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Conférences de David North prononcées en Australie et en Nouvelle-Zélande

La guerre en Irak et les élections présidentielles de 2004 aux États-Unis

Par David North
Le 7 septembre 2004

Première partie

Voici le rapport de David North sur les réunions publiques organisées par le World Socialist Web Site et le Comité International de la Quatrième Internationale à Wellington (Nouvelle-Zélande) et Sydney (Australie), les 29 août et 5 septembre respectivement. North est le président du comité de rédaction international du WSWS et le secrétaire national du Parti de l'égalité socialiste (SEP ­ Socialist Equality Party) des États-Unis.

Le 2 novembre, les États-Unis tiendront leur élection présidentielle quadriennale. Pour des raisons faciles à comprendre, le résultat de cette élection est attendu avec un intense intérêt dans le monde entier ­ en fait, peut-être même avec plus de préoccupation hors des États-Unis qu'à l'intérieur. Le monde sent que les États-Unis sont un pays dangereux, contrôlé par des militaristes brutaux et téméraires qui n'arrêteront devant rien pour atteindre leurs objectifs globaux. Et ce n'est pas là une opinion que je contredirai.

La semaine passée, le ralliement des républicains à New York pour confirmer George W. Bush comme candidat présidentiel ressemblait plus aux anciens rassemblements nazis à Nuremberg qu'à une convention typique d'un parti politique démocratique-bourgeois aux États-Unis. À l'extérieur de la convention, dans les rues de New York, près de 2 000 personnes ont été ramassées et arrêtées par la police lors d'une importante opération coup de filet organisée afin d'empêcher et de briser toutes protestations politiques.

À la convention, une foule réactionnaire acclamait sauvagement en écoutant des discours de type fasciste prononcés par les semblables du vice-président Dick Cheney - l'ancien et futur argentier d'Halliburton qui préside actuellement un gouvernement secret sur lequel les médias américains ne soufflent mot - et le sénateur démocrate Zell Miller de la Georgie, qui parle pour une section du Parti démocrate qui soutient ouvertement ou en cachette la réélection de George Bush.

C'est dans le discours de Miller que la perspective anti-démocratique, autoritaire, militariste et impérialiste omniprésente au sein de l'élite dirigeante a trouvé son expression la plus précise. Il a ainsi déclaré que « c'est le soldat et non le journaliste qui nous a apporté la liberté de la presse. C'est le soldat et non le poète qui nous a apporté la liberté d'expression ». Bien entendu, les médias n'ont pas attiré l'attention sur l'absurdité d'une telle affirmation, contredite non seulement par la théorie judiciaire formant la base de la Constitution des États-Unis et son évolution, mais également par l'histoire actuelle du pays. Les remarques de Miller ne peuvent être ignorées comme n'étant que des élucubrations de politicien fou furieux de droite car au cours des trois dernières années, il y a eu un effort résolu du gouvernement pour légitimer l'utilisation des tribunaux militaires devant lesquels les accusés civils sont dénués de tout droit constitutionnel, y compris de l'habeas corpus.

Cela m'amène à parler d'une autre déclaration faite par Miller lors de son allocution devant la convention républicaine :

« Personne ne doit même oser penser qu'il puisse être le commandant en chef de ce pays s'il ne croit pas de tout son cur que nos soldats sont des libérateurs à l'étranger et des défenseurs au pays ».

Cette déclaration falsifie le contenu même de la Constitution des États-Unis et l'intention de ses auteurs. La déclaration de Miller n'est en rien originale ou exceptionnelle. Les fréquentes affirmations des politiciens et des médias selon lesquelles le président est le « commandant en chef » visent à désorienter le peuple, miner ses instincts démocratiques naturels et légitimer la dérive vers une dictature militaro-policière.

Selon l'article II, section 2, clause 1 de la Constitution des États-Unis, « Le président sera commandant en chef de l'armée et de la marine des États-Unis, et de la milice des divers États quand celle-ci sera appelée au service actif des États-Unis... ». Il n'y a là rien d'ambigu à propos de cette clause : le président est le commandant en chef non pas de l'ensemble du pays, mais de la force militaire. Il est le principal magistrat élu du pays, pas son « Führer ». L'usage correct du titre auxiliaire du président souligne la domination des représentants civils élus du peuple sur les forces armées, et non de celles-ci sur la branche civile du gouvernement. Le discours de Miller n'est qu'un simple exemple parmi tant d'autres démontrant jusqu'à quel point les concepts les plus essentiels de démocratie sont devenus étrangers à la classe dirigeante américaine.

