de plus grande portée que jamais dans son histoire. Le développement de la production mondialisée, l'intégration, à travers pays et continents, de tous les aspects du processus de production et l'émergence d'un système financier mondial se trouvent encore une fois en contradiction avec l'Etat-nation comme forme d'organisation politique.

Le capitalisme national a été supplanté par le capitalisme mondial mais il n'existe pas de puissance politique et d'autorité mondiales. La puissance politique de chaque section de la classe capitaliste est dérivée, en dernière analyse, de son propre Etat national. Et pourtant, l'économie mondiale transcende l'Etat national, y compris le plus puissant, les Etats-Unis. Comment cette contradiction entre l'économie mondiale et le système de l'Etat-nation peut-elle être résolue?

Pour la surmonter, les Etats-Unis veulent établir l'hégémonie d'un seul Etat, les Etats-Unis, sur tous les autres, une perspective partagée par toutes les sections de la classe dirigeante américaine. L'histoire nous montre ce qui résulte de cette perspective, car ce n'est pas la première fois que cette contradiction est apparue.

Dans les dernières décennies du vingt-et-unième siècle et les vingt premières années du vingtième, le capitalisme a subi une expansion réellement mondiale, la première phase du processus que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de mondialisation.

De puissantes forces économiques avaient été libérées par la constitution d'Etats nationaux et de marchés unifiés en Europe et en Amérique. Mais elles ne s'arrêtèrent pas aux frontières nationales. Le capitalisme s'étendit sur une échelle véritablement mondiale et, ce faisant, entra en conflit avec les structures de l'Etat-nation au sein desquelles il s'était développé.

Des entreprises géantes remplacèrent les petites firmes, chères à ceux parmi les théoriciens de l'économie, qui cherchaient à présenter la soi-disant « parfaite concurrence » sur le « marché libre » comme la plus haute forme d'organisation économique. Mais la monopolisation ne signifiait pas la fin de la compétition. Tout au contraire, la compétition prit des formes toujours plus destructives dans le conflit régnant entre les grandes puissances capitalistes pour les marchés, les ressources et les colonies, conduisant finalement à la Première guerre mondiale. Dans cette catastrophe, les contradictions du capitalisme, le choc entre les forces productives et les rapports de production, n'étaient plus simplement une question théorique dont traitaient les oeuvres de Marx et d'autres auteurs socialistes, elles prirent la forme tangible de la famine, la sauvagerie, la mort et la destruction qui balayèrent alors l'Europe.

L'Europe capitaliste s'épuisa d'elle-même. Mais, outre-atlantique naissait une nouvelle puissance, plus formidable encore, basée sur de grandes avances techniques. Les Etats-Unis seraient-ils capables de rebâtir le capitalisme sur de nouvelles bases ou le monde serait-il reconstruit sur une base socialiste, tâche commencée par la Révolution russe de 1917?

Pendant plus de 30 ans, la question resta en suspens. Ce ne fut qu'au terme de la Seconde guerre mondiale que les Etats-Unis furent en mesure d'entreprendre la reconstruction du système capitaliste mondial. Utilisant leur immense supériorité économique et diffusant en Europe et ailleurs leurs méthodes plus productives, ils posèrent les fondations d'une nouvelle reprise capitaliste, dont le résultat fut la plus longue période de croissance de l'histoire du capitalisme, le boom de l'après-guerre.

Mais les contradictions du capitalisme étaient seulement contenues, non vaincues. Elles ressurgirent sous la forme d'une série de crises économiques au début des années 1970, marquées par une pression continuelle à la baisse du taux de profit.

Depuis vingt-cinq ans, le capital a tenté de surmonter cette pression par une série de mesures: l'introduction de technologies basées sur les microprocesseurs diminuant les coûts et économisant la main-d'oeuvre; la fragmentation et la mondialisation des processus de production dans le but de baisser les coûts; le transfert d'industries entières, d'abord manufacturières et maintenant de services, vers des régions à main-d'oeuvre bon marché; l'introduction de mesures pour ouvrir toutes les régions du monde aux transnationales et, par-dessus tout, l'attaque inlassable de la position sociale de la classe ouvrière. Mais en vain.

