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Le cabinet fédéral allemand décide de précipiter des troupes au Congo

Par Andreas Reiss et Peter Schwarz
1er juin 2006

Quand au 19ème siècle l'Afrique était partagée entre les puissances coloniales, l'Allemagne apparut trop tard sur le devant de la scène et dut se contenter d'une part plus petite du gâteau africain, à savoir du Togo et de la Namibie qu'elle perdit ensuite durant la Première guerre mondiale. A présent, une nouvelle ruée sur l'Afrique a débuté et l'Allemagne ne veut pas cette fois rester à l'écart.

C'est ce qui explique la décision prise ce mois-ci par le cabinet allemand d'envoyer 780 soldats en République démocratique du Congo, région en proie actuellement à la guerre civile. L'autorisation du Bundestag (parlement allemand) à cet effet semble acquise.

L'opération militaire allemande projetée sur le continent africain sera la plus importante intervention militaire entreprise depuis la capitulation de l'Afrikakorps de Hitler en mai 1943. L'intervention a lieu dans le cadre d'une mission de l'Union européenne (UE) comptant quelques 2.000 hommes et à la tête de laquelle se trouve le haut commandement allemand.

L'intervention est officiellement censée veiller militairement au bon déroulement des élections prévues pour le 30 juillet et est limitée à quatre mois. Les critiques sont pourtant d'avis qu'il s'agit là d'une aventure dont l'issue est incertaine. Le développement de la mission est pour le moment imprévisible. Elle pourrait rapidement se transformer en un vrai engagement guerrier.

L'homme au pouvoir, Joseph Kabila, a à sa disposition une garde présidentielle comptant entre 10.000 et 15.000 hommes qu'il pourrait mobiliser en cas de défaite électorale. Cette garde est issue du Katanga, sa province natale, riche en ressources naturelles.

Dans l'est du pays, les élections pourraient facilement avoir un effet catalyseur et embraser la guerre civile latente. Des seigneurs de guerre locaux ont organisé des groupes tels les forces rwandaises proches du Rassemblement congolais pour la Démocratie basées à Goma, et le FLNR (successeur de la milice extrémiste Hutu Interahamwe qui avait dirigé la campagne du génocide de 1994) ainsi que le général Laurent Nkunda connu pour être le fantoche du président rwandais Kagame, n'ont absolument aucun intérêt à ce que les élections confèrent davantage de pouvoir au gouvernement central de Kinshasa.

Les principaux candidats qui sont pour un gouvernement central sont loin de défendre la démocratie. On compte parmi eux l'ancien gouverneur de la banque centrale, Pierre Pay-Pay, ainsi que l'ancien premier ministre Etienne Tshisekedi. Ce dernier a appelé à boycotter les élections et ne jouera donc aucun rôle lors de ces élections. Les deux hommes, tout comme Kabila, disposent de forts contingents militaires, Pay-Pay sous la forme d'une alliance entre divers dirigeants militaires et politiques basés dans la capitale et Tshesekedi dans la province Kasai qu'il contrôle.

Dans ces conditions, les soldats de l'UE pourraient rapidement être mêlés à un violent conflit et qui pourrait avoir pour conséquence l'envoi de troupes bien plus importantes.

De telles craintes sont largement ressenties à Berlin. Le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung a rapporté que «De nombreux députés CSU/CDU [du Parti social-chrétien (CSU) et du Parti chrétien-démocrate (CDU)] craignent une surcharge de la Bundeswehr [l'armée allemande] et des coûts incalculables au cas où l'intervention ne s'achèverait pas en temps voulu. Wolfgang Gerhard, politicien du Parti démocrate libéral (FDP) l'a critiqué en disant qu'il s'agissait de l'intervention la plus médiocrement organisée qu'il ait jamais vue. Le spécialiste des questions de défense au SPD, Johannes Kahrs, a parlé d'une «mission fanfaronne».