Nous n'assistons pas simplement à un processus de dégénérescence intellectuelle ici. L'accumulation constante de richesses par une très mince strate de la population américaine a comme impact inévitable le rétrécissement de la véritable base sociale sur laquelle le pouvoir bourgeois repose. La classe dirigeante est forcée de créer une nouvelle base, constituée d'éléments extérieurs, et dans une grande mesure indépendants des vastes masses de la population. C'est là le rôle de l'armée volontaire de métier, qui est alimentée par des bandes de tueurs et de tortionnaires à contrat engagés par les forces armées pour augmenter ses forces de répression en Irak et en Afghanistan. L'expérience de la guerre urbaine en Irak, où les soldats américains deviennent habitués et, dans certains cas, prennent goût à tuer et réprimer les civils à grande échelle, crée un dangereux type social sur lequel l'élite dirigeante va inévitablement de plus en plus dépendre pour maintenir la « loi et l'ordre » aux États-Unis.

Certains d'entre vous se rappellent peut-être que j'ai prononcé une conférence ici, à Sydney, il y a près de quatre ans, dans cette même salle, immédiatement après le scrutin de novembre 2000. C'était le 3 décembre 2000, et les résultats de l'élection étaient toujours inconnus. J'avais dis à l'époque que le résultat de l'élection allait révéler dans quelle mesure il subsistait un engagement envers les formes traditionnelles de la démocratie bourgeoise aux États-Unis. Moins de deux semaines plus tard, la Cour suprême intervenait pour mettre fin au recomptage des voix contestées en Floride, choisissant du même coup George W. Bush comme président des États-Unis. Cet événement a marqué un point tournant dans l'histoire des États-Unis. Ses implications mondiales sont devenues claires depuis.

Les événements des quatre dernières années ont profondément changé la perception mondiale des États-Unis. Même parmi ceux qui n'avaient pas tendance à voir la société américaine au travers de lunettes teintées rose et qui n'acceptaient pas sans sourciller les interminables professions d'idéaux démocratiques et bénévoles de Washington, les récents développements sont apparus comme un choc. Les invasions de l'Afghanistan et de l'Irak sont des exemples d'impérialisme débridé comme le monde n'en avait pas vu depuis la Deuxième Guerre mondiale. L'image grotesque du sadisme représentée par les photographies prises à la prison d'Abu Ghraïb définira pour toute une génération le caractère brutal et prédateur de l'occupation américaine en Irak.

En politique comme dans la vie en général, les gens ont naturellement tendance à espérer qu'il existe des solutions faciles et simples aux problèmes complexes et sérieux. C'est ce qui explique la notion selon laquelle l'élection de John Kerry à la présidence des États-Unis améliorera au minimum le climat politique international dans son ensemble si elle ne parvient pas à le transformer de façon fondamentale. Ceux qui se bercent de telles illusions croient que la politique américaine actuelle s'explique par les caractéristiques personnelles de l'occupant de la Maison Blanche. Ironiquement, cette conception transforme Bush, un être ignorant, en quelque chose pouvant s'apparenter à un personnage historique mondial.

Mais la théorie de l'histoire du « grand méchant Bush » ne permet pas de comprendre, et encore moins de trouver une solution aux grands problèmes de notre époque. Même si Kerry remporte cette élection - malgré le caractère lâche et banqueroute de sa campagne - la trajectoire destructive et barbare de impérialisme américain ne changera pas de manière significative et l'occupation de l'Irak ne prendra pas fin. Et enfin, la possibilité de guerres encore plus destructrices dans un proche avenir ne disparaîtra pas pour autant.

Même en admettant que la conduite de la politique étrangère américaine est façonnée dans une certaine mesure par les aspects criminels de la personnalité de Bush et de sa coterie - et c'est très certainement le cas - ce facteur subjectif reste d'importance secondaire. Après tout, le fait même que les politiques de Bush recueillent un appui aussi vaste au sein de l'establishment politique et social des États-Unis démontre que des facteurs beaucoup plus substantiels que les désordres de personnalité du président sont engagés dans la formulation de la politique d'État.

L'invasion et l'occupation de l'Irak représentent un échec colossal de la démocratie américaine. La guerre a été déclenchée, comme le monde entier le sait maintenant, sus la base de mensonges flagrants : 1) qu'il y a des armes de destruction massives en Irak; 2) que le régime de Saddam Hussein était allié avec Al-Qaïda et, par implication, d'une certaine façon impliqué dans les événements du 11 septembre; et 3) que les États-Unis cherchaient à instaurer la démocratie en Irak.

