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Youkos et la lutte pour les ressources énergétiques en Russie

Par Ulrich Rippert
Le 6 janvier 2005

Quelques jours avant Noël, le gouvernement américain critiqua à nouveau de façon virulente la conduite des autorités russes dans le démantèlement du trust pétrolier Youkos. Le porte-parole adjoint du ministère américain des Affaires étrangères, Adam Ereli, déclarait devant la presse que le rachat de la principale société de production deYoukos, Youganskneftegas, n'avait « pas été franche ou transparente ».

« Nous pensons que c'est un mauvais signal aux investisseurs étrangers » déclara le représentant du gouvernement américain et il mit le gouvernement russe en garde : les faits touchant Youkos pourraient « influencer négativement » le rôle joué par la Russie dans l'économie mondiale.

La veille, le trust d'Etat Rosneft avait fait annoncé le rachat de Youkos par le groupe financier Baïkal. Il confirmait ainsi les rumeurs selon lesquelles ce groupe financier jusque-là inconnu, qui avait remporté pour sept milliards d'Euros la vente aux enchères forcée de la filiale de Youkos le 19 décembre, agissait en tant que prête-nom pour le gouvernement Poutine.

Cette manoeuvre permit au gouvernement russe de reprendre, temporairement du moins, le contrôle d'une partie des ressources énergétiques russes, étant donné que Rosneft avait déjà manifesté, à la fin de l'été, son intention de s'allier au trust russe semi-étatisé du gaz, Gazprom, ce qui conduirait à augmenter la part de l'Etat dans Gasprom, la portant de 38 pour cent actuellement à 51 pour cent.

Jusqu'au dernier moment, des entrepreneurs américains et les représentants du gouvernement de Washington avaient essayé d'empêcher un tel processus. La veille de la vente aux enchères, un tribunal de Houston au Texas avait demandé une suspension de la vente des actifs de Youkos en arguant que de nombreux investisseurs américains s'en trouveraient affectés. Les autorités russes ne se laissèrent pas impressionner. Le point de vue de Poutine fut reproduit plus tard en ces termes dans les médias : ces messieurs du Texas ne comprenaient de toute évidence rien à leur métier juridique et ne semblaient guère savoir où se situait la Russie sur la mappemonde.

La réaction du président Bush fut tout aussi vive. Il fit part de son intention de demander publiquement des comptes à Poutine en ce qui concernaitYoukos lors de son voyage en Europe le mois prochain. Il fit savoir par son porte-parole, McClellan, que c'était la responsabilité de la Russie de créer un climat dans lequel droit à la propriété et Etat de droit étaient protégés.

Le « droit à la propriété et l'Etat de droit », revendiqués par Bush ne signifient rien d'autre que le droit illimité des trusts américains de piller les matières premières partout dans le monde et de qualifier tout ce qui leur résiste de terrorisme.

Intérêts américains

Le duel dont Youkos est l'enjeu montre, comme dans un miroir ardent, le choc de plus en plus violent des antagonismes opposant la Russie, l'Amérique et l'Europe et, pour ce qui est, de l'Europe, surtout l'Allemagne.

Il y a un an et demi, le trust Youkos passait encore pour le numéro un incontesté du secteur pétrolier russe. Le fondateur du trust, Mikhaïl Khodorkovski, faisait partie des oligarques les plus dépourvus de scrupules qui, avec les méthodes de la mafia, avaient mis dans les années 1990 la main sur une grande partie de la propriété d'Etat soviétique. On lui reproche plusieurs meurtres et tentatives de meurtre visant des fonctionnaires et des associés.

Khodorkovski a débuté sa carrière en tant que bureaucrate stalinien du Komsomol, l'organisation des jeunesses communistes. En 1987, il se servit de sa position dans un comité de district du Komsomol pour fonder une entreprise du nom de Menatep qu'il transforma au temps de la Perestroïka en banque par laquelle il reçut, sans autre contrôle et en toute discrétion, de argent de l'Etat.

Lorsqu'au milieu des années 1990 la privatisation fut menée de grand style, Khodorkovski utilisa cet argent pour conclure avec ses amis du Kremlin des marchés qui lui permirent de racheter des usines chimiques et des complexes industriels d'Etat immenses pour une fraction de leur valeur réelle. En 1995, il racheta pour 300 millions de dollars seulement le trust Youkos dont la valeur sur le marché fut peu de temps après estimée à 30 milliards de dollars.

Tandis que la grande majorité de la population russe vivait dans une cruelle pauvreté et que de plus en plus d'emplois étaient détruits, une poignée d'oligarques immensément riches gaspillait la plus grande partie de la propriété publique et transféraient des milliards de dollars à l'étranger.

Mais Khodorkovski alla, lui, encore plus loin. En étroite collaboration avec Washington et les trusts pétroliers américains Chevron et Exxon qui, comme plusieurs articles de journaux l'ont mentionné, négocièrent une prise de contrôle de Youkos jusqu'à 50 pour cent, il commença à développer une sorte de politique étrangère personnelle. Les négociations avec Chevron et Exxon comprenaient également la construction d'un réseau d'oléoducs propre à Youkos destinée à casser le monopole d'Etat et à acheminer les flots de pétrole sur le marché mondial en contournant le gouvernement russe.