La crise de l'ordre capitaliste tout entier se manifeste dans le fait que le plus puissant Etat capitaliste au monde, les Etats-Unis, est le plus endetté. Son système financier dépend d'un apport quotidien de 1,8 milliards de dollars US provenant du reste du monde. Si cet afflux venait à se tarir, cela pourrait avoir des conséquences catastrophiques pour les systèmes financiers américain et mondial à la fois. Les vingt-cinq dernières années ont été marquées, non seulement par la mondialisation du capital, mais aussi par un déclin de la puissance économique des Etats-Unis. La plus endettée des nations dans le monde cherche à présent à maintenir sa position par la puissance militaire, confirmant une prédiction faite par Trotsky il y a plus de quatre-vingts ans qu'« en période de crise, l'hégémonie des Etats-Unis opérera plus complètement, plus ouvertement et plus impitoyablement que dans la période de boom. »

Conflits inter-impérialistes croissants

Une des principales prédictions de Fukuyama, et de ceux qui le suivirent, était que la « marchandisation générale » croissante des relations internationales signifiait « la diminution de la probabilité de conflits internationaux sur une grande échelle. » La propagation du libre marché, affirmait-on, excluait la perspective de guerre, parce que des démocraties libérales n'entreraient pas en guerre les unes contre les autres. Jamais deux pays ayant un McDonald's, devait dire plus tard l'éditorialiste des affaires étrangères du New York Times, Thomas Friedman, ne se sont fait la guerre.

Ces conceptions trouvèrent leur écho dans le document présenté en 2002 par l'administration Bush sur la stratégie pour la sécurité nationale qui exposait la justification de la doctrine de guerre préventive alors que les Etats-Unis préparaient l'invasion de l'Irak.

« Aujourd'hui, la communauté internationale », déclarait Bush « a acquis la meilleure chance depuis la naissance de l'Etat-nation au dix-septième siècle de construire un monde où de grandes puissances se concurrencent dans la paix au lieu de préparer continuellement la guerre. Aujourd'hui, les grandes puissances du monde se trouvent du même côté, unies devant les dangers communs de la violence terroriste et du chaos. »

Si la compétition doit être la base des relations internationales, il faut poser immédiatement cette question: quel est le but de la compétition, la lutte incessante au sein du système capitaliste pour les marchés, les profits, les nouvelles ressources, la main-d'oeuvre à bon marché etc.? Ce n'est pas pour le plaisir de perpétuer la compétition pour elle-même. La logique de la compétition est le monopole, la défaite des rivaux et l'établissement de l'hégémonie d'une puissance capitaliste sur toutes les autres. C'est ce que signifie la guerre contre le terrorisme menée par les Etats-Unis, et elle est de plus en plus reconnue pour ce qu'elle est par les autres grandes puissances capitalistes.

Dans les capitales européennes, on réalise de plus en plus que le conflit avec les Etats-Unis à propos de l'Irak n'était pas un événement isolé ou exceptionnel mais le résultat de changements de grande ampleur. Un commentaire du Financial Times du 27 septembre, à propos du désaccord transatlantique, indiquait que les gouvernements européens s'inquiétaient de ce que, dans le cas d'une victoire de Kerry sur Bush, ils pouvaient être confrontés à des pressions plus fortes pour des troupes et du financement de la part d'une administration démocrate.

« L'inquiétude plus fondamentale des Européens est liée à la conscience que les relations transatlantiques passent par une période de trouble qui ira bien au-delà de l'éloignement actuel vis-à-vis de l'administration Bush. C'est un changement qui, en réalité, date de 1989 et se produisit avec la chute du mur de Berlin. Et il coïncide avec une division croissante sur les valeurs sociales et culturelles. » Dans les termes employés par un commentateur cité dans l'article, il y a une « rupture systémique » entre les Etats-Unis et les puissances européennes.

A côté des questions militaires immédiates, il y a encore des processus économiques qui annoncent des conflits grandissants entre les grandes puissances capitalistes. Un des plus importants est l'éloignement croissant du système de commerce multilatéral de l'après-guerre et l'adoption d'accords commerciaux exclusifs. Le Free Trade Agreement (FTA), l'accord commercial passé entre les Etats-Unis et l'Australie fait partie de cette tendance.