Avant l'invasion de mars 2003, aucune de ces affirmations n'a été soumise à un examen sérieux par l'establishment ou les mass médias. Cette omission n'était pas un accident. Dans la mesure où les politiques belliqueuses de l'administration Bush recueillait un vaste appui au sein de l'élite dirigeante et de ses deux grands partis politiques, il n'y avait pas de raison de chercher à examiner les raisons avancées par le gouvernement pour aller en guerre. Cette réalité politique est soulignée par le fait que l'exposition subséquente de ces mensonges n'a entraîné aucune érosion importante du soutien politique à l'occupation continue de l'Irak au sein de l'élite dirigeante. La récente déclaration du sénateur Kerry selon laquelle il aurait toujours voté pour la célèbre résolution au sénat d'octobre 2002 autorisant l'usage de la force contre l'Irak, même s'il avait su qu'il n'y avait pas d'armes de destruction massives dans ce pays, constitue une réfutation écrasante de l'argument selon lequel les politiques de l'administration Bush représentent une espèce d'écart aberrant de la politique étrangère américaine normalement plus restreinte et modérée.

En justifiant ses propres politiques, l'administration Bush évoque sans cesse le spectre du 11 septembre 2001. En fait, dans la mythologie moderne de la politique américaine, cette date occupe une place cruciale. Après le 11 septembre, comme dit la formule consacrée, « tout a changé ». C'est là un de ces truismes universellement accepté qui ne tient pas devant le moindre examen sérieux.

Les événements du 11 septembre n'ont joué aucun rôle important dans la détermination de la stratégie internationale des États-Unis. Tout observateur doté d'une connaissance modérée de la politique étrangère américaine aurait pu anticiper, bien avant le 11 septembre 2001- en fait bien avant même l'arrivée de Bush à la présidence en janvier 2001 - que les invasions de l'Afghanistan et de l'Irak par les États-Unis étaient inévitables.

Toute l'orientation de la politique étrangère américaine depuis la fin de la première Guerre du golfe a été calculée de façon à justifier une reprise de la guerre contre l'Irak. De la même façon, l'invasion de l'Afghanistan était prévisible à la lumière de la préoccupation croissante des décideurs politiques américains tout au long des années 1990 à propos de l'importance géostratégique et économique de l'Asie centrale. C'est nul autre que Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller national en matière de sécurité du président Jimmy Carter, qui affirmait dans son livre paru en 1997 intitulé The Grand Chessboard, que la position mondiale de l'Amérique au XXIe siècle passait par l'établissement de sa domination en Asie centrale. Conscient des coûts sociaux substantiels qui seraient imposés au peuple américain par un engagement militaire américain prolongé en Asie centrale, Brzezinski annonçait que le soutien intérieur à de telles actions serait difficile à obtenir « sauf en présence de conditions de menace soudaine ou de contestation du sentiment de bien-être public au pays ».

Loin d'entraîner une reformulation de la politique étrangère américaine, le 11 septembre a plutôt servi de prétexte pour la réalisation d'ambitions géostratégiques formulées et poursuivies par toutes les administrations américaines depuis celle de Jimmy Carter. Il est bon de rappeler les buts géostratégiques essentiels sous-jacents des guerres lancées par de l'administration Bush et, ne l'oublions pas, de la guerre déclenchée par le président Bill Clinton contre la Serbie en 1999.

Depuis la dissolution de l'URSS en 1991, le principal objectif des trois administrations présidentielles (Bush père, Clinton, et Bush fils) qui ont occupé la Maison Blanche a été d'exploiter l'opportunité historique créée par l'effondrement soviétique afin d'établir une position hégémonique incontestable des États-Unis sur la scène mondiale. Dès 1992, les militaires américains ont publié un nouveau document stratégique dans lequel ils proclamaient que le but de la politique américaine était empêcher tout État de devenir capable de défier économiquement ou militairement la position dominante des États-Unis.

Dans le contexte de cette stratégie mondiale, la domination du Moyen-Orient et de l'Asie centrale - avec leurs vastes réserves de pétrole et de gaz naturel - constitue un impératif absolu. Pour les États-Unis, l'accès sans restriction à ces réserves et leur contrôle - qui représentent une partie substantielle des réserves mondiales connues - est critique pour beaucoup plus que la simple satisfaction de leurs besoins énergétiques intérieurs. En effet, dans un monde où le tarissement des réserves de pétrole et de gaz naturel sera un problème critique au cours des 25 prochaines années, le contrôle sur la distribution et l'allocation de ces réserves donnerait aux États-Unis une prise de gorge sur la destinée des autres compétiteurs actuels et potentiels.