La lutte pour les matières premières

«On s'engage, et puis on voit», telle était la fameuse devise de Napoléon avant toute bataille aléatoire. Le gouvernement allemand manifestement suit la même devise lorsqu'il se moque de tout avertissement et insiste sur une intervention au cur de l'Afrique. Quelle est la raison pour un tel goût du risque? Pourquoi le gouvernement allemand de grande coalition [CDU/CSU et SPD] accorde-t-il une telle importance à une présence militaire au Congo?

La justification officielle selon laquelle il s'agirait de garantir un «développement pacifique et démocratique» au Congo est tout bonnement un mensonge. Le simple fait de s'imaginer que 2.000 soldats européens pourraient pacifier, en l'espace de quatre mois, un pays complètement ébranlé, de la taille de l'Europe, est absurde.

Le Congo est en proie à une guerre civile depuis dix ans, une guerre qui a coûté la vie à quelques 3,8 millions de personnes. Y sont impliqués, au même titre que les seigneurs de guerre indigènes et les troupes gouvernementales, des troupes des pays voisins, Ouganda, Rwanda, Angola, Burundi et Soudan, ainsi que d'autres Etats, tels le Tchad, la Namibie et l'Afrique du Sud et, directement ou indirectement, des forces françaises, américaines et d'autres puissances industrielles occidentales.

Avant la guerre, le pays avait été ravagé durant les trois décennies du régime du dictateur Sese Seke Mobutu. Mobotu était venu au pouvoir après l'assassinat en 1961, avec l'aide des Occidentaux, du dirigeant congolais de l'indépendance, Patrice Lumumba.

La souffrance sans fin de la population indigène, la destruction économique totale de l'un des pays les plus riches du continent africain ainsi que la montée d'une génération entière d'enfants et d'adultes brutalisée d'une manière indescriptible et qui a grandi dans une vaste zone de guerre n'en sont que les conséquences les plus évidentes. L'une des formes les plus abominables du conflit est l'utilisation très répandue, dans l'ensemble du pays, de mineurs comme «enfants soldats».

Même si les élections à venir se déroulaient sans heurts, cela ne changerait rien aux problèmes fondamentaux que connaît le pays. Le résultat des élections n'entraînerait tout au plus qu'une redistribution des cartes entre les cliques ethniques qui se font concurrence et les puissances impérialistes qui les soutiennent.

C'est précisément la raison pour laquelle le gouvernement allemand tient absolument à être de la partie. L'enjeu est de prendre pied au Congo et dans le continent africain en général, dont les énormes richesses naturelles font une fois de plus l'objet d'un partage entre les principales puissances.

Le contexte de la guerre civile au Congo se trouve dans les matières premières dont dispose la région. Les provinces du pays sont riches en or, en diamants, en cuivre, en cobalt, en pétrole et en coltan, minerai précieux employé dans l'industrie de haute technologie. L'exploitation de ces importantes ressources est la récompense qui revient aux puissances capables de maintenir une position de force dans la multitude de conflits se déroulant dans la région.

L'importance économique incontestable de la région pour l'industrie peut se voir à l'implication de nombre de grands groupes transnationaux dans le conflit. Et c'est cette convoitise suscitée par les richesses minières qui pousse l'UE à intensifier son engagement en Afrique centrale.

Selon le diplomate allemand, Albrecht Conze, qui est le directeur adjoint de la Mission des Nations unies en République démocratique du Congo (Monuc), le Congo miné par la pauvreté pourrait se classer parmi les cinq pays les plus riches d'Afrique s'il y régnait un ordre politique stable. Conze a écrit dans le numéro d'avril du journal International Politics : «Ses ressources naturelles avérées font qu'avec l'Afrique du Sud, il figure au premier rang des pays africains. Son potentiel dans le domaine de l'hydro-électrique pourrait en faire le fournisseur énergétique de la moitié de l'Afrique Ses réserves en bois de ses forêts tropicales en grande partie encore intactes sont les plus grandes du monde.»

