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L'enquête sur la Commission australienne du blé souligne les véritables motifs de la guerre en Irak

Par Peter Symonds et Linda Tenenbaum
11 mai 2006

L'enquête judiciaire australienne qui a débuté en janvier à propos des relations de la Commission australienne du blé (CAB) avec le régime de Saddam Hussein a donné un aperçu révélateur des véritables motifs de l'invasion et de l'occupation de l'Irak menées par les États-Unis.

La guerre américaine en Irak n'a jamais été à propos des armes de destruction massive ou des liens de Hussein avec Al Qaïda. Ce n'est pas non plus que l'administration Bush ou le gouvernement Howard avaient la moindre préoccupation pour le bien-être et les droits démocratiques des Irakiens sous le régime baathiste.

Pour Washington, l'assujettissement de l'Irak constituait une frappe préventive contre ses rivaux en Europe et en Asie, pour les empêcher de consolider leur position économique et stratégique dans le pays, particulièrement en ce qui concerne ses vastes réserves inexploitées de pétrole.

La participation de l'Australie était motivée par de semblables considérations vénales. Le maintien de l'alliance stratégique entre les États-Unis et l'Australie, en combinaison avec le soutien de Washington pour les intérêts australiens en Asie du Pacifique, étaient au haut de la liste. Mais l'intérêt pour le maintien du lucratif monopole australien sur le marché du blé irakien n'était pas loin derrière.

Bien sûr, ni Howard ni Bush ne pouvaient parler ouvertement de ces questions. Le modus operandi de la politique étrangère a toujours été la tromperie et le subterfuge, avant tout pour empêcher les travailleurs ordinaires de comprendre les véritables intérêts et motivations en jeu. Nulle part ceci n'a été démontré plus directement que durant l'invasion et l'occupation de l'Irak, une guerre d'agression illégale qui a coûté la vie de milliers de soldats américains et de centaines de milliers d'Irakiens. Tous les aspects de cette entreprise criminelle ont été couverts d'un voile de mensonges et d'hypocrisie.

On peut dire la même chose de la commission d'enquête sur la CAB. Son objectif n'a pas été d'établir la vérité au sujet des ventes de blé de l'Australie à l'Irak, mais plutôt de tenter de dissimuler le scandale. Le premier ministre australien John Howard a choisi une connaissance de confiance, Terence Cole, pour diriger l'enquête, et il s'est assuré que son mandat soit étroitement limité à l'étude des méfaits de la CAB, excluant ainsi le rôle de son gouvernement dans la supervision des contrats.

Malgré sa portée limitée, l'enquête Cole a permis d'avoir un léger aperçu du monde ignoble de la diplomatie internationale: d'un côté, les efforts des lobbies du blé américains et canadiens pour percer le marché irakien en exploitant les allégations que la CAB aurait payé $200 millions en soi-disant pots-de-vin au régime de Hussein; de l'autre, la campagne désespérée du gouvernement Howard pour défendre la CAB et préserver les ventes de blé australiennes.

Les médias australiens, ainsi que les divers groupes d'intérêts américains et canadiens, ont mis l'accent sur ce que savaient la direction de la CAB et le gouvernement Howard au sujet des ententes de la CAB avec Bagdad, qui n'étaient pas autorisées par l'ONU. Le mois dernier, les procédures de l'enquête ont tourné à la farce lorsque le ministre du Commerce Mark Vaile, suivi du ministre des Affaires étrangères Alexander Downer et, finalement, de Howard lui-même, se sont présentés à la barre en niant toute connaissance des pots-de-vin de la CAB. Apparemment, aucun d'entre eux n'avait lu un seul des 21 télégrammes officiels, les plus anciens datant de 2000, qui avertissaient spécifiquement les ministres du gouvernement que la CAB était probablement en train de violer les règles de l'ONU.

