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Les verdicts du procès Enron: la corruption et le capitalisme américain

Par Joe Kay
1er juin 2006

Les verdicts de culpabilité rendus par un jury de Houston la semaine dernière contre les anciens dirigeants d'Enron, Kenneth Lay et Jeffrey Skilling, nous donnent l'occasion d'évaluer la signification de la montée et de la chute de la compagnie dans le contexte du capitalisme américain.

Les comptes-rendus donnés par les jurés après que les verdicts eurent été annoncés indiquent qu'ils s'entendaient tous sur le fait que les preuves contre les deux cadres étaient accablantes. La majorité de ces preuves étaient des témoignages d'une dizaine d'anciens cadres qui incriminaient Lay et Skilling pour leurs rôles dans la fraude envers des investisseurs et des employés par diverses formes de manipulations comptables. Les jurés ont rapidement rejeté la position absurde de la défense selon laquelle, essentiellement, Enron était une compagnie prospère qui avait fait faillite en décembre 2001, principalement à cause des machinations de Wall Street et d'une couverture de presse négative.

Plusieurs jurés ont fait remarquer qu'ils avaient réagi négativement aux témoignages des accusés, et particulièrement celui de Lay, qui ne pouvait cacher son arrogance alors qu'il était à la barre. D'autres ont déclaré que le fait que Lay ait vendu des millions de dollars d'actions de la compagnie dans les mois précédant la faillite, alors qu'il encourageait les employés à continuer d'acheter, était effrayant.

Un juré fit remarquer que «C'était essentiellement la nature de la personne qu'il était. Il est passé à la caisse avant que les employés ne le fassent.» Certains jurés ont parlé des conditions sociales aux États-Unis, formulant l'espoir que les verdicts enverraient un message aux autres cadres à travers le pays.

On peut certainement retrouver ici un élément de protestation sociale, dirigée contre Enron et les conditions plus larges d'inégalité et d'avidité corporative, peu importe les limitations des jurés dans leur compréhension des forces fondamentales à loeuvre. La condamnation de Lay et Skilling découle en fin de compte du fait qu'ils dirigeaient une compagnie qui s'était embarquée dans la fraude et les manipulations économiques qui, par leur importance et leur évidence, excédaient tout ce qui s'était fait précédemment au cours d'une longue histoire de pratiques corporatives corrompues. Il est d'ailleurs apparu qu'Enron n'était qu'une compagnie parmi un grand nombre à agir de la sorte.

Il n'est nullement certain que les deux cadres purgeront une peine significative en prison, bien que les analystes se soient généralement entendus pour dire que les bases légales de leurs appels sont très limitées. Mais, comme l'a laissé entendre un juré, l'argent a sa façon à lui de régler ce genre de problème.

D'autres facteurs sont à considérer, particulièrement les étroits liens politiques qu'entretiennent Lay et Skilling avec l'establishment politique en général et avec l'administration Bush en particulier. Après tout, Lay a été pendant longtemps l'un des plus importants supporters politiques de Bush. Il possède certainement des informations importantes qui pourraient être nuisibles pour des gens puissants. (Par exemple, de quoi parlait-on lors des réunions secrètes de l'équipe spéciale de politique énergétique de Cheney, auxquelles assistait Enron?).

On pourrait supposer que Lay possède encore quelques atouts en réserves, ainsi que des amis haut placés. Un pardon présidentiel, sans doute pour le récompenser de ses bonnes oeuvres philanthropiques, n'est pas impossible.

De manière prévisible, des commentaires d'auto félicitations de la part de sections des médias et des procureurs du gouvernement ont suivi le verdict: les condamnations démontrent que le système fonctionne, que personne n'est au-dessus de la loi, que tous les méfaits seront éventuellement punis, etc, etc. Le Wall Street Journal a publié un éditorial de ce genre vendredi, formulant les arguments que le capital financier a fait après chacun des principaux procès impliquant la corruption corporative. L'éditorial s'est conclu en prétendant que «les affirmations selon lesquelles la fraude corporative était très répandue en 2001 et 2002 étaient largement exagérées.»

