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Un pygmée intellectuel dénonce Trotsky

Par David North
Article original paru le 2 août 2005

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Dans les périodes de réaction politique, d'innombrables formes d'arriération sociale, d'ignorance et de stupidité font surface. Tous les organes officiels de l'opinion publique exaltent une odeur désagréable. Bénéficiants de la protection des pouvoirs en place, encouragés par l'état de délabrement de la vie intellectuelle et raisonnablement confiants que personne n'aura l'occasion de protester pendant qu'ils se laissent aller en public, les «faiseurs d'opinions» contemporains n'éprouvent aucune honte au sujet de ce qu'ils disent ou écrivent.

Un des conséquences de ce climat malsain est la dénonciation injurieuse de Léon Trotsky qui apparaît de façon inattendue au beau milieu d'une critique de Théodore Dalrymple sur un nouveau livre écrit par Christopher Hitchens. Publiée dans l'édition week-end du Financial Times, la critique de Dalrymple s'objecte ardemment à un chapitre du livre d'Hitchens qui offre un portrait quelque peu admiratif de Léon Trotsky.

Dalrymple, qui écrit régulièrement des chroniques pour Spectator, une revue de droite publiée en Grande-Bretagne, ne peut pas supporter le fait que Hitchens reconnaisse que Trotsky était, à tout le moins, un grand écrivain. Malgré le fait que Hitchens ait rompu avec son passé radical et qu'il se soit recyclé comme un partisan de l'administration Bush et de la guerre en Irak, Dalrymple est frustré par ce qu'il perçoit comme de l'ambivalence chronique de la part de Hitchens envers le leader de la Révolution russe.

«Trotsky était un monstre moral», tonne Dalrymple. Faire des références favorables aux talents littéraires d'un tel homme, proclame-t-il, «est à peu près équivalent à dire que Hitler a été principalement, et de façon mémorable, un ami des animaux, comme le montre son affection pour son berger allemand Blondi ou bien qu'il a été un amoureux de la nature parce qu'il avait posé dehors habillé en lederhose [tenue traditionnel bavaroise].»

Dalrymple continue : «Le fait que Trotsky était un rédacteur talentueux et un styliste littéraire est une question secondaire. Il était un meurtrier de masse qui voulait asservir le monde une fois pour toute au lieu de petit à petit, comme Staline l'a fait. Tout cela est ignoré au nom d'une théorie complètement inadéquate et fondamentalement primitive.»

Pour faire une telle attaque, il faut supposer que le lecteur ne sait absolument rien du sujet traité. La comparaison avec Hitler n'est pas seulement dégoûtante, elle illustre une ignorance abyssale de faits historiques élémentaires. Personne n'a perçu plus clairement les dangers du fascisme ou n'a fait plus pour rallier la classe ouvrière allemande et internationale contre cette menace que Léon Trotsky lui-même. Pendant que plusieurs politiciens britanniques bourgeois travaillaient dans les coulisses avec Hitler, le considérant comme un allié potentiel contre l'Union soviétique, Trotsky résuma la signification du nazisme :

«Le fascisme a amené à la politique les bas-fonds de la société Tout ce qu'un développement sans obstacle de la société aurait dû rejeter de l'organisme national, sous la forme d'excréments de la culture, est maintenant vomi : la civilisation capitaliste vomit une barbarie non digérée. Telle est la physiologie du national-socialisme. »[1]


Il y a trente ou quarante ans, sans mentionner pendant la durée de sa propre vie, la description de Trotsky comme étant un «rédacteur talentueux» aurait été considérée par un public politiquement éduqué comme une grossière atténuation, un peu comme décrire Matisse, Picasso ou Rivera comme étant des griffonneurs doués. Si l'on fait exception des ennemis politiquement pathologiques de Trotsky, c'est-à-dire des staliniens et des antisémites fascistes, il était couramment admis que Léon Trotsky figurait parmi les plus grandes personnalités littéraires du vingtième siècle. C'était, d'ailleurs, l'opinion de quelques-uns des contemporains les plus brillants de Trotsky. Nous retrouvons, par exemple, les commentaires suivants dans la case du 3 juin 1931 de l'agenda de Walter Benjamin :

