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D’après le Conseil de l’Europe, 14 gouvernements sont complices des «restitutions» de la CIA

par Chris Marsden et Julie Hyland
12 juin 2006

Les gouvernements d’Europe et de Washington ont dénigré un rapport les accusant de collaboration avec les enlèvements et torture illégaux de personnes suspectées de terrorisme par la CIA.

Washington a rejeté le rapport, l’accusant d’être du «réchauffé» et ajoutant que l’administration Bush était «déçue» par le «ton» du rapport. La réponse des capitales d’Europe aux découvertes du Conseil de l’Europe a été de dénigrer le rapport disant qu’il donnait peu de preuves substantielles et de continuer à nier avoir eu connaissance des «restitutions extraordinaires» de la CIA.

Le Conseil de l’Europe suit de près les droits de l’homme des 46 nations de l’Europe. Le rapport préparé par Dick Marty, rapporteur du Conseil, avait été commandé suite à des reportages de presse sur la complicité européenne avec la «restitution» (transfert) américaine de détenus et l’enlèvement (restitution extraordinaire) de personnes suspectées de terrorisme envoyés dans des pays où il est possible de les torturer. Les reportages des médias et des associations de défense des droits de l’homme ont aussi allégué de l’existence de centres de détention secrets de la CIA, appelés «sites noirs», en Pologne et en Roumanie.

Le rapport de Marty insiste sur le fait que les allégations contre les États-Unis et un total de 14 gouvernements européens sont, en grande partie, vraies. Certains avaient laissé la CIA enlever leurs ressortissants, tandis que d’autres avaient autorisé la CIA à utiliser leur espace aérien. «Les gouvernement européens ont tout simplement accepté de ne pas vouloir voir», dit-il.

Le rapport détaille ce qu’il décrit comme «une toile d’araignée mondiale» de centres de détention dirigés par des agences du gouvernement américain, allant de centres officiels tels celui de Guantanamo Bay à ceux «qui restent ensevelis dans le secret» Ces derniers comprennent les «sites noirs» d’Europe de l’est et ceux d’autres puissances étrangères alliées qui autorisent la torture.

Les anciens pays staliniens, Pologne, Roumanie et les républiques de l’ex Yougoslavie, Macédoine et Bosnie Herzégovine, jouent un rôle particulièrement important pour la CIA. À propos de la Macédoine, Marty affirme que son service de renseignement, l’UBK, «est bien rodé dans la conduite de surveillance clandestine et d’opérations de détention, du fait qu’il a exploité son propre réseau ‘d’appartements secrets’ pendant des décennies. Des informations obtenues à partir de nos sources internes indiquent que l’UBK est tout aussi compétente à travailler pour le compte de la CIA.»

Le premier ministre de Grande-Bretagne, Tony Blair a ainsi commenté ce rapport, «Le rapport du Conseil de l’Europe ne contient absolument rien de nouveau.» Il a poursuivi en disant que les «restitutions» étaient une pratique de longue date qui était tout à fait légale et a affirmé avec insistance qu’il ne dirait rien de plus là-dessus.

Le Times de Londres a dit que le rapport «n’était pas concluant» et «qu’il manquait les preuves concrètes pour confirmer l’affaire.» Le Frankfurter Rundschau allemand a qualifié «d’un peu faibles» les preuves de la complicité de l’Allemagne, et le rapport de n’être rien de plus qu’une «revue de presse détaillée».

Quant à la Pologne et la Roumanie, elles ont qualifié de «calomnies» les découvertes par Marty que des preuves solides indiquaient la présence de sites noirs sur leur territoire.

Le rapport du Conseil de l’Europe est accusé de ne contenir «rien de nouveau»par ces mêmes gouvernements qui ont refusé de rendre des comptes de leurs agissements et qui ont bloqué toute investigation ou enquête publique dans le scandale des «restitutions». Les uns après les autres, ils ont répété avec insistance qu’ils n’ont pas, ni ne vont même pas demander la raison pour laquelle les vols de la CIA ont utilisé leur espace aérien ou atterri sur leur sol. Au contraire, ils adoptent la ligne du gouvernement britannique qui consiste à être prêts à accepter les assurances de Washington qu’il n’autorise pas le recours à la torture.