À la suite du verdict, Sean Berkowitz, le dirigeant de l'équipe spéciale du gouvernement qui a enquêté sur Enron, a déclaré qu'il «envoyait un message clair aux conseils d'administration à travers le pays: vous ne pouvez mentir aux actionnaires. Vous ne pouvez vous placer devant les intérêts de vos employés.» Ceci, dans un contexte où il est pratique courante pour les cadres de s'attribuer des salaires de plusieurs millions de dollars alors qu'ils exécutent des licenciements massifs!

D'autres reporters ont été plus perspicaces, faisant remarquer que non seulement le «phénomène Enron» était-il répandu, mais que les mêmes problèmes persistaient aujourd'hui. Kurt Eichenwald, dans un article du New York Times de vendredi, a écrit que Enron «sera pour toujours perçu comme le reflet ultime d'une période de quasi folie en finance, une période à la fin des années 90 où l'auto-conviction et l'image devinrent un substitut à l'analyse financière et aux modèles corporatifs cohérents. »

L'ultime leçon de Enron, a laissé entendre Eichenwald, est l'image qu'il présente d'une «culture corporative empoisonnée par l'orgueil, conduisant en bout de ligne à une insouciance qui a mis la vie même de l'entreprise en danger.»

Journaliste des affaires du Times, Gretchen Morgensen, a intitulé son article de dimanche «Des Enron vont-ils éclater de partout?» et elle y a cité divers cas récents de fraude corporative, en particulier celle du prêteur hypothécaire Fannie Mae.

Les avocats de Lay et Skilling étaient près de la vérité lorsqu'ils affirmaient que la logique de l'accusation impliquait la criminalisation de pratiques d'entreprise normales (et ainsi que leurs clients ne devaient pas être condamnés pour avoir fait ce que tout le monde faisait). L'avocat de Skilling, Dan Petrocelli, a déclaré lors de son argumentation finale que si le jury acceptait le procès du gouvernement, «aussi bien emprisonner tous les directeurs généraux.»

On peut légitimement tirer certaines conclusions de cette déclaration allant à l'encontre des intentions de M. Petrocelli.

Toutefois, même les commentaires les plus approfondis dans les médias passaient à côté de la leçon principale: Enron et l'environnement corporatif dont cette société est la création sont les produits de tendances fondamentales du développement capitaliste américain. Ils sont les produits d'une politique économique et sociale qu'ont poursuivie les deux partis de la grande entreprise, une politique qui encourageait la cupidité, la corruption et la criminalité comme partie de la campagne impitoyable d'attaques sur le niveau de vie et les gains sociaux des travailleurs américains.

Particulièrement à partir des années 80, l'élite dirigeante américaine a répondu à la crise économique de la précédente décennie en changeant la façon dont les affaires étaient menées. La concurrence plus importante de l'Europe et de l'Asie commençait à aller à l'encontre du statut de la classe dirigeante américaine en tant que puissance dominante du système capitaliste mondial. Du point de vue de la position sociale de Wall Street et de la grande entreprise américaine, il était nécessaire de mettre un terme aux concessions qui avaient été accordées aux travailleurs à une époque précédente.

La déréglementation, les attaques sur les emplois de bonne qualité, l'élimination des programmes sociaux étaient toutes des composantes d'une politique visant à la redistribution de la richesse du bas vers le haut, coupant dans la part qui revenait en fait aux producteurs de cette richesse. Les grands investisseurs de Wall Street ont commencé à faire des demandes plus grandes sur les conseils d'administration pour des profits rapides, souvent au moyen de diminutions des salaires et d'élimination des emplois. La mesure pour le succès d'une société est devenue de plus en plus les gains à court terme, étroitement liés aux fluctuations du prix de l'action de la société.

Comme le World Socialist Web Site l'a noté peu après l'effondrement de Enron, les opérations en bourse sont devenues cruciales au fonctionnement de l'économie capitaliste mondiale. «Tous les jours, des billions de dollars naviguent sur les marchés mondiaux des actions, des monnaies et financiers à le recherche de profits. Depuis le début des années 80, près de 75 pour cent de tous les retours sur investissements ont été le résultat de gains en capitaux suite à l'appréciation des marchés plutôt que des profits et des intérêts. Dans cette course à faire monter la valeur des actions, toutes les sociétés sont forcées, sous peine d'extinction, de développer des mesures qui attireront les fonds d'investissements pour faire monter le prix des titres au-dessus de ce qui serait justifié par une évaluation objective des actifs sous-jacents. »

Les intérêts des dirigeants des entreprises étaient liés aux intérêts de Wall Street par de nombreux mécanismes, en particulier, l'utilisation fréquente de formes d'investissements comme les options sur les actions. Les dirigeants qui réussissaient à maintenir élevé le prix des actions de leur société étaient, et continuent à être, grassement rémunérés.

