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Le sommet tripartite de Berlin Blair, Schröder et Chirac poussent à l'accélération des « réformes »

Par Peter Schwarz
Le 20 février 2004

Le sommet allemand-franco-britannique qui eut lieu mercredi à Berlin provoqua de vives protestations de la part des gouvernements européens qui n'y participaient pas. Il s'agirait selon eux d'un « triumvirat » et d'un « directoire » qui imposerait de force sa volonté aux 22 autres membres de l'Union européenne.

Le Premier ministre italien, Silvio Berlusconi, traita la réunion de « mauvais travail » avant même qu'elle ait commencé. Son ministre des Affaires étrangères, Franco Frattini, condamna le sommet l'appelant une incarnation des égoïsmes nationaux. Le ministre des Affaires étrangères polonais, Wlodzimierz Cimoszewicz dit qu'il ne devrait pas être permis « que quelques Etats préparent tout et que les autres aient à l'accepter ». Et son homologue espagnol, Ana Palacio, reprocha aux gouvernements rassemblés à Berlin de kidnapper le bien-être européen.

Ces reproches ne sont pas infondés, même si, officiellement, le chancelier allemand, Gerhard Schröder, le président français, Jacques Chirac, et le premier ministre britannique, Tony Blair, s'inscivirent en faux contre ces accusations lors d'une conférence de presse commune. Répondant aux critiques, le président Chirac déclara sans prendre de gants qu'il était tout à fait normal que trois pays qui représentent plus de la moitié du produit intérieur brut de l'Union européenne se rencontrent pour réfléchir.

La proposition de nommer un « vice-président de la Commission européenne » responsable exclusivement de la réforme économique que les participants au sommet firent dans une lettre commune adressée à l'actuel Président du Conseil européen, l'Irlandais Bertie Ahern, est elle aussi faite pour accroître la méfiance. Après qu'ait échoué, lors des pourparlers sur l'élargissement de l'Union européenne, la tentative de rogner le droit de chaque Etat-membre à disposer d'un commissaire à lui, on essaie maintenant de remplacer le principe de commissaires ayant des droits égaux par une structure hiérarchique.

Dans les premiers rapports de presse sur la proposition du chancelier allemand Schröder, il était même question de créer un « super-commissaire » qui devrait disposer de compétences élargies dans les domaines du commerce, de l'industrie, du marché intérieur, de l'environnement et des affaires sociales. Entre-temps, Schröder s'est distancé de cette idée. Le vice-président souhaité n'exercerait qu'une fonction de « coordination » entre les autres commissaires, selon la lettre des Trois. Cependant, il aurait des fonctions qui dépasserait manifestement celles des autres commissaires.

Que le gouvernement allemand aspire à faire occuper ce poste à un représentant allemand est également un secret de Polichinelle. On a mentionné à cet effet le « super-ministre » de l'Economie et du Travail du gouvernement allemand, Wolfgang Clement, et le commissaire responsable de l'élargissement de l'Union européenne, Günter Verheugen.

« Réformes » accélérées

Dans ses reportages sur le sommet, la presse s'est surtout concentrée sur la peur des petits Etats de l'Union européenne face au « directoire » des Trois grands, mais il y a derrière cette peur un conflit fondamental qui marque de plus en plus la réalité européenne ­ la contradiction qui oppose la Commission européenne d'une part à de nombreux gouvernements et de l'autre à la masse de la population.

Dans la lettre que Schröder, Blair et Chirac envoyèrent au président du Conseil européen, on retrouve tous les slogans qui accompagnent un démantèlement social profondément impopulaire. Le but formulé en commun consiste à « devenir l'espace économique le plus dynamique du monde » - et de dépasser, ainsi, les USA. Cet objectif avait déjà été adopté au sommet européen de Lisbonne et doit maintenant recevoir, selon la volonté des participants au sommet, une nouvelle impulsion.

La lettre se prononce crûment pour une politique « favorable aux entreprises ». Suivent les slogans que tout le monde connaît ­ « innovation », « modernisation » du modèle social européen, « abolition des règlements et des mesures bureaucratiques qui empêchent la compétitivité et l'innovation », « une politique active du marché du travail dans le sens de "l'exigence et de la promotion" », « efficacité des dépenses dans le système de santé » etc. On y trouve aussi une admission du fait qu'il faille améliorer la recherche et l'enseignement supérieur, sauf que celle-là est livrée au secteur privé ; quant à la promesse d'améliorer l'enseignement supérieur elle, est démentie par la pratique quotidienne : augmentation des frais d'inscription et coupes budgétaires.