Une lutte acharnée sévit depuis des années au sujet de ces ressources. La France a profité très longtemps du fait qu'on parle le français dans cette ancienne colonie belge pour entretenir des relations avec le dictateur Mobutu. Lorsque Mobutu a été renversé par Laurent Kabila en 1997, les Etats-Unis ont saisi leur chance. Ils ont soutenu Kabila et plus tard son fils Joseph quand celui-ci a pris le pouvoir après l'assassinat de son père en 2001.

Ce soutien a rapporté gros. En août dernier, la compagnie américaine Phelps Dodge s'est vue attribuer une licence pour démarrer l'extraction des plus grandes réserves de cuivre du monde demeurées intouchées. Pour les droits de prospection évalués à environ 90 milliards de dollars, Phelps Dodge a payé tout juste 15 millions de dollars au grand dam de Conze.

Dans son article, Conze explique aussi en détail comment les matières premières du pays sont pillées. Partant du district d'Isturi où se trouvent les deuxièmes plus importantes réserves d'or d'Afrique, l'or est transporté hors du pays en passant par l'Ouganda. Le coltan et la cassitérite (une forme d'étain de haute qualité) quittent la province de Kivu en passant par le Rwanda et le cobalt produit dans la province du Katanga est acheminé hors du pays via la Zambie. Les pays avoisinants soutiennent différentes milices régionales d'opposition et sont à leur tour soutenues par les puissances industrielles.

L'extraction des diamants se fait en employant des centaines de milliers d'ouvriers réduits à l'état d'esclaves. Les diamants sont transportés par un réseau de distribution contrôlé par une famille libanaise. Kabila a accordé le plus important contrat à un homme d'affaires israélien qui travaille en étroite collaboration avec l'entreprise russe Alrosa et qui contrôle un quart de la production mondiale de diamants.

Alors que Conze accuse la Russie et la Chine de poursuivre un «nouveau colonialisme», et garde le silence sur le rôle joué par les Etats-Unis, il affirme que l'Afrique du Sud et le l'UE jouent un «rôle constructif». Sans «l'intervention régulière de l'Afrique du Sud et de l'UE le processus de transition aurait déraillé à maintes reprises depuis 2003,» écrit-il.

C'est de la propagande pure et simple. Pendant longtemps c'est la France qui s'est employée à défendre ses propres intérêts dans la région par des méthodes tout aussi répréhensibles que celles employées par les autres grandes puissances. Ainsi il a été prouvé que le génocide du Rwanda qui a fait quelques 900.000 victimes Tutsi, avait été planifié, préparé et exécuté avec l'approbation tacite de l'ancienne puissance coloniale française.

C'est également la France qui a joué un rôle clé pour forcer la présence militaire de l'UE au Congo. Le contingent français équivaut à celui de l'Allemagne. La chancelière allemande, Angela Merkel, a promis, il y a des mois de cela, au président français, Jacques Chirac, une participation allemande à ce genre de mission.

Toutefois, l'intérêt du gouvernement allemand pour le continent africain n'est pas une nouveauté du gouvernement de grande coalition. L'ancien gouvernement du chancelier Gerhard Schröder (SPD) et du ministre des Affaires étrangères, Joschka Fischer (Parti des Verts), a préparé en grande partie le terrain en élargissant l'engagement diplomatique et militaire de l'Allemagne à différentes régions d'Afrique centrale.

Depuis le génocide, au Rwanda voisin, l'aide au développement fournie par l'Allemagne constitue le poste le plus important au budget national. Dans le but déclaré de faire la chasse à ceux qui ont massacré des gens durant le génocide, l'actuel gouvernement rwandais envahit régulièrement le territoire congolais. En réalité, il participe au pillage des ressources naturelles congolaises. Le fait que l'aide au développement allemande joue un rôle significatif dans le financement de ces invasions est soit ignoré soit justifié sur la base de la «reconstruction» de l'infrastructure du pays.

Le conflit avec la Chine

L'Allemagne et la France craignent que les Etats-Unis, et surtout la Chine, ne les éclipsent au Congo et plus généralement en Afrique. Walther Stützle, ancien secrétaire d'Etat pour la Défense au gouvernement fédéral allemand, a déclaré ceci explicitement au micro de Deutschlandradio Kultur et dans le quotidien berlinois Tagesspiegel.