Le Conseil de l’Europe n’a aucun pouvoir pour réunir des preuves ou pour assigner des témoins à comparaître, ce qui force Marty à dépendre en grande partie de preuves existantes. Marty remarque qu’en réunissant des informations pour le rapport, il avait rencontré «un manque de volonté et d’engagement de la part des institutions nationales qui auraient pu et auraient dû clarifier ces allégations,» mais qui au contraire avait répondu par «le silence et une mauvaise grâce évidente.» Cela signifie aussi qu’il est «légitime d’assumer qu’il existe davantage de cas similaires que l’on ne peut actuellement prouver,» a-t-il conclu.

 

Cependant, il est faux de dire que le rapport de Marty ne contient rien de nouveau. Il a réussi à rassembler les carnets de vol des avions affrétés par des organisations qui couvrent la CIA et de les comparer à des rapports d’enlèvements connus. En procédant de la sorte il a fourni des preuves circonstancielles fortes de complicité avec des «restitutions extraordinaires» et l’existence de sites noirs en Pologne et en Roumanie.

Plus important encore, les preuves réunies par Marty, basées sur des déclarations de témoins dont celles de victimes de la CIA, prouvent que les gouvernements d’Europe sont complices d’atteintes aux droits de l’homme d’un genre normalement associé aux dictatures fascistes. On compte parmi eux des gouvernements qui, dans le cas de l’Allemagne et de la Suède affirmaient être par principe contre la guerre en Irak, ou qui, comme la Grande-Bretagne et l’Italie, ont salué cette guerre ainsi que la «guerre contre le terrorisme» qui l’accompagne comme un combat pour la démocratie.

En coulisses, tous ces gouvernements ont participé à des crimes abominables.

Marty concentre son rapport sur les «restitutions extraordinaires» car il est impossible de nier le fait qu’elles sont illégales au regard de la loi internationale. Il fournit des comptes-rendus détaillés du sort des 17 personnes qui disent avoir été mises en détention illégalement par les autorités américaines et fait correspondre le témoignage de ceux qui ont depuis été relâchés pour dresser le tableau d’un traitement grotesque durant les enlèvements et la captivité qui a suivi.

Ces cas d’enlèvements bien documentés, dont certains font l’objet de poursuites dans les tribunaux, sont utilisés par Marty pour établir un schéma rigoureusement préétabli de la manière dont les escadrons d’enlèvement de la CIA opèrent sur le sol européen contre des citoyens européens.

La victime d’enlèvement est conduite dans une petite salle (décrite comme «un débarras, une salle de garde à vue») où elle est fouillée et a les yeux bandés par jusque 4 agents de la CIA, vêtus de noir et au visage caché. La victime est enchaînée et ses vêtements sont découpés directement sur lui Certains sont battus pendant cette opération. L’homme dénudé est alors soumis à une fouille corporelle et photographié.

Plusieurs comptes-rendus «parlent d’objets étrangers insérés de force dans l’anus; d’autres comptes-rendus mentionnent plus spécifiquement un tranquillisant ou suppositoire administré par voie rectale.»

Ensuite on met à la victime une couche-culotte ou une protection pour incontinence et on l’habille d’une combinaison, ses pieds et mains sont enchaînés, ses oreilles recouvertes d’un cache-oreilles ou d’un casque et un sac en toile est placé sur sa tête. Poussé dans un avion, il est attaché à un matelas ou un siège:«Dans certains cas la victime est droguée et a peu, voire aucune, conscience de ce vol de «restitution»; dans d’autres cas des facteurs tels la douleur provoquée par les chaînes ou l’interdiction de boire de l’eau ou d’utiliser les toilettes rendent ce vol intolérable.»     

L’expérience de deux détenus décrite dans le rapport est représentative. Khaled El-Masri est citoyen allemand d’origine libanaise. Après avoir été pris en Macédoine il est finalement arrivé à Kaboul en Afghanistan où il a été frappé à coups de pieds et battu pendant quatre mois de détention.

Pendant sa captivité, El-Masri a reçu la visite d’un homme qu’il a depuis identifié, lors d’une séance d’identification, comme étant Gerhard Lehman, agent allemand des services secrets. Son affaire est actuellement en cours d’investigation mais il y a des preuves substantielles de complicité allemande dans sa «restitution extraordinaire» par la CIA. 

Binyam Mohamed Habashi, citoyen éthiopien, avec un permis de séjour au Royaume Uni, a été saisi au Pakistan et est maintenant détenu à Guantanamo Bay. D’après son journal intime, ses lettres et des récits de première main de membres de sa famille et de son représentant légal, Binyam a été soumis à des formes de torture des plus brutales durant sa détention au Maroc.