En ce qui a trait à ce but stratégique essentiel - l'établissement et la consolidation de l'hégémonie américaine dans les affaires internationales - il n'y a aucune différence significative ou fondamentale entre George Bush et John Kerry. Dans la mesure où il y a des différences, elles ne sont principalement que d'ordre tactique - c'est-à-dire, à propos du degré de préparation des États-Unis à adapter leur poursuite hégémonique à un quelconque cadre impérialiste multilatéral international.

Mais même les critiques à l'égard de la conduite de Bush reconnaissent qu'un changement d'administration ne transformera pas fondamentalement la direction unilatéraliste en matière de politique étrangère américaine. Comme l'a écrit le professeur G. John Ikenberry :

« Avec la fin de la Guerre froide et l'absence d'adversaires géopolitiques sérieux, les États-Unis sont maintenant capables d'agir seuls sans encourir de coûts importants, selon les partisans de l'unilatéralisme. S'ils ont raison, l'ordre international vit les premières étapes d'une transformation importante, déclenchée par un effort constant et déterminé des États-Unis pour de débarrasser des contraintes multilatérales d'une ère révolue. Il importe peu de savoir qui est président et quel parti politique dirige le gouvernement : les États-Unis exerceront leur pouvoir plus directement, avec moins de médiation ou de contrainte des lois, institutions, ou alliances internationales. Le résultat sera un ordre international hégémonique basé sur la force. Le reste du monde se plaindra mais les autres États ne seront pas capables ou intéressés à imposer des coûts suffisamment élevés aux États-Unis pour modifier leur orientation unilatérale croissante » (emphase ajoutée). [1]

Cette conclusion est sans le moindre doute exacte, car hormis ses tièdes critiques de l'unilatéralisme de l'administration Bush, Kerry ne cesse d'insister sur le fait que son administration n'hésitera pas à agir unilatéralement si elle pense que ce sera nécessaire pour défendre « l'intérêt national ».

Ikenberry déplore certes la tendance vers l'unilatéralisme qui va en s'accélérant, mais il omet d'expliquer la raison de ce développement. Faisant référence à plusieurs reprises à l'immense supériorité militaire américaine sur tous les autres États nationaux, il souligne que ce fait géopolitique essentiel permet aux États-Unis d'ignorer, s'ils le décident, l'opposition internationale aux politiques qu'ils décident de poursuivre. Mais cette explication est inadéquate. Après tout, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, lorsque la supériorité militaire et économique des États-Unis était à son zénith, l'administration Truman était préoccupée par la nécessité de créer un complexe de structures multilatérales internationales.

Lorsque la Deuxième Guerre mondiale a pris fin, la position dominante des États-Unis au sein de la structure du capitalisme international était beaucoup mois garantie par sa puissance militaire que par sa supériorité économique massive alors incontestable. Le symbole suprême de la puissance américaine n'étais pas la bombe atomique, mais le dollar. Toute la structure de la finance et du commerce internationaux reposait sur le dollar, qui agissait comme la devise de la réserve mondiale, échangeable en or au taux de 35 $ l'once. La puissance financière et industrielle des États-Unis fournissait les ressources essentielles de l'immense expansion de l'économie mondiale.

La situation mondiale actuelle est très différente de celle qui existait à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La position économique mondiale des États-Unis s'est affaiblie de façon dramatique au cours des 60 derrières années. Déjà en 1971, l'affaiblissement relatif des États-Unis vis-à-vis de ses principaux rivaux capitalistes d'Europe et du Japon entraînait l'effondrement du système de Bretton Woods et de sa cheville ouvrière : la convertibilité du dollar en or. Dans les décennies qui ont suivies, les États-Unis sont passés du rang de premier créancier au monde au pays le plus endetté de la planète. Il y a soixante ans, la puissance financière et industrielle des États-Unis alimentait la reconstruction d'un ordre capitaliste mondial détruit par la dépression et la guerre. Aujourd'hui, la viabilité du système financier américain dépend du bon vouloir d'États et d'investisseurs étrangers pour financer le déficit époustouflant du compte courant des États-Unis.

Les États-Unis empruntent actuellement près de 540 milliards $ par année pour couvrir le déficit de leur compte courant qui ne cesse de s'accroître à un rythme effréné. Cela correspondait à 5,4 % du PIB au premier trimestre de 2004, ce qui est beaucoup plus élevé que l'ancien record de 3,5 % du PIB de 1987, alors que le dollar avait perdu plus du tiers de sa valeur et que les marchés boursiers s'étaient effondrés.