«La course à l'exploitation des matières premières africaines est en cours depuis longtemps et ce de manière féroce, y compris au Congo,» écrivit-il. «Les Américains et les Chinois ont bien plus planifié leurs stratégies que les Européens Ce n'est que tardivement que l'UE s'est demandé s'il fallait laisser l'Afrique à d'autres, tels les Etats-Unis et la Chine, qui défendent leurs intérêts politiques avec force. L'Europe, selon les calculs politiques de la France, ne doit plus se réduire à être une destination pour réfugiés africains, mais doit imposer ses intérêts africains en Afrique. Ce n'est pas la 'démocratie' qui est à l'ordre du jour, mais la stabilité politique.»

Certes, Stützle rejette, dans sa forme actuelle, la présente intervention au Congo parce que selon lui elle n'a pas été suffisamment préparée et réfléchie. «Jacques Chirac devrait être habitué à l'envergure de telle mission ; Berlin par contre se présente de manière inchangée comme un missionnaire de la démocratie. La puissance française et l'humanité allemande en route vers l'Afrique ­ dans quel but ?» demanda-t-il.

Une autre indication de l'inquiétude ressentie par le gouvernement allemand face à la pénétration chinoise en Afrique est fournie dans un article paru le 11 mai dans le journal Frankfurter Allgemeine Zeitung sous le titre «La Chine déborde vers l'Afrique.»

«La Chine ne fait pas les choses à moitié en Afrique, elle y achève la besogne,» peut-on lire. «Au Soudan, la Chine est devenue à présent le plus grand consommateur de pétrole. En Angola, qui est le deuxième producteur de pétrole en Afrique après le Nigeria, les Chinois apprennent la peur aux concurrents déjà établis et provenant de l'Europe et des Etats-Unis. Au Congo, les Chinois extraient du cuivre et du cobalt en grandes quantités et dans des conditions ahurissantes, au Zimbabwe c'est le platine et les entreprises minières d'Afrique du Sud ont du mal à acheminer suffisamment de houille, de platine et de minerai de fer pour satisfaire la demande chinoise.»

Le volume commercial entre la Chine et le continent africain a augmenté de 700 pour cent dans les années 1990. Au cours de ces trois dernières années, il a doublé chaque année et a grimpé de 9 milliards de dollars en 2002 pour atteindre près de 35 milliards de dollars en 2005. La Chine est devenue à présent le troisième partenaire commercial de l'Afrique après les Etats-Unis et la France, éclipsant ainsi la Grande-Bretagne.

Pour la Chine, il ne s'agit pas seulement d'assurer ses besoins en matières premières, mais il s'agit d'établir un débouché pour ses marchandises. Selon l'article, «Les produits chinois sont bon marché et correspondent donc au pouvoir d'achat des Africains.»

Le Frankfurter Allgemeine Zeitung a dû reconnaître que le commerce africain avec la Chine présente aussi des avantages. «La Chine a annulé des dettes d'un montant de 10 milliards de dollars de pays africains. Elle envoie tous les ans des équipes de médecins vers le continent et invite chaque année des milliers d'étudiants et de travailleurs africains à poursuivre leurs études ou leur formation en Chine. De plus, les routes, les ponts, les hôpitaux et les écoles construites par les Chinois sont à moindre coût et de qualité acceptable.»

Dans ce contexte, les raisons pour lesquelles l'Allemagne insiste à établir rapidement une forte présence en Afrique apparaissent clairement. Même si, ce faisant, il est toujours question d'efforts entrepris pour un «développement pacifique et démocratique» (pour reprendre les propos du ministre de la Défense Franz Josef Jung) et de «stabilité», il ne faudrait pas prendre ceci au pied de la lettre. Cela signifie en fait exercer de l'influence sur des régimes qui agiront aussi dans l'intérêt de l'économie allemande. Voici l'objectif de la mission entreprise par l'armée allemande au Congo.