«Au pire moment de torture, Binyam a été déshabillé et un scalpel de médecin a été utilisé pour faire des incisions partout sur sa poitrine et d’autres parties de son corps: ‘l’un d’entre eux a pris mon pénis dans ses mains et a commencé à y faire des incisions. Il l’a fait une fois, puis ils on attendu une minute, pour voir ma réaction. J’étais en proie à une souffrance terrible, je pleurais, j’essayais désespérément de me retenir, mais je hurlais. Ils s’y sont repris 20 à 30 fois, pendant peut-être deux heures. Il y avait du sang partout. Ils ont fait des incisions partout sur mes parties génitales. L’un d’entre eux a dit qu’il vaudrait mieux carrément les couper puisqu’elles n’engendreraient que des terroristes.’»

Plus tard, Binyam décrit avoir été transporté sur un autre lieu à une demie heure de là où il a expliqué comment ses vêtements lui avaient été arrachés devant des témoins parlant anglais. «Il y avait parmi eux une femme blanche avec des lunettes. C’est elle qui a pris les photos. L’un d’entre eux a pris dans sa main mon pénis et elle a pris des photos numériques. Quand elle a vu les blessures que j’avais, elle en a eu le souffle coupé. Elle a dit, «oh mon dieu, regarde-moi ça.»

Blair fait grand cas de la prétendue distinction entre «restitutions» et «restitutions extraordinaires», reconnaissant que la Grande-Bretagne avait accepté deux demandes de «restitution» de la part des USA. Mais Binyam a été sélectionné parmi un groupe de dix prisonniers et va comparaître devant une commission militaire américaine spéciale l’an prochain. Il est ainsi un exemple de la manière dont les détenus, prétendument soumis à une détention légitime, sont traités par les États-Unis et leurs alliés.

Marty déclare que la plupart des informations personnelles utilisées contre Binyan durant sa torture ne pouvait que provenir des services de renseignement du Royaume Uni. «Puisque les objectifs que ces informations serviraient étaient raisonnablement prévisibles, le fait que le gouvernement britannique fournisse ces informations équivaut à la complicité dans la détention et les mauvais traitements subis par Binyam», déclare-t-il.

(Il faudrait noter que d’après Amnesty International, Binyam dit qu’il a en fait été interviewé par des agents des services de renseignement du Royaume Uni et que des interrogateurs marocains lui avaient dit qu’ils collaboraient avec les services de renseignement du Royaume Uni.)

Le rejet en bloc du rapport confirme que la CIA et les autres agences gouvernementales américaines vont continuer à abuser des prisonniers et à les torturer et que les puissances européennes vont maintenir leur collaboration avec Washington. Le secrétaire de presse de la Maison Blanche, Tony Snow, a dit, «la coopération internationale dans la guerre contre le terrorisme est essentielle pour gagner, et la «restitution» n’a pas commencé avec cette administration, et continuera certainement à se pratiquer à l’avenir, j’en suis sûr.»

Le gouvernement Blair a aussi fait clairement savoir que rien ne changeait en ce qui concernait la Grande-Bretagne. Adam Ingram, ministre des forces armées a dit que la Grande-Bretagne n’est pas tenue de demander aux États-Unis le but de ses vols et que les États-Unis ne sont pas tenus de les révéler.

Comme les autres gouvernements européens, tout ce que la Grande-Bretagne demande à Washington c’est d’être capable de nier toute culpabilité Comme le ministre des affaires constitutionnelles, Harriet Harman l’a dit à la BBC, «Je pense que si nous n’étions pas au courant [des ‘restitutions’], nous ne saurions pas si nous étions ou non au courant.»

Marty déclare que le traitement des détenus par les USA est «totalement étranger à la tradition et à la sensibilité européennes, et il est clairement contraire à la Convention européenne des droits de l’homme et à la déclaration universelle des droits de l’homme.» Mais son propre rapport démontre que là où Washington va, l’Europe suit.

La concurrence entre les grandes puissances pour les parts de marché et les ressources du monde et l’exploitation sans retenue de la classe ouvrière par les principales compagnies est incompatible avec la préservation des droits démocratiques. Cette campagne requiert la suppression brutale de toute résistance et opposition sociale et politique, à la fois dans son propre pays et à l’étranger. La «guerre au terrorisme» n’est que l’expression la plus grotesque et la plus développée de cette répression. C’est pourquoi le Conseil de l’Europe reconnaît que, si les États-Unis «ont créé ce réseau répréhensible» de détention et de torture, ils ne pouvaient le faire que grâce à «la complicité intentionnelle ou la négligence criante des partenaires européens».


 

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