Cela a une grande signification historique. Une des principales leçons tirée de l'effondrement de l'économie mondiale dans les années 1930 et de la Seconde guerre mondiale par les acteurs de la politique, était que le système international de commerce devait être basé sur l'intégration. Tandis que le commerce pouvait ne pas être nécessairement libre, les tarifs devaient eux, s'appliquer à tous les pays. Si des concessions étaient faites, elles devaient profiter à tous les pays et un mouvement général vers le commerce libre devrait s'opérer. Le plus grand danger résidait dans la formation de blocs commerciaux et économiques qui pouvaient devenir la base d'alliances militaires. Les indices qui annoncent, et c'est un signe des temps, que le système de commerce multilatéral de l'après-guerre est sur le point de se briser sont de plus en plus nombreux. Et il est significatif que les Etats-Unis, qui jouèrent un rôle central dans son établissement, jouent maintenant le rôle principal dans sa destruction.

Au milieu de la Première guerre mondiale, Rosa Luxembourg posa l'alternative à laquelle était confrontée l'humanité: le socialisme ou la barbarie. Aujourd'hui, alors que resurgissent toutes les contradictions qui produisirent cette guerre, cela demeure la question fondamentale. Le danger de guerre, la descente déjà commencée vers la barbarie, ne découlent pas des conceptions idéologiques de tel ou tel groupe de politiciens capitalistes (et seraient par conséquent susceptibles d'être évités en remplaçant un groupe par un autre), mais ont leurs racines dans les contradictions objectives du mode de production capitaliste lui-même, dans des processus qui se déroulent sous nos propres yeux.

La désintégration de la démocratie libérale

Tournons-nous vers les arguments de Fukuyama selon lesquels la démocratie libérale ne comporte pas, à la différence de formes de gouvernement plus anciennes, de contradictions internes pouvant conduire à sa disparition et représentant donc la plus haute forme d'organisation politique.

Si c'est le cas, alors comment expliquer que le soutien à la soi-disant démocratie libérale et au gouvernement représentatif se soit effondré durant la période passée? Durant les quinze dernières années l'aliénation à l'égard du système politique officiel s'est accélérée, aliénation qui se manifeste dans les élections australiennes comme dans beaucoup d'autres.

Les signes de désintégration sont clairement visibles. Un article du Financial Times du 25 septembre l'exprime de cette façon : « De Londres à Ottawa, de Washington à Helsinki, de Canberra à Berlin, les élites politiques assistent impuissantes à l'effritement des partis qui les ont soutenus depuis des générations ».

Les élections européennes de juin démontrent « l'état critique de la politique populaire en Grande-Bretagne » alors que travaillistes et conservateurs se battaient pour trouver assez de militants pour faire campagne. Des chiffres, publiés après l'élection, montrèrent que le nombre d'adhérents du parti travailliste avait chuté de 25.000 en six mois. Dans les prétendues « nouvelles démocraties » d'Europe de l'Est, la participation aux élections est basse en général. En Pologne, ce sont à peine 20 pour cent qui votèrent; en Slovaquie, à peine 17 pour cent. Aux élections canadiennes, tenues en juin, la participation fut la plus basse depuis 1867. En nouvelle Zélande, l'adhésion aux partis est passée de 23,8 pour cent de l'électorat dans les années 1950 à juste 2,1 pour cent aujourd'hui. En Grande-Bretagne, le déclin sur la même période est de 10 pour cent à juste 1,9 pour cent.

Un tel phénomène universel doit avoir des causes objectives profondes. L'article du Financial Times l'attribue à la croissance des loisirs, de la richesse, du consumérisme et au pouvoir des média. Autrement dit, ils ne savent pas vraiment.

En fait, il a ses origines dans les contradictions de l'ordre démocratique libéral que Marx avait déjà analysées en 1843. Dans sa critique de la théorie hégélienne de l'Etat, Marx expliquait que dans la démocratie libérale, le gouvernement représentatif fondé sur l'économie capitaliste de libre marché, il y avait un fossé fondamental entre Etat politique et société civile, entre la conduite des affaires politiques et la vie de tous les jours.

Dans la sphère de la politique, le citoyen fonctionne comme membre d'une communauté politique. Mais, de l'autre côté, dans la société civile, il fonctionne comme un citoyen privé, poursuivant ses propres intérêts individuels, en conflit avec ses concitoyens. Le citoyen d'un Etat libre mène une double vie. Dans sa vie imaginaire comme citoyen d'un Etat, il fait partie d'une communauté intégrée, intégrée en théorie du moins, mais non en pratique. Pendant que dans sa vie réelle, c'est-à-dire dans le monde réel de la vie économique, il est un individu isolé poursuivant ses propres buts.