Alors qu'elle a été développée comme partie de la campagne pour augmenter la productivité et pour diminuer les coûts de production en réponse aux problèmes économiques du capitalisme américain, la spéculation financière a inévitablement pris une vie qui lui est propre. Pour garder le prix des actions élevé, les sociétés ont eu recourt à toutes sortes d'opérations, y compris la fraude et les manipulations comptables.

Des considérations comme la santé à long terme de la société sont de plus en plus passées en second plan parce qu'il fallait satisfaire les demandes de Wall Street pour l'augmentation des gains à court terme. Les dirigeants de société eux-mêmes ont largement reconnu le fait qu'ils prenaient souvent des décisions contraire aux intérêts à long terme de leur société.

Ce processus a été la façon de générer d'immenses fortunes qui dépassent tout ce que l'on connaissait à ce jour, particulièrement à la fin des années 90. La deuxième moitié de cette décennie a connu une explosion de l'inégalité sociale. Plusieurs personnes ont fait beaucoup d'argent, et des compagnies comme Enron jouaient un rôle essentiel dans ce processus de redistribution de la richesse.

Un nouveau type social est né dans ce processus, celui qui rappelle la description que Marx avait faite de l'aristocratie financière française d'avant la révolution de 1848: «Sans toutes les sphères se reproduisait la même prostitution, la même tromperie éhontée, la même soif de s'enrichir, non point par la production, mais par l'escamotage de la richesse d'autrui déjà existante ».

Dans des mots qui s'appliquent tout aussi bien à Skilling et à Lay, Marx écrivit: «C'est notamment aux sommets de la société bourgeoise que l'assouvissement des convoitises les plus malsaines et les plus déréglées se déchaînait, et entrait à chaque instant en conflit avec les lois bourgeoises elles-mêmes, car c'est là où la jouissance devient crapuleuse, là où l'or, la boue et le sang s'entremêlent que tout naturellement la richesse provenant du jeu cherche sa satisfaction.»

Enron combinait les traits caractéristiques d'une nouvelle façon de procéder du monde des affaires américain. C'était une société dont les opérations, en grande partie, n'impliquaient pas de production de quoique ce soit. Enron a exploité la déréglementation des marchés de l'énergie pour s'insérer comme intermédiaire, siphonnant les revenus aux dépens des consommateurs et spéculant sur les prix de l'énergie. Skilling considérait qu'une des plus grandes réalisations de Enron et de lui-même était la création grâce à leurs uniques efforts du marché des grossistes de l'énergie, qui à la fin des années 90 est devenu une nouvelle source de spéculation et de profits démesurés.

Toutes les différentes composantes du capitalisme américain étaient impliquées dans cette opération: les analystes et les investisseurs de Wall Street, qui achetaient et dopaient les actions de Enron; les banques d'investissement, qui fournissaient les prêts et aidaient Enron à couvrir ses pertes; les médias, qui perpétuaient le mythe que les sociétés comme Enron et les dirigeants comme Lay et Skilling représentaient une nouvelle étape, dynamique et productive, du capitalisme.

Enron personnifiait la nouvelle couche sociale où «l'or, la boue et le sang s'entremêlent». On n'a qu'à se rappeler des cassettes où a été enregistrée la satisfaction des spéculateurs en énergie de Enron lorsqu'une crise de l'énergie frappa la Californie en 2001, crise causée à un degré considérable par les manipulations du marché effectuées par Enron même. (Ils plaisantèrent sur le fait de soutirer de l'argent à «ces pauvres grand-mères de la Californie».)

Ou la mort par balles en janvier 2002 de l'ancien vice-président de Enron, J. Clifford Baxter, qui s'était opposé dans une certaine mesure aux méthodes autoritaires de Enron et qui était, au moment de son suicide extraordinairement opportun, sur le point de témoigner à diverses enquêtes sur l'effondrement de la compagnie.

