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France : Le Juge Bruguière - de l'utilisation de l'anti-terrorisme comme instrument politique

par Antoine Lerougetel
26 janvier 2006

Le 9 janvier, Nizar Sassi fut libéré de prison sur ordre du juge Jean-Louis Bruguière. Ce jeune Français, qui n'était accusé d'aucun crime, avait été détenu par les autorités américaines pendant deux ans et demi et une année et demie de plus par les autorités françaises.

Il est l'un des sept ressortissants français renvoyés en France du centre de détention américain de Guantánamo Bay, Cuba. Il avait été capturé en Afghanistan fin 2001. Les Américains le remirent aux autorités françaises le 26 juillet 2004, avec d'autres détenus : Imad Acheb Kamouni, Mourad Benchellali et Brahim Yadel.

Imad fut également libéré sans chef d'accusation, en juillet 2005, après une année passée dans une des prisons de Bruguière. Le mois d'avant, les avocats de la défense des deux hommes avaient lancé une enquête juridique sur leur arrestation arbitraire.

Khaled Ben Moustapha et Ridouane Khalid, rendus à la France le 7 mars ont été jugés et condamnés à des peines de prison. Quatre anciens prisonniers français de Guantánamo restent en prison attendant d'être jugés.

Le Monde écrivit le 13 janvier, "les avocats des détenus français avaient contesté la légitimité de l'instruction ouverte à Paris sur le parcours des sept hommes, en raison de l'exploitation par la justice de renseignements obtenus à Guantanamo hors de tout cadre légal."L'implication est que Bruguière et son équipe acceptent sans critique tous renseignements fournis par les autorités américaines, dont certains sont obtenus sous la torture.

Pouvoirs arbitraires d'arrestation et de détention

L'administration Bush a installé le camp X-Ray à Guantánamo le 11 janvier 2002 afin de détenir les personnes capturées en Afghanistan hors des contraintes de la loi américaine et des droits de l'homme élémentaires. L'appareil anti-terroriste français fonctionne également avec des pouvoirs arbitraires d'arrestation et de détention. Selon Le Monde du 23 décembre : "actuellement, 99 personnes suspectées d'activités islamistes sont détenues dans des prisons françaises." L'article ne précise pas la durée de leur détention. Ajoutées à ces dernières, il y a 39 personnes actuellement purgeant des peines pour délits de terrorisme.

Les juges anti-terroristes français détiennent et condamnent des suspects, sans se préoccuper du droit de l'habeas corpus et des normes attendues des preuves. Ces pouvoirs permettent d'utiliser des mesures anti-terroristes comme moyen de contrôle social et politique et comme instrument de politique étrangère.

Bruguière dirige l'appareil anti-terroriste de l'état français depuis 1986. Son équipe de cinq juges d'instruction a les pouvoirs considérables d'arrestation et de détention, dans l'attente du jugement, dont jouissent tous les juges d'instruction français. En 1998, 40 pour cent de tous les prisonniers dans les prisons françaises attendaient d'être jugés.

La loi de 1986 de Charles Pasqua, ministre de l'intérieur Gaulliste, concentra sur Paris l'instruction, la poursuite et le jugement des procès concernant le terrorisme. Cette loi mit sur pied la 14 e section spéciale du Parquet de Paris de Bruguière à laquelle doivent être référés tous les procès anti-terroristes de France ou concernant des Français à l'étranger. En 20 années d'existence, cette Cour a été dotée de pouvoirs supplémentaires par les gouvernements français successifs. Le projet de loi anti-terroriste du ministre de l'intérieur Nicolas Sarkozy, voté le 22 décembre de l'année dernière, représente un renforcement et un accroissement majeurs de ces pouvoirs. (Voir "France : la législation d'Anti-terrorisme foule aux pieds les libertés http://www.wsws.org/articles/2005/dec2005/fran-d05.shtml)

En 1996 un nouvel article du code pénal français définissait l'"acte de terrorisme" comme"le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un des actes de terrorisme mentionnés dans les articles précédents. » La peine infligée pour ce délit d'association de malfaiteurs, 10 ans d'emprisonnement en vertu du code pénal de 1996, a été doublée par la nouvelle loi de Sarkozy. Le Conseil constitutionnel stipula en 1996 que le lien "automatique" entre "aide à un étranger clandestin" et participation présumée dans des activités terroristes était une infraction à la constitution. Il ne censura cependant pas une disposition selon laquelle les personnes aidant un étranger clandestin pour raisons humanitaires sont passibles de la même peine que des organismes professionnels de passeurs agissant par appât du gain.

Le rapport complet sur les activités de la 14ème section et du juge Bruguière élaboré en 1999 par des juristes internationaux pour la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) et la Ligue française des droits de l'homme (LDH) détaille les pratiques inhérentes à cette association criminelle de loi de conspiration :

* Les juges tendent à recourir à la spéculation quant à l'approbation "morale" par les suspects des objectifs généraux d'une activité présumée criminelle ou terroriste.

* Des contacts fortuits avec les principaux suspects sont considérés comme des preuves de "participation" (culpabilité par association).