Un consensus général règne parmi les économistes bourgeois selon lequel le déficit du compte courant actuel - dont la majeure partie est constituée par la balance commerciale négative - nous entraîne vers une crise majeure. Beaucoup s'attendent à un déclin substantiel du dollar, ce qui sera accompagné de conséquences potentiellement déstabilisantes internationalement, comme étant inévitable et nécessaire.

Selon Peter G. Peterson, président du Council on Foreign Relations :

« La prochaine course du dollar, si elle survient, entraînera vraisemblablement de sérieuses réverbérations sur économie "réelle", y compris une perte de confiance chez les consommateurs et les investisseurs, une sévère contraction, et enfin une récession mondiale...

« À peu près aucun leader politique, commerçant financier ou économiste que j'ai [Peterson] interviewé ne pense que le déficit du compte courant actuel des États-Unis est supportable aux niveaux actuels pendant plus de cinq ans encore. Beaucoup voient un véritable danger de crise. L'ancien président de la Réserve fédérale, Paul Volcker, a déclaré que les possibilités de ce scénario sont de l'ordre d'environ 75 % pour les cinq prochaines années; l'ancien secrétaire au Trésor Robert Rubin parle d'une "sérieuse journée de mise au point". Qu'est ce qui pourrait déclencher une telle crise? À peu près n'importe quoi : un acte terroriste, une mauvaise journée à Wall Street, un rapport désappointant sur la situation de l'emploi, ou même une remarque irritée d'un dirigeant de la banque centrale ». [2]

L'analyste économique en vue du Financial Times, Martin Wolf, décrit la situation en termes encore plus abrupts : « Les États-Unis sont actuellement engagés sur la voie confortable de la ruine. Ils ont parcourus une route de déficits et de dettes toujours plus importants, tant externes que fiscaux, risquant du même coup de détruire le crédit du pays et le rôle mondial de sa monnaie. Cela va également, sans grande surprise, générer une augmentation non gérable du protectionnisme américain. Pire, plus le processus se poursuit, et plus le choc final sur le dollar et les niveaux de dépense réelles au pays sera puissant. À moins d'un changement de tendance, dans dix ans, les États-Unis auront une dette fiscale et des responsabilités fiscales supérieures à 100 % de leur PIB. Ils auront perdu le contrôle sur leur destinée économique ». [3]

La reconnaissance par les États-Unis du déclin de leur position économique mondiale est un facteur important dans l'accroissement de leur recours à la force militaire. Mais paradoxalement, le vaste coût des opérations militaires dans des contrées lointaines constitue un fardeau supplémentaire venant s'imposer sur l'économie nationale. L'opération en Irak en est un exemple concret. Elle coûte en effet 1 milliard $ par semaine aux États-Unis pour engager deux divisions dans des « opérations de stabilité ». Pour les garder engagées pendant un an, cela coûte l'équivalent du PIB entier de la Nouvelle-Zélande. [4] Et les coûts de cette guerre en Irak viennent s'ajouter aux vastes sommes d'argent déjà retenues pour les dépenses militaires courantes. Selon de récents calculs effectués par la Commission des finances du Congrès, l'administration Bush a sérieusement sous-estimé le montant d'argent requis pour financer les dépenses militaires de la prochaine décennie, soit en tout, 1,1 trillion $ en nouvelles dépenses devant être allouées. [5]

Toutefois, l'impact déstabilisateur et potentiellement explosif sur les relations interimpérialistes et interétatiques est encore plus important que le fardeau financier produit par le coût du militarisme américain. La poussée hégémonique des États-Unis ne survient pas dans un vacuum géopolitique. Dans la mesure où les ambitions des États-Unis empiètent sur les intérêts vitaux d'autres États, la confrontation et les conflits sont inévitables.

Les récriminations entre les États-Unis et l'Europe lors des préparatifs pour l'invasion de l'Irak reflètent de réels conflits à propos d'intérêts matériels. Rendu à un certain point, ces conflits peuvent mener plus loin qu'à de simples échanges diplomatiques acerbes. Finalement, la « Vieille Europe » s'est mordue les lèvres et a assisté d'un air accablé à l'invasion de l'Irak par les États-Unis. Mais fera t-elle pareil lorsque les États-Unis, à la poursuite de nouvelles sources de pétrole, chercheront à la bouter hors d'Afrique? En juillet 2002, le secrétaire d'État adjoint Walter Kansteiner a déclaré lors d'une visite au Nigeria que « le pétrole africain est d'un intérêt stratégique national pour nous ». L'administration Bush a identifié six pays africains producteurs de pétrole comme étant d'importance essentielle pour la politique énergétique des États-Unis : le Nigeria, l'Angola, le Gabon, la République du Congo, le Tchad et la Guinée équatoriale (ce dernier ayant fait l'objet d'un complot préparé par nul autre que Sir Mark Thatcher, le fils de l'illustre ancienne première ministre britannique). Et il y a maintenant des discussions en cours au département de la Défense à propos de l'établissement d'un nouveau commandement africain pour coordonner les actions des militaires américains sur ce continent. [6]