Le véritable scandale, toutefois, n'est pas que la CAB ait gonflé ses contrats pour sécuriser ses ventes de blé à l'Irak, ni même que les ministres australiens aient menti pour protéger leur misérable masque politique. Plutôt, les crimes terribles desquels a été complice la totalité de l'establishment politique australien sont le programme de l'ONU lui-même et l'invasion de l'Irak. Sur ces crimes, un silence de mort s'est maintenu tout au long de l'enquête sur la CAB, de la part des médias, de la fraternité judiciaire et des partis de l'opposition.

Le programme «pétrole contre nourriture» de l'ONU

On trouve les racines du régime de sanctions de l'ONU et du programme «pétrole contre nourriture» dans la première guerre du Golfe de 1990-91. Avec la fin de la guerre froide, ce fut l'occasion pour les États-Unis d'aller de l'avant avec leurs ambitions de longue date de domination américaine du Moyen-Orient riche en pétrole. Le président Bush père encouragea, et plus tard exploita, l'invasion irakienne du Koweït pour avoir un prétexte pour lancer une guerre tous azimuts contre Bagdad. Comme le gouvernement Howard de 2003, le gouvernement travailliste de Hawke appuya Washington sans réserves, et pour les mêmes raisons: préserver et développer l'alliance entre l'Australie et les États-Unis.

Bush père, toutefois, s'est arrêté juste avant le renversement de Hussein. En 1990, dans les préparatifs de l'invasion, il a fait pression pour que l'ONU établisse des sanctions économiques et un blocus naval. Après la guerre, Washington a insisté que les sanctions continuent dans le but d'empêcher ses rivaux européens et asiatiques de se positionner favorablement en Irak au détriment des intérêts américains. Les conséquences pour le peuple irakien ont été dévastatrices: il est estimé qu'un million de personnes, y compris un demi million d'enfants, sont décédés du manque de nourriture et de médicaments essentiels, une situation qui a fait monter la pression pour que les sanctions soient levées. Alors que Canberra appuyaient les sanctions, les producteurs de blé australiens, qui avaient auparavant une part importante du marché irakien, s'y opposaient parce qu'elles leur coûtaient trop cher.

L'administration Clinton n'a pas proposé un programme «pétrole contre nourriture» parce qu'elle était concernée par la mort de milliers d'enfants irakiens, mais pour empêcher que les sanctions ne soient complètement levées. Clinton et son administration continuèrent à prétendre que le régime de Hussein n'avait pas mis un terme à ses programmes d'armements chimiques, biologiques et nucléaires afin de trouver un prétexte pour maintenir les sanctions. En réalité, Washington tentait de bloquer les démarches européennes pour obtenir divers contrats à Bagdad, pour la construction d'infrastructures, pour le commerce et spécialement pour l'exploitation des réserves irakiennes de pétrole.

Une fois que le programme «pétrole contre nourriture» a commencé, la CAB ne fut qu'une parmi les centaines de sociétés qui ont profité des lucratifs contrats offerts, d'une valeur de plus de trente milliards entre décembre 1996 et mars 2003. En fait, l'ONU a rationné le pays entier, plaçant les revenus provenant de la vente du pétrole irakien dans un compte bloqué à New York qui était géré par un comité de supervision décidant ce qui pouvait et ne pouvait pas être acheté. Alors que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU ont un droit de veto, les États-Unis furent les seuls à bloquer des contrats de façon routinière.

Le programme «pétrole contre nourriture» est devenu le catalyseur pour une escalade du conflit entre les États-Unis et leurs rivaux. Étant donné l'hostilité des Irakiens envers Washington, les sociétés non américaines ont obtenu la part du lion des contrats. Après que Bagdad eut refusé d'acheter du blé américain, par exemple, la CAB s'est accaparé le marché du blé en Irak en ajoutant à ses contrats des frais de transit qui allaient au régime de Hussein en passant par la société Alia, basée en Jordanie, ce qui rendit furieux les producteurs américains et canadiens. À plus grande échelle, la France, la Russie, la Chine et d'autres pays ont commencé à signer des contrats pour exploiter le pétrole irakien aussitôt que les sanctions seraient levées. Washington riposta à leurs demandes de plus en plus insistantes pour la fin de l'embargo économique avec des mensonges de plus en plus flagrants sur les prétendues armes de destruction massive de l'Irak et de nouvelles provocations militaires.