On conçoit la proximité, dans ces projets, des rapports entre l'économie et la politique américaines, au fait que la future ministre des affaires étrangères, Condoleezza Rice avait été, avant sa nomination comme conseillère nationale pour la securité, membre du conseil d'administration de Chevron ; le trust donna même son nom à un de ses pétroliers. Le vice-président Cheney joua un rôle-clé lors des négociations pour la construction d'oléoducs dans la zone caspienne. La sociéte pétrolière la plus importante dans le consortium CPC (Caspian Pipeline Consortium) est encore Chevron.

Le magazine allemand Der Spiegel écrivait dans sa dernière édition du mois de décembre : « Jusqu'en 2003 Khodorkovski avait ses entrées à Washington. Il était la charnière du dialogue énergétique russo-américain, une sorte d'agent prospecteur de l'industrie pétrolière américaine dans le monopoly lucratif des réserves de matières premières de l'empire poutinien ».

Un nombre croissant de managers américains s'étaient peu à peu retrouvés au sein du conseil d'administration de Youkos et Khodorkovski commença à intervenir plus directement dans l'évolution politique de la Russie. A l'aide de dons généreux il finança de soi-disant « partis démocratiques d'opposition » et essaya de se servir du vaste mécontentement à l'égard du gouvernement russe et de la crise sociale croissante pour entraîner un changement de régime. Il y a quelques semaines l'on a pu voir en Ukraine de quelle façon ce genre de politique fonctionne, c'est-à-dire comment un « mouvement démocratique » téléguidé par des millionnaires fut utilisé pour amener au pouvoir un gouvernement favorable à Washington.

Au printemps de 2003, le gouvernement de Moscou passa à l'offensive. En mai, le « Conseil de la sécurité nationale » (SNS) publia un rapport sur une conspiration de la part d'oligarques visant à prendre le pouvoir en Russie. Quelques semaines plus tard, le responsable de la sécurité de Youkos, Alexei Pichugin, était arrêté pour double incitation au meutre. Au début du mois de juillet, Platon Lebedev, un millionaire et co-propriétaire de Youkos fut arrêté lui aussi. On lui reprochait d'avoir lésé l'Etat de 283 millions de roubles (environ 8 à 9 millions d'Euros). Une semaine plus tard, le 9 juillet 2003, le parquet général ouvrait une enquête contre Youkos pour fraude fiscale. Le même jour, on perquisitionnait à Saint Petersbourg les locaux de Menatep, la banque avec laquelle travaille Youkos.

Le 4 septembre, Youkos acheta le journal libéral Moskoskie nowostie et essaya de présenter les actes de l'Etat comme une conspiration de membres dirigeants de l'administration présidentielle contre « la libre entreprise ». La fédération patronale RSPP et l'Association Business-Russie envoyèrent des lettres de protestation à Poutine et appelèrent à d'autres formes de protestation.

Un mois plus tard, le 25 octobre 2003, Mikhail Khodorkovski était arrêté. Quelques jours plus tard, il abandonnait la direction du trust. Lui succéda tout d'abord le manager américain Simon Kukes qui fut remplacé, six mois plus tard, par Steven Theede, jusque-là le principal manager de Conoco Phillips, la troisième entreprise énergétique des Etats Unis.

Le fait que Youkos engage une procédure judiciaire de protection à l'égard de ses créanciers et fasse une tentative de dernière minute afin d'empêcher une vente aux enchères forcée de sa plus importante société de production devant un tribunal américain, n'était donc pas un hasard. Cela reflétait une situation où des trusts américains influents se servaient depuis pas mal de temps de Youkos afin d'imposer leurs intérêts. Les autorités russes ayant ignoré le jugement rendu au texas, Youkos avait annoncé le dépôt d'une plainte et d'une demande de dommages et intérêts contre tous ceux qui étaient mêlés à la vente aux enchères forcée.

Intérêts allemands

Cependant le jugement américain ne visait pas seulement le gouvernement Poutine, sur l'action duquel le droit texan n'a de toute façon pas d'influence. Elle visait aussi le partenariat stratégique qui existe dans le domaine énergétique entre Berlin et Moscou et qui s'amplifie depuis un certain temps entre les deux pays.

A l'origine, il était prévu que le trust énergétique russe Gazprom reprendrait l'affaire principale de Youkos. On avait créé à cette fin un consortium bancaire sous la direction de la Deustche Bank et de l'institut financier hollandais ABN Amro, qui devait mettre à la disposition de Gazprom les crédits importants nécessaires à l'opération. Mais, après le jugement du Texas, les banques européennes se retirèrent de l'affaire, du moins provisoirement. Elles craignaient des représailles contre leurs filiales américaines et leurs opérations financières au niveau international.