En d'autres termes, la démocratie libérale était fondée sur une contradiction fondamentale. Tandis qu'elle offrait à chaque citoyen la perspective de contribuer à l'Etat politique et de le déterminer, dans la pratique, l'Etat politique était séparé de la société civile, de la vie réelle constituée non par des décisions politiques des membres de la société, mais par les lois du marché capitaliste.

La crise de la démocratie libérale aujourd'hui découle du fait que ces contradictions, ayant été supprimées pendant toute une période, reviennent maintenant à la surface à cause des transformations révolutionnaires survenues dans les structures du capitalisme mondial.

Pendant le boom de l'après guerre, il y eut une augmentation générale du niveau de vie de la classe ouvrière. Mais, de plus, il semblait qu'il y avait une certaine démocratie. Dans le cadre du capitalisme réglementé sur une base nationale, il existait la possibilité, quoique limitée, de changer l'organisation économique de la société et les conditions de la vie de tous les jours par des luttes politiques, non seulement à travers les élections mais par l'intermédiaire de luttes syndicales ou autres. C'est-à-dire qu'il semblait que le fossé existant au sein même de la démocratie libérale pût être dépassé, dans une certaine mesure du moins.

Mais aujourd'hui, les processus de la mondialisation économique, dont Fukuyama et d'autres affirment qu'ils ont établi la supériorité historique de la démocratie libérale, ont au contraire donné à toutes les contradictions contenues dans la démocratie libérale une intensité nouvelle et sans précédent.

Le marché capitaliste et la perspective du socialisme

Pour illustrer ce processus, considérons la question des taux d'intérêt qui fut un facteur décisif dans la campagne électorale du premier Ministre australien John Howard. La campagne basée sur la peur des libéraux a eu une certaine résonance parce que des millions de gens sont effectivement menacés de ruine économique si les taux d'intérêt s'élèvent même d'un faible montant, à cause de l'ampleur de leurs hypothèques immobilières.

Des économistes indépendants ont cependant tiré cette conclusion que le mouvement des taux d'intérêt ne dépendait pas du parti qui gagnerait les élections. Les taux d'intérêt, insistent-ils, seront déterminés par les conditions prévalant sur les marchés financiers internationaux.

Evidemment, le parti travailliste s'est emparé de ces conclusions pour réfuter la campagne de peur menée par Howard. Mais, il y a une question plus importante ici. Ces conclusions soulignent le fait que quel que soit le vote des gens, ils ne seront pas capables d'agir sur les conditions économiques qui déterminent leur vie.

Dans le royaume imaginaire de l'Etat de la démocratie libérale, les citoyens, par l'intermédiaire de leur activité politique, sont capables de changer le monde. Mais, une fois que l'on quitte cette sphère céleste et que l'on redescend sur terre, dans la société civile fondée sur le libre marché, on trouve que les conditions de vie réelles auxquelles sont confrontés des citoyens réels, sont déterminées par des forces qui échappent totalement à leur contrôle.

Et il s'agit là de forces extrêmement puissantes. La semaine dernière la banque pour les règlements internationaux annonçait que le marché monétaire international avait atteint un volume de 1.900 milliards de dollars. C'est-à-dire que 1,9 billions de dollars passent chaque jour par le marché des devises. Son mouvement joue un rôle incomparablement plus décisif dans la détermination des taux d'intérêt que Howard ou Latham. La taille quotidienne du marché international des devises représente plusieurs fois le produit intérieur brut de l'Australie, qui mesure la valeur de sa production économique sur un an. L'argent brassé par le marché monétaire en une semaine vaut plus que la valeur de la production des Etats-Unis, la plus grande puissance économique du monde, sur un an. En juste trois semaines, la quantité d'argent brassée par les marchés de devises est plus grande que la valeur de la production totale du monde sur toute une année.