Au bout de compte, la seule façon pour les États-Unis de protéger leur domination économique et stratégique a été de placer l'Irak et ses ressources sous leur tutelle directe. L'administration Bush a saisi l'occasion que lui offrait les attaques terroristes du 11 septembre à New York et Washington pour mettre en oeuvre son plan de longue date. La Grande-Bretagne, l'Espagne et l'Australie se sont jointes à cette opération criminelle pour subjuguer l'Irak. En contrepartie de l'appui de Howard, l'administration Bush a nommé deux anciens dirigeants de la CAB, Trevor Flugge et Michael Long, aux plus importants postes de l'agriculture dans le régime d'occupation irakienne, malgré les critiques cinglantes des producteurs de blé américains.

Les lobbies du blé canadien et américain pensaient que l'occupation de l'Irak par les États-Unis leur offrirait l'occasion d'effectuer une percée sur le marché du blé irakien. De plus, à mesure que la connaissance de transactions avec la CAB a commencé à transparaître de la montagne de documents irakiens saisis par les agences américains, le lobby du blé américain a intensifié sa campagne contre la CAB. Les pressions sur la CAB ont continué à croître lorsque les politiciens américains tel le sénateur Norm Coleman a utilisé de façon sélective les documents pour monter une chasse aux sorcières contre l'ONU et son secrétaire général Kofi Annan. Amer du fait que la France et l'Allemagne aient réussi à utiliser l'ONU pour contourner les mesures américaines contre l'Irak, y compris les préparatifs d'invasion, Washington était déterminé à remodeler l'organisation pour qu'elle soit plus en ligne avec les intérêts américains.

Au milieu de dénonciations de corruption de l'ONU, Annan a été forcé d'instaurer une enquête sur le programme de «pétrole contre nourriture» sous la direction de l'ancien président de la Banque fédérale américaine, Paul Volcker. Dès sa naissance, l'enquête suintait l'hypocrisie. Des déclarations sensationnelles que Hussein «volait» et «fraudait le système» inversait entièrement la réalité. Les contrats gonflés de la CAB, par exemple, n'ont jamais impliqué d'argent australien, mais furent payés au compte gelé de l'ONU. Bagdad tentait simplement de mettre la main sur son propre argent, des paiements réalisés pour le pétrole irakien, qui était sous contrôle d'un comité de supervision de l'ONU soumis aux diktats de Washington.

En tant que plus important «fraudeur», la CAB ne pouvait échapper à l'attention de l'enquête sur l'ONU. Mais tout semble indiquer que Volcker n'a pas été sévère, laissant ouverte la possibilité dans son rapport final d'octobre dernier que les représentants de la CAB avaient peut-être «sans que ce soit leur intention» transféré des sommes à Hussein. Le lobby du blé américain, toutefois, a utilisé les révélations pour demander la fin du monopole du blé australien et de son «guichet unique» qui avait permis à la CAB d'obtenir des contrats aux dépens de ses rivaux américains et canadiens.

L'enquête Cole

La réponse du gouvernement Howard aux accusations contre la CAB a été de mener une contre-offensive diplomatique, s'appuyant sur le soutien loyal de l'Australie pour l'occupation américaine de l'Irak. L'ambassade australienne à Washington a été transformée en quartier général, des diplomates haut placés faisant du lobbying auprès d'importants sénateurs et députés américains et plaidant que les allégations autour de la CAB n'étaient que des rumeurs semées par des producteurs canadiens et américains de blé intéressés. Juste avant le dépôt du rapport Volcker, l'ambassade a aidé la CAB à retenir les services du prestigieux groupe Cohen de lobbyistes américains, qui seraient connus tant par Howard que Downer, pour faire face à l'onde de choc politique attendue.