La tâche du nouveau super-commissaire est de veiller à la réalisation de ce programme. Le vice-président devra avoir un « droit d'intervention » dans tous les projets de l'Union européenne qui ont une influence sur les objectifs du programme de Lisbonne, estime la lettre des Trois.

Les gouvernements qui protestèrent le plus contre le sommet tripartite ne s'opposent pas à l'objectif général de ces propositions. Au contraire, dans une lettre qu'ils envoyèrent préventivement lundi dernier au président irlandais du Conseil européen, six membres de l'Union européenne essaient même de les dépasser par une politique encore plus à droite.

La lettre porte la signature des chefs de gouvernements d'Espagne, d'Italie, du Portugal, des Pays-Bas, de la Pologne et de l'Estonie. Elle se dirige nettement contre l'Allemagne et la France qu'elle accuse de violation du Pacte de stabilité. Cependant, elle le fait du point de vue d'une libéralisation encore plus conséquente de l'économie européenne.

Elle prend fait et cause, entre autres, pour un marché du travail « plus flexible » et une prise en considération « des meilleurs modèles d'incitation fiscale ». Cette dernière formule revient à une demande d'étendre à toute l'Europe les taxes extrêmement basses sur les profits et les gros revenus qui existent déjà dans quelques pays d'Europe de l'Est comme la Slovaquie.

Il serait donc absolument faux de confondre les protestations de ces pays contre le « triumvirat » avec une défense des intérêts de la population européenne. Ils sont à cent pour cent pour que l'Europe soit transformée dans l'intérêt des grandes fortunes. Ils ne craignent qu'une chose : c'est qu'ils soient eux-mêmes malmenés par les Etats plus grands.

Conflits entre les trois grands

Le sommet tripartite de Berlin montre combien l'Europe a changé. On ne devrait pas idéaliser le processus d'union rétrospectivement. Depuis ses débuts dans les années 50, les intérêts du grand patronat ont prévalu. Néanmoins, il fut possible, pendant très longtemps, de maintenir entre les différences sociales et régionales un certain équilibre. Les fonds agricoles, les fonds régionaux et les autres ressources financières de Bruxelles servaient à atténuer les inégalités sociales les plus marquées.

Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. La commission de Bruxelles est devenue synonyme de déréglementation, de libéralisation et de la destruction des droits des travailleurs. Alors que l'entrée des pays méditerranéens « pauvres » tels que l'Espagne, la Grèce et le Portugal était encore liée à des milliards en aide financière, des sommes comparables ne sont pas mises à la disposition des pays de l'Est dans le cadre de l'actuel élargissement. Les travailleurs bien formés mais mal payés serviront d'instrument pour attaquer les conditions de travail à l'Ouest.

De plus, avec la guerre contre l'Iraq, les Etats-Unis ont pour la première fois fait usage de leur influence en Europe afin de diviser le continent. Jusque là, ils avaient toujours soutenu le processus de réunification européenne ou s'étaient comportés de façon neutre. Mais cette fois, ils ont constitué avec ceux qui étaient en faveur de la guerre une coalition contre l'Allemagne et la France, coalition qui allait de l'Angleterre à la Pologne en passant par l'Espagne et l'Italie. Le résultat fut que les intérêts nationaux passèrent de plus en plus au premier plan contre les intérêts européens. Les conflits entre les membres de l'Union européenne augmentèrent. La disposition aux compromis financiers ou politiques au profit de l'Europe diminua.

La participation de Blair au sommet tripartite de Berlin fut interprétée de toutes parts comme la fin du désaccord avec Berlin et Paris et ­ deux mois avant l'élargissement de 15 à 25 membres ­ comme le début d'une nouvelle phase de l'Union européenne. Mais les apparences sont trompeuses. Les motifs qui ont mené au rapprochement entre Londres, Berlin et Paris sont nombreux et complexes. Les contradictions plus profondes n'ont cependant pas été surmontées.

Pour l'Allemagne et la France, la collaboration avec Londres est importante parce qu'ils ne peuvent plus maintenir leur rôle de dirigeants dans l'Union européenne seuls. Ils espèrent que Blair fera pression sur Varsovie et Madrid pour qu'elles acceptent la soi-disant majorité double dans les décisions européennes. C'est le rejet de ce règlement qui fit échouer la constitution européenne l'an dernier.