Les conséquences pour les Américains ordinaires (et pas juste les Américains, puisque Enron et ce genre de compagnies opèrent et ont des intérêts partout dans le monde) ont été dévastatrices, et elles ont été particulièrement senties depuis l'effondrement du marché boursier en 2001, avec le déclin du niveau de vie, l'endettement croissant, et l'assaut implacable sur les emplois décents et les avantages sociaux. L'exploitation accrue des travailleurs a été un élément critique de la campagne pour maintenir et augmenter les richesses d'une petite oligarchie. Lorsque les compagnies baignant dans la corruption se sont effondrées, les emplois et les économies pour la retraite ont été éliminés du jour au lendemain.

Rien n'a changé de cette situation. La campagne pour réduire les salaires, sabrer l'assurance-santé et les plans de pension et éliminer toute réglementation sur la conduite des affaires continue de plus belle.

Les révélations récentes sur la pratique répandue d'options rétroactives sur les actions (pour assurer aux cadres les plus grands gains possibles) démontrent que la corruption persiste. Le marché boursier et les manipulations financières jouent un rôle aussi important et nuisible aujourd'hui qu'il y a cinq ans. En cas d'autre effondrement du marché boursier, lequel est inévitable étant donné le périlleux état économique du monde, toute une série de nouveaux Enron seront démasqués.

Ce qui a été en grande partie passé sous silence dans la masse de reportages des médias sur le verdict de Enron, ce sont les connections politiques intimes entre Lay et George W. Bush. Lay a été l'un des principaux supporters de Bush, du début de sa carrière politique au Texas jusqu'à ce que Enron fasse faillite après que Bush soit devenu président. D'anciens cadres de Enron ont occupé des postes dans l'administration de Bush, et Lay exerçait un droit de veto sur un poste important ayant trait à la réglementation de l'énergie. À la demande du pdg de Enron, un candidat a été écarté en faveur d'un autre choisi par Lay.

Enron a également joué un rôle critique dans la formulation de la politique énergétique de l'administration Bush ainsi que dans ses plans de guerre en Irak, grâce à sa participation à l'équipe spéciale de politique énergétique secrètement mise en place par le vice-président Cheney. Et tandis que Enron manipulait les prix et limitait les livraisons d'énergie à la Californie, coûtant des milliards de dollars aux résidants de l'état, l'administration Bush refusait d'intervenir pour imposer un plafond des prix, malgré les demandes répétées du gouvernement de l'état.

Vu l'ampleur du scandale et les connexions politiques évidentes, les retombées politiques ont été remarquablement négligeables. Mais il faut garder à l'esprit que le supposé parti d'opposition est entièrement complice dans le tissage du réseau de rapports sociaux qui ont produit Enron. La montée de la compagnie, et la vaste croissance de la spéculation et des inégalités, ont eu lieu principalement sous l'administration de Bill Clinton. Il serait difficile, sinon impossible, de dénicher un seul exemple où le président démocrate aurait soulevé des critiques de la compagnie tandis que celle-ci faisait de l'argent pour Wall Street et la classe dirigeante américaine en son ensemble.

En fin de compte, la condamnation de Lay et Skilling, ne fait rien pour s'attaquer aux questions plus fondamentales auxquelles sont confrontés les travailleurs. Même si les deux font de la prison pour une période significative de temps, ce résultat n'est qu'un mince réconfort pour les milliers de travailleurs qui ont perdu leurs emplois et leurs économies. Les riches qui profité de Enron peuvent amortir leurs pertes ultérieures et passer au prochain stratagème spéculatif pour faire de l'argent. La situation est tout à fait différente pour les travailleurs ordinaires.

Le gouvernement s'est senti obligé de porter le cas devant la justice en raison du tollé de protestations qui a suivi les révélations de corruption massive. Les cercles dirigeants craignaient, et craignent encore, que de tels crimes ne deviennent le foyer d'une contestation sociale beaucoup plus large, et que l'indignation prenne des formes politiques plus manifestes.

Lay et Skilling sont coupables de crimes, mais ceux-ci ne se limitent pas aux exemples particuliers de fraude commis chez Enron. Ils sont une expression et un produit de crimes sociaux plus larges. La culpabilité de Kenneth Lay et de Jeffrey Skilling est la culpabilité du capitalisme américain.


 

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