En plus des conflits potentiels avec ses vieux rivaux impérialistes, la poussée américaine en Asie centrale des cinq dernières années a augmenté la possibilité d'un conflit militaire avec tous les autres pays ayant des intérêts importants dans l'avenir de cette région, notamment l'Iran, l'Inde, la Chine et la Russie.

En admettant que certains aspects de la politique étrangère américaine peuvent être influencés par un changement de personnel à la Maison Blanche, au Département d'État et au Pentagone, une administration Kerry pourra peut-être dévouer de plus grands efforts pour gagner l'endossement de ses alliés impérialistes pour une action militaire ou une autre. Mais ces différences d'administration ne relèveraient que du style et non de la substance politique. Dans le cadre du système capitaliste mondial, la contradiction fondamentale entre une économie mondiale et le système de l'État-nation ne peut être gérée paisiblement. Le caractère violent et agressif du capitalisme américain - comme celui du capitalisme allemand dans les années 1930 et 1940 - n'est que l'expression la plus extrême du caractère essentiellement prédateur du système impérialiste.

En mai 1940, alors que les armées d'Hitler balayaient la France, Léon Trotsky rejetait les explications faciles à propos de l'éruption de la guerre :

« La présente guerre - la deuxième guerre impérialiste - n'est pas un accident, ne résulte pas de la volonté de tel ou tel dictateur. Elle a été prédite depuis longtemps. Son origine dérive inexorablement des contradictions des intérêts capitalistes internationaux. Contrairement aux fables officielles destinées à droguer le peuple, la cause principale de la guerre comme des autres maux sociaux - le chômage, le coût élevé de la vie, le fascisme, l'oppression coloniale - est la propriété privée des moyens de production et l'État bourgeois qui repose sur ces fondements... Aussi longtemps cependant que les principales forces productives de la société sont détenues par des trusts, c'est-à-dire des cliques capitalistes isolées, et aussi longtemps que l'État national demeure un outil complaisant aux mains de ces cliques, la lutte pour les marchés, pour les sources de matières premières, pour la domination du monde, doit inévitablement assumer un caractère de plus en plus destructeur ». [7]

Comme ces mots sont appropriés, actuels et visionnaires aujourd'hui! Les vastes et puissantes forces économiques qui façonnent et déterminent les politiques de impérialisme américain ne seront pas modifiées par un simple changement de personnel à Washington. Le débat entre Bush et Kerry relativement à la meilleure façon de réaliser les ambitions mondiales des États-Unis prend place au sein de l'élite dirigeante, cette petite fraction de la société américaine entre les mains de laquelle la majeure parie de la richesse nationale est concentrée. Les préoccupations de millions d'Américains ordinaires appartenant à la classe ouvrière et qui sont, dans leur vaste majorité, opposés à la guerre, ne trouvent absolument aucune expression véritable dans les campagnes officielles des deux partis impérialistes.

Imaginer que l'orientation de la politique américaine changera de façon significative si Kerry remplace Bush, c'est nourrir les illusions les plus pathétiques. Mais ces illusions ne semblent pas tarir parmi les gens qui se considèrent « de gauche ». Par exemple, M. Tariq Ali - qui dans les années 1960 et 1970 était parmi les principaux leaders de l'International Marxist Group au Royaume-Uni et qui se décrit toujours comme un socialiste - appelle à voter Kerry. Le passé de M. Ali en tant qu'analyste politique n'inspire pas trop confiance. À la fin des années 1980, lorsqu'il faisait la promotion enthousiaste de la Perestroïka et de la Glasnost comme étant de grandes avances pour le socialisme en Union soviétique, Tariq Ali dédicaça un livre qu'il écrivit sur ce sujet à nul autre que Boris Eltsine, « que le courage politique a transformé en important symbole dans tout le pays ». Mais ne nous enfonçons pas dans le passé. Concentrons nous plutôt sur ce que Tariq Ali a à dire maintenant sur les élections américaines.