* Le manque de « coopération » d'un suspect avec les enquêteurs, comme par exemple, le refus d'incriminer des co-accusés, est considéré comme preuve de son soutien à l'organisation visée.

* La longue et arbitraire détention provisoire est utilisée comme un moyen d'obtenir des confessions, d'une valeur douteuse.

Le but de la loi, explique le rapport de la FIDH, est clair : "les autorités chargées de l'enquête et de l'instruction, la police judiciaire en première instance, puis le juge d'instruction et enfin le procureur de la République, sont exonérées de toute obligation de lier l'allégation de participation à une quelconque exécution d'acte terroriste ou tout du moins à un projet vérifiable d'une telle exécution."

Le site de la Fédération des droits de l'homme, "Forteresse Europe? Lettre circulaire » (FECL) (mars 1999) fait remarquer : "le problème des preuves est inhérent à l'objectif de criminalisation de la 'participation'... Son but même est de fournir à l'application de loi et aux autorités judiciaires un instrument leur permettant de frapper non seulement les malfaiteurs d' actes spécifiques criminels ou terroristes, mais, surtout de frapper 'un milieu' indistinct de défenseurs et de sympathisants possibles, dont le trait commun est précisément de n'avoir jamais commis de délit grave.»

Le FECL avertit qu'un plan proposant que tous les Etats membres de l'Union européenne s'engagent à faire de la "participation à une association criminelle" un délit, traduction directe de 'l'association de malfaiteurs', a été approuvé par les gouvernements de l'UE en juin 1997 au sommet d'Amsterdam.

Le cas de Chalabi

Le coup d'état militaire algérien, soutenu par le gouvernement français, annula les élections parlementaires algériennes de 1991 gagnées par le Front islamique de salut (FIS). Le coup d'état de l'armée fut combattu par bon nombre de gens d'origine nord africaine en France. Des attentats à la bombe en France tuant 13 personnes en 1995 furent attribuées au Groupe islamique armé algérien (GIA) opposé au gouvernement. Beaucoup pensent que des agents provocateurs algériens de l'armée étaient responsables. Le GIA était fortement infiltré par l'armée algérienne et on sait que bon nombre d'atrocités soi-disant effectuées par le GIA en Algérie étaient le travail d'unités déguisées de l'armée. Les attaques en France auraient été conçues pour justifier une répression des sympathisants du FIS et des autres adversaires de la dictature militaire.

A partir de 1994, la police fit des incursions à grand renfort de publicité sur la communauté nord africaine. Mohamed Chalabi, chef bien connu d'un gang de la banlieue sud de Paris, fut arrêté avec 90 autres. Des ratissages en 1995 et 1996 ont permis d'arrêter d'autres membres présumés du "réseau Chalabi." Le 31 août 1998, un procès en masse de 138 suspects eut lieu dans le gymnase de la prison de Fleury-Mérogis, converti en tribunal pour un coût de 10 millions de francs.

La FIDH explique qu'en dépit des conditions désavantageuses pour les avocats de la défense, en grande partie privés d'accès aux documents de l'accusation, aucun suspect n'a été déclaré coupable d'actes de terrorisme mais 87 ont été condamnés pour association de malfaiteurs. Sur ces 87, 39 ont été condamnés à des peines de moins de deux ans et les principaux suspects ont reçu des peines allant de six à huit ans d'emprisonnement, en dessous des dix années maximum de l'époque. 51 furent déclarés non coupables d'association de malfaiteurs et furent relâchés, dans certains cas après plus de trois années passées en prison.

Pour ce qui est d'appréhender vraiment des terroristes, le procès fut un fiasco. Il contribua cependant à la stigmatisation d'immigrés musulmans comme terroristes potentiels, intimidant des sections de la population, attisant le racisme et augmentant l'aliénation des jeunes nord-Africains, faisant ainsi de certains une proie pour les groupes islamistes intégristes.

Le travail de Bruguière représentait un soutien français à la tentative du gouvernement militaire algérien d'étouffer l'opposition. Paul Labarigue, dans un article sur le site français Réseau Voltaire, cite le ministre de l'intérieur, Jean-Louis Debré disant le 15 septembre 1995 : "la sécurité militaire algérienne voulait que l'on parte sur de fausses pistes tout simplement pour qu'on élimine des gens qui les gênent. »

Un récit de la complicité entre la France et l'Algérie apparaît dans Françalgérie, crimes et mensonges d'état, écrit par Jean-Baptiste Rivoire et Louis Aggoun, et dont Libération du 12 juillet 1994 fait la critique.

Un exemple spectaculaire de Bruguière faisant un usage politique de ses pouvoirs arbitraires est apparu l'année dernière. Dans une entretien télévisé préenregistré avec Nicolas Sarkozy, dans lequel le ministre de l'intérieur justifiait sa proposition d'une nouvelle législation anti-terroriste, il fit référence à des arrestations effectuées le jour même, c'est-à-dire le jour où l'émission fut retransmise, soit cinq jours plus tard. Bruguière, comme il en a l'habitude, avait appelé les médias pour couvrir l'arrestation de neuf personnes suspectées de terrorisme, arrestation chronométrée pour coïncider avec l'émission, dans une tentative transparente d'amplifier la poussée de Sarkozy vers un état policier. Les suspects furent libérés sans chef d'accusation peu de temps après.