La coopération germano-russe sur le plan énergétique n'en est pas affaiblie. Elle cherche seulement des moyens d'éviter de se heurter trop ouvertement aux Etats-Unis. En Octobre déjà, la Deutsche Bank avait octroyé un crédit de 200 millions de dollars à Gazprom, pour soutenir et influencer les plans d'expansion de l'entreprise. A travers sa filiale Ruhrgas, la société énergétique allemande E.ON participe déjà à hauteur de 6,4 pour cent au capital de Gazprom. Au début du mois de décembre, le journal Süddeutsche Zeitung écrivait que la Deutsche Bank avait obtenu de Gazprom un contrat de consultation.

Gazprom, qui réalise 94 pour cent de la production de gaz naturel russe et qui possède tous les gazoducs se trouvant sur le territoire russe, est aujourd'hui déjà le plus grand producteur de gaz naturel du monde. L'entreprise, qui occupe 300 000 salariés, réalise un chiffre d'affaires de 23 milliards d'Euros. Si Gazprom réussit à s'incorporer les entreprises principales de Youkos et, comme prévu, à reprendre les entreprises pétrolières Rosneft et Sibneft, le trust deviendrait aussi le principal producteur de pétrole du monde.

En réaction à l'accroissement des tensions transatlantiques, le gouvernment fédéral a sans cesse développé la coopération économique entre la Russie et l'Allemagne. Un tiers du gaz naturel et du pétrole consommé en République fédérale vient d'ores et déjà de Russie. En quatre ans seulement, de 1999 à 2003, les exportations allemandes vers la Russie sont passées de 5 à 12 milliards d'Euros, et les importations en provenance de Russie sont passées de 8 à presque 14 milliards d'Euros.

L'été dernier, des entreprises allemandes et russes ont signé un accord-cadre pour la construction d'un gazoduc passant par la Mer Baltique. Ce gazoduc doit relier les nappes de gaz sibériennes à l'Europe de l'Ouest et déboucher à Greifswald ­ sans emprunter la voie habituelle par l'Ukraine et la Pologne. Le coût extrêmement élevé de l'entreprise n'est pas encore couvert, mais les banques, les grands trusts énergétiques et les deux gouvernements, allemand et russe, y travaillent d'arrache-pied.

La destruction de Youkos n'a pas mis fin à la lutte pour le contrôle des sources d'énergie russes, mais l'a encore intensifiée. Tandis que l'économie allemande, orientée à l'exportation, est très intéressée à minimiser au maximum les conflits avec les Etats-Unis, les intérêts opposant l'Allemagne aux Etats-Unis se sont heurtés de plein fouet dans le domaine des matières premières russes.

A l'opposé de Washington, qui essaie d'accéder aux sources d'énergie sibériennes par le biais d'oligarques et de trusts privés tels Khodorkovski etYoukos, le gouvernement allemand s'appuie sur Poutine et l'Etat russe. Cela ne vaut pas mieux. L'affirmation du chancelier Schröder, selon laquelle Poutine était un « démocrate irréprochable » n'est pas moins mensongère que la campagne des médias américains, faisant l'éloge de Khodorkovski comme étant un pionnier de la liberté et de la démocratie.

Avec sa ligne du « partenariat stratégique » avec la Russie, l'impérialisme allemand poursuit la défense de ses propres intérêts vitaux. Dans le but d'assurer l'approvisionnement énergétique durant les prochaines décennies, le gouvernement allemand aspire non seulement à obtenir des contrats de livraison à long terme, mais soutient également la constitution de grands projets germano-russes et encourage l'économie allemande à investir directement dans des droits de forage et des participations aux entreprises. Du fait de ses propres intérêts géostratégiques, le gouvernement américain veut à tout prix empêcher la formation de grands trusts et de monopoles dominant le marché qui en seraient la conséquence.

Une renationalisation de parties du secteur énergétique russe n'a rien à voir avec une protection des ressources nationales contre leur bradage par des oligarques sans scrupules, comme l'ont prétendu certains commentateurs et comme l'a affirmé Poutine lui-même. Le gouvernement Poutine n'est pas moins un gouvernment de l'oligarchie que ne l'était, avant lui, le gouvernement Eltsine. Seules les circonstances ont changé. Si Eltsine a cassé l'Union soviétique en bradant les entreprises nationales comme dans une foire et en organisant l'enrichissement sans retenue d'une petite élite, Poutine, lui, cherche dans l'intérêt de cette même élite à créer un Etat fort qui réprime la résistance grandissante de la population et qui assure que la privatisation se fasse en respectant « un certain ordre ».

La restauration capitaliste a toutefois une logique et des conséquences propres. La concurrence croissante sur le marché mondial ne laisse pas beaucoup d'espace pour une politique de grande puissance de la part de la Russie. Les trusts américains poursuivront et intensifieront leur assaut des sources d'énergie russes. Et, dans la mesure où le gouvernement russe s'aligne dans ces conflits sur l'impérialisme allemand, les antagonismes entre nations impérialistes qui ont déjà conduit au siècle dernier à deux guerres mondiales ne feront que s'exacerber.


 

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