Interviewé le 5 août par la chaîne de radio WBAI de New York, Tariq Ali soutenait que la défaite de Bush enverrait un message positif outre-mer. « La défaite de ce gouvernement fauteur de guerre serait perçue comme un pas en avant. Je ne m'avancerai pas plus que cela, mais il ne fait aucun doute dans mon esprit que cela aurait un impact mondial ».

En quoi l'élection de Kerry serait un pas en avant, et quel serait l'impact mondial de ce développement? Serait-elle suivie d'un retrait des troupes américaines de l'Irak? Entraînerait-elle le retour des troupes américaines de l'Afghanistan? La réponse à ces questions est, sans équivoque, non. Pour ce qui est de l'impact mondial de la défaite de Bush, elle pourrait même en fait faciliter les efforts des États-Unis pour obtenir le soutien des Européens à l'occupation de l'Irak et à d'autres actions militaires qui n'en sont actuellement qu'à l'étape de la planification. C'est en fait l'un des arguments avancés par Kerry pour tenter de convaincre des sections influentes de l'élite dirigeante de soutenir sa candidature.

Un autre argument pour soutenir Kerry est apparu dans l'édition du 16 août de Nation. Expliquant pourquoi elle avait rejoint le camp « Anybody But Bush » (N'importe qui sauf Bush), Naomi Klein a offert ce nouvel argument : Bush est tellement détesté par les « progressistes » que, tant et aussi longtemps qu'il sera président, ils leur sera impossible de penser sérieusement à la politique et aux causes profondes de la guerre et de la crise générale de la société.

« Cette folie doit cesser, écrit-elle, et la façon la plus rapide d'y mettre fin, c'est d'élire John Kerry, non pas parce qu'il sera différent, mais que parce que sur la plupart des points essentiels - l'Irak, la "guerre contre la drogue", la question israélo-palestinienne, le libre-échange, les impôts aux entreprises - il sera aussi mauvais. La principale différence sera qu'alors que Kerry continuera ces politiques brutales, il apparaîtra plus intelligent, plus équilibré et par conséquent béatement terne. C'est pourquoi j'ai joint le camp des « Anybody But Bush » : ce n'est qu'avec un raseur comme Kerry à la barre que nous pourrons finalement mettre fin au pathologisme présidentiel et nous concentrer sur les problèmes à nouveau ».

Est ce qu'un tel argument mérite même qu'on y réponde? Constatant que tous ses amis ont perdu la tête, Mlle Klein a décidé de se joindre à eux en se l'arrachant à son tour.

Le terme décrivant les politiques pratiquées par les Tariq Ali et Naomi Klein de ce monde est l'opportunisme, soit la subordination des questions fondamentales et des principes politiques à des calculs pragmatiques et purement tactiques. Insensible à la théorie (qu'il rejette comme n'étant que pure « abstraction ») et à l'histoire, l'opportuniste contourne habituellement les problèmes difficiles du développement politique. Confronté par un marxiste critiquant son refus de baser ses conseils tactiques sur l'organisation politique indépendante de la classe ouvrière et sur le développement de la conscience de classe socialiste, l'opportuniste justifie sa politique pragmatique au nom du réalisme politique en répondant : « vous les marxistes, vous vivez dans un monde de théorie, nous, nous vivons dans le monde "réel" ».

L'opportuniste pragmatique ne voit pas qu'il est le plus utopique des politiciens. Sa conception de la réalité est basée sur une évaluation superficielle des événements, un calcul des avantages à court terme, et une dose substantielle d'auto-duperie - tout le contraire d'une vision scientifique des lois de la lutte des classes et de sa dynamique politique.

Tous les arguments avancés par l'opportuniste pour soutenir Kerry contribuent, en dépit de son intention, à désorienter politiquement la classe ouvrière. Il laisse ainsi la classe ouvrière entièrement non préparée au lendemain des élections, alors qu'elle devra confronter - indépendamment de qui gagne les élections - une immense intensification de la crise politique, économique et sociale aux États-Unis.

L'échec de la classe ouvrière à se libérer de la domination du Parti démocrate au cours des longues décennies d'agonie du libéralisme représente une tragédie historique. Les 35 dernières années ont vus une évolution toujours plus résolue du Parti démocrate vers la droite. Cette évolution découle principalement de l'affaiblissement de la position mondiale du capitalisme américain, qui a miné la base matérielle du type de libéralisme réformiste qui était à la base de l'intérêt que nourrissait la classe ouvrière pour le Parti démocrate.