Londres soutient également la décision controversée de la Commission européenne de ne pas imposer de sanctions contre l'Allemagne et la France, malgré leurs violations répétées du pacte de stabilité, un fait vivement critiqué par les pays plus petits. Londres n'approuve pas la politique fiscale française et allemande mais elle rejette, par principe, l'ingérence de Bruxelles dans les affaires financières internes.

Berlin, de son côté, refuse la solution préférée par Paris d'un « noyau dur européen ». Celle-ci prévoit que la France, en alliance avec l'Allemagne et un groupe d' Etats plus petits jouent un rôle de premier plan et n'aient plus à tenir compte du reste des membres de l'Union européenne. Pour ce qui est de sa politique étrangère, par contre, l'Allemagne s'est toujours donnée pour principe de soigner ses relations avec la France tout en ne se liaint pas de façon absolue à la diplomatie de son voisin. On s'efforce à Berlin de garder une distance égale par rapport à Washington et Paris. C'est la raison pour laquelle Schröder, pendant la guerre contre l'Iraq, maintint ses relations avec Blair, alors que les rapports entre Chirac et Blair semblaient irrévocablement gachés.

Blair, pour sa part, espère que sa collaboration avec Schröder et Chirac réduira la pression qu'il subit en Grande-Bretagne même, suite à ses mensonges sur la guerre contre l'Iraq et l'affaire Kelly. De plus, il jouit d'une position assez forte en Europe grâce à ses relations étroites avec Washington et les puissances européennes qui soutinrent la guerre.

Il y a une suite de questions sur lesquels la France, l'Angleterre et l'Allemagne s'accordent depuis longtemps, en dépit de tous leurs autres différends. Londres, par exemple, soutient, depuis 1998, les efforts en vue de la construction d'une force militaire européenne indépendante. Cependant, contrairement à la France qui voit dans ce projet un levier pour parvenir à une indépendance vis-à-vis des Etats-Unis en politique étrangère, Londres s'oppose à toute tentative de détacher la politique étrangère européenne de celle de Washington.

La construction d'une industrie d'armement européenne commune qui puisse faire concurrence à l'Amérique est aussi soutenue résolument par Londres. L'industrie britannique qui vise principalement le marché européen en porte une part considérable. C'est ainsi que s'est développé une situation paradoxale dans laquelle la Grande-Bretagne et la France, malgré leur opposition en politique étrangère, collaborent très étroitement dans le domaine de l'armement.

Outre ces questions, le marchandage habituel de l'Union européenne pour des services et des avantages à court terme joua aussi un rôle. Les titres de la presse française se concentraient un jour après le sommet, sur le fait que l'Allemagne avait abandonné son opposition à la diminution de la TVA pour les restaurateurs français de 19,6 à 5,5 % - un cadeau électoral pour la clientèle de la Droite française qui coûtera 3 milliards d'euros par an au trésor public. Et cela, un mois avant des élections régionales importantes ! « Jacques » a vraiment lieu de remercier son ami social-démocrate « Gerhard ».

Une raison supplémentaire et peut être la plus importante pour la collaboration étroite entre Schröder, Blair et Chirac est leur faiblesse politique. Tous trois font face à des problèmes politiques dans leur propre pays. Blair à cause de ses mensonges sur la guerre contre l'Iraq et l'opposition croissante à sa politique sociale et économique. Chirac à cause des affaires de corruption du temps où il était maire de Paris. Son collègue le plus proche et son successeur désigné, Alain Juppé, vient juste d'être condamné à une peine de prison et chacun sait que Chirac lui-même serait assis sur le banc des accusés s'il n'était pas protégé par l'immunité de sa fonction. Et Schröder à cause de l'opposition à son « Agenda 2010 » qui l'obligea à démissionner de son poste de chef du parti social-démocrate.

La lettre que Schröder, Chirac et Blair envoyèrent au président du Conseil européen se prononce pour une politique qui est profondément haïe et provoque des protestations violentes dans leurs pays. Le sommet tripartite de Berlin a vraiment la marque d'une conspiration politique ­ une conspiration dirigée non pas tant contre les petits Etats de l'Union que contre leur propre population.


 

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