La veille, une conversation avec [Bertholt] Brecht, [Bernhard von] Brentano et [Hermann] Hesse au Café du Centre. La conversation tourne sur Trotsky; Brecht soutenait qu'il y avait de bonnes raisons de penser que Trotsky était le plus grand écrivain européen vivant. Nous avons échanger des extraits de ses livres. [2]

Brecht, Benjamin, Brentano et Hesse comprenait ce que Dalrymple ne comprend pas de toute évidence: qu'il y a une énorme différence entre être un «rédacteur talentueux» et «le plus grand écrivain européen vivant». Le premier peut aider Madison Avenue à vendre des produits ou peut satisfaire les besoins intellectuels limités d'un consommateur mal informé d'articles de journaux. Le dernier exerce une immense influence morale et culturelle sur l'humanité.

La grandeur de Trotsky en tant qu'écrivain reflète son envergure en tant que penseur; un homme dont les idées ont commandé le respect et attiré l'attention d'un auditoire mondial longtemps après qu'il ait perdu tous les attributs du pouvoir politique.

Nous n'avons qu'à lire la référence malhabile de Dalrymple à «une théorie complètement inadéquate et fondamentalement primitive» pour aussitôt reconnaître qu'il ne sait rien des écrits de Trotsky et qu'il n'a pas la moindre idée des enjeux de la lutte de Trotsky contre le stalinisme. Lesquels des livres de Trotsky Dalrymple a-t-il lus? De tous les livres attribués à Trotsky, on peut douter que Dalrymple n'en ait lu même un.

Comparons la référence banale et stupide à la «théorie complètement inadéquate et fondamentalement primitive» de Trotsky à la description du travail que ce dernier a accompli dans un livre sur Trotsky lui-même publié il y a 32 ans par Prentice-Hall, qui était à l'époque un important fournisseur de livres utilisés dans les universités. Trotsky faisait partie de la série « Great Lives Observed ». Décrivant Trotsky comme «un des géants de la première moitié du vingtième siècle», l'introduction de ce livre offre ce résumé de son travail théorique :

Son analyse des rapports sociaux dans la Russie impériale et le développement de l'idée de la «révolution permanente» suppose que, en tant que penseur marxiste, il pouvait, par sa propre créativité, aller plus loin que les formulations de Marx et Engels. En ce sens, son uvre théorique le place avec ce vieux mais brillant club de théoriciens marxistes comme Plekhanov, Kautsky, Luxembourg et, dans ce cas, Lénine lui-même. [3]

Pour ce qui est de la caractérisation de Trotsky par Dalrymple comme étant un «monstre moral», on peut se demander quel critère il emploie pour arriver à ce jugement. Trotsky était un révolutionnaire. Il percevait la lutte des classes non seulement comme un moyen parmi d'autres qui peut être employé dans la poursuite de fins politiques, mais comme une réalité ontologique de la société humaine. À l'intérieur de ce cadre, il adhérait au plus stricte des codes moraux : c'est-à-dire celui dans lequel les actions des individus sont jugés en relation aux intérêts objectifs de la classe ouvrière et de sa lutte contre l'exploitation et toutes les formes d'oppression et d'injustice.

Trotsky, qui a tout sacrifié à la défense de ses principes révolutionnaires et qui a donné sa propre vie dans la lutte contre la trahison stalinienne de la Révolution russe, a laissé derrière lui une citation expliquant son credo moral :

«Le moyen ne peut être justifié que par la fin. Mais la fin a aussi besoin de justification. Du point de vue du marxisme, qui exprime les intérêts historiques du prolétariat, la fin est justifiée si elle mène à l'accroissement du pouvoir de l'homme sur la nature et à l'abolition du pouvoir de l'homme sur l'homme.