Ce sont ces vastes mouvements sur les marchés financiers internationaux qui échappent totalement au contrôle d'un gouvernement, d'un groupe de gouvernements ou d'une autorité internationale de régulation, qui déterminent les conditions économiques des salariés partout dans le monde. Dans les temps anciens, des sacrifices, parfois de vies humaines, étaient faits pour apaiser les dieux. De nos jours on rejette de telles pratiques que l'on considère comme primitives. Mais les conditions économiques modernes ne sont pas moins mystifiantes, des millions de gens ayant leur vie ruinée parce que le marché le demande.

Mais qu'est-ce que le marché? Ce n'est pas quelque institution imposée à l'humanité par un être tout puissant. Ce n'est rien d'autre que le fruit aliéné de l'activité sociale et économique de l'humanité dans son ensemble, l'expression aliénée de la richesse sociale créée par le travail de millions de gens partout dans le monde, mais qui échappe à leur contrôle. Ramener ces forces sociales sous le contrôle de la société dans son ensemble, au lieu qu'elles la dominent: c'est la question de vie ou de mort qui est maintenant la base du combat pour l'émancipation et la liberté humaines. C'est la perspective du socialisme au vingt-et-unième siècle.

Tout dépend d'une véritable démocratisation de tous les rapports sociaux. La société moderne, dont la complexité a été augmentée par le développement de la science, de la technologie et de la productivité du travail, ne peut être rationnellement organisée sur la base de la propriété privée des moyens de production où les décisions sociales ne sont pas prises de façon consciente, selon un plan conçu et exécuté démocratiquement, mais sont déterminées par le fonctionnement aveugle du marché et les diktats du profit.

Selon Monsieur Fukuyama, « la logique de la science moderne semblerait dicter une évolution universelle en direction du capitalisme ». En fait, c'est l'inverse qui est le cas. Le développement de la science dépend, avant tout, de la libre circulation de l'information. Mais l'intervention du marché et de la lutte pour le profit dans la sphère de la science signifie que cette information n'est pas librement disponible. Elle est en fait privatisée.

Il est nécessaire de faire des évaluations scientifiques de toutes sortes de problèmes se posant à la société moderne. Prenez, par exemple, la question de la science génétique. L'impact des modifications génétiques des plantes et des animaux peut fournir d'énormes avantages ou créer de réels dangers. Mais, il est impossible de faire une évaluation scientifique dans des conditions où les communautés scientifiques, les institutions de recherche et les universités sont dépendantes des entreprises qui ont leurs propres objectifs de profits ou sont elles-mêmes devenues des entités recherchant le profit. C'est-à-dire que le véritable progrès scientifique, si important pour le développement de la civilisation elle-même, exige l'abolition du système de profit.

L'énorme croissance de la productivité sociale du travail au cours du vingtième siècle a créé la possibilité matérielle d'un développement social de l'humanité tout entière. Mais, la domination du marché et la quête du profit signifient que ces progrès conduisent, non à un développement social, mais à l'augmentation de la misère.

Les licenciements chez Kodak, annoncées au début de la campagne électorale, sont un cas d'espèce. Durant les quinze dernières années, à la suite de l'octroi d'une subvention gouvernementale pour maintenir l'usine en vie, les travailleurs de Kodak ont atteint des niveaux de productivité inégalés dans le monde, tout cela en vain. L'introduction de la technologie digitale dans les appareils de prise de vue remplaçant le film, signifie la fermeture de l'usine et la destruction de centaines d'emplois. Kodak n'est pas une exception, c'est seulement la claire manifestation d'un processus universel, qui fait que les avances réalisées dans la production, la science et la technologie, le résultat du labeur collectif de la population travailleuse du monde entier, mène à la création de plus de richesse à un bout et à l'augmentation de la misère à l'autre.

La grande question historique du vingt-et-unième siècle est la suivante: développer un mouvement politique indépendant et international de la classe ouvrière guidé par la compréhension que rien de moins que l'abolition du système capitaliste lui-même peut éliminer la pauvreté, l'inégalité sociale et la guerre sauf, et que le monde peut être démocratiquement réorganisé sur la base d'un programme politique fondé sur les besoins humains et non sur les exigences du système de profit.

Nous demandons à tous ceux qui sont d'accord avec cette perspective, non seulement d'apporter leur soutien actif à la campagne électorale du SEP, mais de prendre la décision de rejoindre notre parti et d'en faire la direction révolutionnaire de la classe ouvrière.