Qui est Bruguière?

Né à Tours en 1943 et scion d'une famille de magistrats depuis 11 générations, remontant au règne de Louis XIII, Bruguière commença à se spécialiser dans l'anti-terrorisme en 1982 et prit la direction de la 14ème section du Parquet de Paris en 1986 pour appliquer la première série de lois anti-terroristes élaborées par le ministre de l'intérieur de droite Gaulliste, Charles Pasqua. Une série d'attentats terroristes à la bombe revendiquée par Action Directe, aussi bien que des groupes basque et corses, étaient la justification donnée pour ces lois.

Bruguière est décoré de la Légion d'honneur et de l'ordre national du mérite. Considéré comme un expert mondial en matière de lutte anti-terroriste, il fut invité, par le Conseil de l'Europe en 2002, à participer à un débat sur "la menace terroriste : genèse et développement après le 11 septembre." Son discours à l'Institution Brookings de Washington en mai 2003 récapitule bien sa pensée. Il base son autorité sur 20 ans de lutte contre le terrorisme et un rôle dépassant de loin la conception traditionnelle qu'on se fait du juge, censé être indépendant de la politique et de l'exécutif de l'état. Il cita "des rapports solides et des synergies entre les différents acteurs de la lutte contre le terrorisme, dont les juges spécialisés, les agences compétentes d'application de loi, les services de renseignements et les instruments institutionnels plus classiques de la politique étrangère tels que le ministère des affaires étrangères et le ministère de la défense."

Il se vante de la connaissance supérieure de son service de renseignements par rapport à celui des Américains sur la question de la guerre en Irak : "la victoire militaire en Irak fut une réussite de taille. Mais cette victoire, tandis qu'elle débarrassait le monde d'un régime oppressant et néfaste, contribua peu à la guerre contre le terrorisme et peut, en fait, avoir augmenté le risque d'actes terroristes aux Etats-Unis et en Europe.... C'est parce qu'il n'y avait aucun lien entre le régime irakien et Al Qaëda, ou l'Irak et la menace islamiste plus large.... La manière dont la guerre en Irak fut conduite et présentée au public a également augmenté le risque terroriste."

Bruguière laisse entendre que les contacts des renseignements français dans le monde arabe avaient été perturbés : "les tensions internationales créées par la crise irakienne ont détourné l'attention des dirigeants politiques et risquent d'avoir mis en danger le système de la coopération internationale si essentielle à la lutte contre le terrorisme. »

Il critique l'emphase américaine sur les moyens militaires : « d'autres moyens, diplomatiques, de renseignements et juridiques, doivent être développés pour cette lutte. De tels moyens ne peuvent pas être réunis par un seul état mais exigent plutôt une réponse multilatérale.... Telle est la conviction profonde de la France."

La nébuleuse terroriste

En dépit des différents de la France avec Washington sur la question de l'Irak, qu'elle considéra comme une tentative d'assurer l'hégémonie des USA sur le Moyen-Orient à son détriment, Bruguière se vante toutefois de son étroite collaboration avec les services de renseignements américains, qui se sont souvent tournés vers lui pour aide et conseil.

Dans une long entretien avec Politique Internationale (11 mars 2004), il parle d'une menace terroriste venant d'un réseau international non structuré de groupes dont « le nombre de convertis est en progression constante... leurs sympathisants se recrutent dans une population imprégnée de djihadisme et particulièrement sensible aux crises qui déchirent le Proche Orient." Il se plaint, "nous n'avons actuellement aucune typologie d'identification.... Nous avançons sur un terrain mouvant dont le décryptage ne peut vraiment être réalisé qu'à postériori."

Son interviewer s'exclame, "est-ce sans espoir ?"

Le juge se reprend et glorifie l'efficacité de l'"excellente coopération intra européenne et internationale ... qui nous ont permis, du moins pour l'instant, de contenir ces risques au plus bas niveau possible" Il dit que le "combat djihadiste s'alimente d'une haine irréductible, irréfléchie et passionnelle contre les Etats-Unis. »

La description de Bruguière d'une nébuleuse terroriste désigne de larges couches de la société comme ennemi potentiel, non seulement les musulmans mais tout ceux qui sont opposée au militarisme et au colonialisme des puissances impérialistes et à la destruction des conditions de vie et des droits démocratiques qui vont avec. Ce qui explique la surveillance tous azimut de la population toute entière assurée par la nouvelle loi anti-terroriste.

Malgré quelques références éphémères aux conditions politiques et sociales qui produisent les sympathies terroristes, Bruguière ne s'intéresse pas au sort de ceux dont les vies sont décimées par la pauvreté, le colonialisme et la guerre. En cela il est entièrement en conformité avec l'approche sécuritaire de Nicolas Sarkozy, candidat présidentiel potentiel et Président de l'UMP (union pour un mouvement populaire) au pouvoir. Bruguière, sur le point de prendre sa retraite en tant que juge, se présente aux élections législatives de 2007 en tant que candidat de l'UMP.