Combinée à de grands changements dans la structure sociale de la société américaine, notamment à l'enrichissement significatif des sections de la haute classe moyenne formées de professionnels (avocats, professeurs d'université et autres) au sein desquels le Parti démocrate a traditionnellement recruté ses représentants politiques, la crise générale du capitalisme américain n'a fait qu'éliminer la base politique et économique du réformisme libéral au sein de la classe capitaliste et de sa périphérie sociale.

La décomposition politique du libéralisme américain est tellement avancée que le Parti démocrate est incapable même de monter un combat politique sérieux contre l'administration Bush. Il ne peut articuler les sentiments pacifistes des vastes sections des travailleurs et il ne le fera pas. Bien au contraire : l'objectif principal du Parti démocrate est de bloquer toute expression de l'opposition politique à la guerre.

Examinons le processus qui a mené à la nomination du sénateur John Kerry. Tous savaient que la question principale suscitant l'activisme politique lors des primaires de l'hiver 2003-2004 était l'opposition à la guerre en Irak. Les sondages indiquaient qu'environ 80 % des électeurs s'identifiant comme démocrates s'opposaient à l'invasion de l'Irak. C'est ce qui explique la popularité première du gouverneur Howard Dean du Vermont. Tous les autres candidats à la nomination démocrate, à l'exception du sénateur Joseph Lieberman, se sont adaptés au vaste sentiment pacifiste. Lieberman, qui proclamait fièrement son soutien à l'invasion de l'Irak et à la poursuite de son occupation, n'a jamais reçu plus de 7 % des voix lors des primaires dans n'importe quel État. Pendant plusieurs mois, il a semblé que Dean pouvait réellement remporter la nomination du Parti démocrate. C'est alors qu'il a été férocement attaqué par les médias qui l'ont déclaré comme incapable de gagner. La campagne des médias a été efficace, car elle faisait appel au désir des électeurs démocrates ordinaires de choisir un candidat pouvant vraiment remporter les élections de novembre.

C'est ce sentiment qui a entraîné la résurrection soudaine de la candidature de John Kerry, qui jusqu'alors ne semblait aller nulle part. Tout à coup, grâce aux sondages subtils et adroits des médias, les électeurs démocrates de l'Iowa et du New Hampshire ­ États où ont eu lieu le premier caucus et les premières élections primaires ­ ont réalisé que Kerry, en tant qu'ancien héros de guerre, serait immunisé contre le type de chauvinisme hargneux que la campagne Bush utiliserait sûrement lors des élections nationales. De son côté, Kerry adaptait prudemment sa rhétorique aux sentiments pacifistes en diminuant l'importance de son vote au Sénat en faveur de la résolution pour la guerre et se présentait comme un opposant aux politiques de Bush en Irak. Les électeurs démocrates se sont alors tournés vers lui comme le candidat anti-guerre pouvant remporter l'élection nationale. Et c'est ainsi qu'il fut proclamé candidat présidentiel au début de mars.

Et c'est ce qui marqua la fin de toute discussion à propos de toute idée de s'opposer à l'invasion et à l'occupation de l'Irak au sein du Parti démocrate. La guerre - qui avait nourrit tout l'activisme politique de la première période - a été transformée en nécessité. Par d'habiles manuvres, l'élite dirigeante s'est assurée que la campagne nationale ne servirait pas de forum à l'opposition publique à la guerre en Irak. Toute la base politique opposée à la guerre a été trahie de façon efficace.

Le résultat de ce processus a démontré jusqu'à quel point les partis politiques officiels sont entièrement indépendants des vastes masses aux États-Unis. La concentration du pouvoir politique entre les mains des deux partis bourgeois complémente la concentration de la richesse nationale dans l'infime strate sociale que constitue l'élite dirigeante américaine.

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Notes :
1. « America and the Ambivalence of Power », Current History, Novembre 2003, pp. 377 à 382.
2. « Riding for a Fall », Foreign Affairs, septembre/octobre 2004, p.119.
3. Le 17 août 2004.
4. « Riding for a Fall », p. 112.
5. Ibid, p. 113.
6. Voir « African Oil and US Security Policy », de Michael T. Klare et Daniel Volman, Current History, mai 2004.
7. « Manifeste de la IVe Internationale », dans Oeuvres de Léon Trotsky (Mai-Août 1940) [Paris, 1987], pp. 29-30.
8. Les graphiques proviennent du site www.inequality.org.
9. BusinessWeek, 31 mai 2004, p. 61.
10. « Partners and Competitors: Coming to terms with the new US-China economic relationship », de Bates Gill et Sue Ann Tay, Center for Strategic and International Studies.