La décision du gouvernement l'an dernier d'établir l'enquête Cole faisait partie de la même campagne pour limiter les dégâts. Elle visait à prévenir toute démarche aux États-Unis qui aurait pu mener à une enquête plus profonde sur la CAB, avec des conséquences potentiellement embarrassantes. En octobre 2004, l'ambassadeur de l'Australie, Michael Thawley, avait déjà fait du lobby auprès du sénateur Norm Coleman, président du puissant sous-comité du sénat sur les enquêtes, pour qu'il laisse tomber toute investigation additionnelle. La perspective d'une enquête américaine a fait de nouveau surface en février de cette année, lorsque Coleman a publiquement accusé Thawley de l'avoir induit en erreur, mais a été temporairement désamorcée après protestations du gouvernement Howard.

Lorsque Howard a comparu devant le commissaire Cole le mois dernier, c'était la première fois en plus de deux décennies qu'un premier ministre australien témoignait à une enquête judiciaire de haut niveau. Il l'a fait dans une tentative de renforcer la crédibilité internationale de ce qu'il a proclamé à maintes reprises comme étant «une enquête ouverte et transparente». Sa décision de témoigner, aux côtés de Downer et Vaile, indiquait l'existence de profondes inquiétudes au sein des cercles dirigeants que le scandale pourrait sérieusement endommager les intérêts économiques de l'Australie.

Dans le cadre de sa participation au groupe dit de Cairns, l'Australie a fait campagne pour la réduction drastique des subventions agricoles accordées par les États-Unis et l'Union européenne. Alan Oxley, ancien ambassadeur australien pour le commerce, a dit à Australien que «tout l'épisode [de la CAB] avait sans aucun doute entaché la crédibilité de l'Australie dans ses efforts pour négocier une libéralisation du commerce» dans l'actuelle ronde Doha de négociations commerciales. Les trois ministres australiens ont comparu devant l'enquête Cole alors que les protestations contre la CAB reprenaient de plus belle aux États-Unis. Le 3 avril, soit 10 jours avant le témoignage de Howard, cinq sénateurs influents des états américains du blé ont formellement demandé une enquête pour déterminer si la CAB avait violé des lois commerciales américaines ou des règlements de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

La dispute pourrait bien aviver les tentions au sein de la coalition entre Libéraux et Parti national présidée par Howard. Dans une tentative d'apaiser les lobbies du blé américains et canadiens, ainsi que les principaux producteurs australiens, le gouvernement a suggéré des changements au monopole sur le blé de type «guichet unique» dont jouit la CAB. Mais plusieurs des 32.000 fermiers de blé australiens, qui craignent une baisse dans le prix du blé et qui forment une partie importante de la base politique du Parti national, s'y opposent fermement.

Étant donné les enjeux, le résultat de l'enquête Cole peut être prédit d'avance. Tout de suite après sa comparution, Howard a ouvertement pesé sur le résultat en prenant la CAB à partie. Dans une remarquable entrevue radiophonique, il a condamné «un certain comportement de la CAB visant non seulement à tromper le gouvernement mais aussi à tromper l'ONU et en fait beaucoup d'autres personnes et beaucoup d'autres organisations.» L'objectif était clair: faire porter le blâme sur les cadres dirigeants de la CAB et peut-être réprimander quelques représentants du gouvernement. Mais Howard et ses ministres doivent être blanchis de tout crime.

Cole doit déposer son rapport le 30 juin. Il ne fait cependant aucun doute que l'avenir de Howard dépendra beaucoup plus de sa capacité à continuer de recevoir le soutien de l'administration Bush en cette année d'élections aux États-Unis, que des résultats de l'enquête australienne.