« Serait-ce que pour atteindre cette fin tout est permis ? » nous demandera sarcastiquement le philistin, révélant qu'il n'a rien compris. Est permis, répondrons-nous, tout ce qui mène réellement à la libération des hommes. Cette fin ne pouvant être atteinte que par les voies révolutionnaires, la morale émancipatrice du prolétariat a nécessairement un caractère révolutionnaire. De même qu'aux dogmes de la religion, elle s'oppose irréductiblement aux fétiches, quels qu'ils soient, de l'idéalisme, ces gendarmes philosophiques de la classe dominante. Elle déduit les règles de la conduite des lois du développement social, c'est-à-dire avant tout de la lutte des classes, qui est la loi des lois.

Le moraliste insiste encore:


«Serait-ce que dans la lutte des classes contre le capitalisme tous les moyens sont permis ? » Le mensonge, le faux, la trahison, l'assassinat "et cætera" ?

«Nous lui répondons : ne sont admissibles et obligatoires que les moyens qui accroissent la cohésion du prolétariat, lui insufflent dans l'âme une haine inextinguible de l'oppression, lui apprennent à mépriser la morale officielle et ses suiveurs démocrates, le pénètrent de la conscience de sa propre mission historique, augmentent son courage et son abnégation. Il découle de là précisément que tous les moyens ne sont point permis. Quand nous disons que la fin justifie les moyens, il en résulte pour nous que la grande fin révolutionnaire repousse, d'entre ses moyens, les procédés et les méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre les autres ; ou qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours ; ou qui diminuent la confiance des masses en elles-mêmes et leur organisation en y substituant l'adoration des "chefs". Par-dessous tout, irréductiblement, la morale révolutionnaire condamne la servilité à l'égard de la bourgeoisie et la hauteur à l'égard des travailleurs, c'est-à-dire un des traits les plus profonds de la mentalité des pédants et des moralistes petits-bourgeois.»[4]

Il est bien sûr possible d'opposer sur des bases philosophiques le rejet trotskyste de l'impératif catégorique de Kant comme étant le point de départ pour évaluer la légitimité politique de telle ou telle action. Parmi les opposants les plus convaincus de Trotsky, on trouve le philosophe américain John Dewey. Mais il ne serait jamais venu à l'esprit de Dewey, un homme d'une grande intégrité intellectuelle, de décrire Trotsky comme un «monstre moral».

C'eût été sans importance et éthiquement impossible d'être le président d'une commission établie pour enquêter sur les accusations du régime stalinien à l'endroit de Trotsky si ce dernier était, par l'authentique nature de sa vie politique, un criminel moral. Bien qu'il était en désaccord avec la vision marxiste du monde, Dewey comprenait très bien que des questions de grands principes étaient en jeu dans la défense de la réputation de Trotsky, c'est-à-dire de son «honneur révolutionnaire», contre des accusations fausses et sans fondement. Une telle finesse morale, sans mentionner son intégrité personnelle, est très loin de l'horizon intellectuel de M. Dalrymple.

Finalement, le journaliste oublie de nous dire qui, parmi les leaders de la bourgeoisie d'alors ou d'aujourd'hui, il désigne comme modèle de moralité. Peut-être Winston Churchill, qui a envoyé des dizaines de milliers de jeunes se faire tuer pendant la Première Guerre mondiale et qui a sanctionné l'utilisation de gaz toxiques contre les insurgés irakiens dans les années 1920? Ou le Président Harry Truman, qui a donné l'ordre pour le lancement de deux bombes atomiques il y a 60 ans sur les villes sans défenses d'Hiroshima et de Nagasaki, éliminant près de 200 000 vies humaines? Ou, de façon plus contemporaine, le premier ministre Tony Blair, recourant à des mensonges éhontés, pour conduire son pays dans une guerre qui a coûté la vie de dizaines de milliers de personnes?

Nous attendons, sans être trop impatient, la réponse de M. Dalrymple.

Notes:

1. Comment vaincre le fascisme (Éditions de la Passion, 1993) p. 230.

2. Selected Writings, Volume 2, 1927-1934 (Cambridge, MA: Harvard University Press, 2001), p. 477.

3. Great Lives Observed: Trotsky (Englewood Cliffs, NJ: Prentice-Hall, 1973), p. 1.

4. Leur morale et la nôtre, accessible en ligne


 

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