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Les leçons politiques d'une décennie de mouvements sociaux en France


Par Peter Schwarz
31 mai 2006

L'exposé suivant fut présenté par Peter Schwarz lors d'une semaine internationale d'étude, organisée par le Parti de l'égalité sociale et la rédaction du World Socialist Web Site, du 17 au 21 avril 2006 à Berlin. Ceci est la deuxième et dernière partie. La première partie est disponible ici.

Le référendum du printemps 2005

Si jusque-là les protestations avaient surtout adopté des formes syndicales, il en fut, pour la première fois, autrement au printemps 2005 à l'occasion du référendum sur le projet de constitution européenne ; elles prirent alors la forme d'une vaste mobilisation politique.

Des centaines de milliers de personnes se rendirent aux nombreuses réunions qui eurent lieu pour argumenter le pour ou le contre de la constitution. Les débats télévisés attirèrent des millions de spectateurs. Enfin, un climat de campagne électorale régnait dans le pays, tel qu'on ne le connaît qu'au moment d'importantes élections parlementaires ou présidentielles. De nombreux électeurs étaient persuadés d'être en mesure de contrecarrer par leur vote un développement social indésirable.

Plus la mobilisation politique s'amplifiait et plus les thèmes de campagne de l'extrême droite destinés à manipuler les peurs, tels l'immigration et la xénophobie, passaient à l'arrière-plan. C'est le caractère néolibéral et antidémocratique de la constitution qui était au coeur de la campagne pour le «non». Celle-ci n'était pas orientée contre «l'Europe» mais contre une constitution antisociale et réactionnaire défendant les intérêts du patronat. Alors que le camp du «oui» faisait campagne «pour une France forte», le slogan le plus populaire dans le camp du «non» était «pour une autre Europe».

Bien que le président Jacques Chirac, les partis au pouvoir, les principaux partis d'opposition et les médias utilisèrent tous les moyens mis à leur disposition pour garantir la victoire du «oui», une majorité claire de 55 pour cent de l'électorat rejeta la constitution. Ce clivage entre les deux camps correspondait à la fracture sociale du pays. Trois quarts des ouvriers et deux tiers des employés ainsi qu'une majorité de petits agriculteurs et ouvriers agricoles votèrent «non». Les électeurs appartenant aux couches moyennes et supérieures par contre votèrent majoritairement «oui».

Une aile du Parti socialiste, le Parti communiste et l'«extrême gauche» se prononcèrent pour un rejet de la constitution. Leur rejet ne se fondait pas sur un programme socialiste. Leur agitation était dirigée exclusivement contre le soi-disant «néolibéralisme». Ils répandaient l'illusion qu'une autre politique était possible dans le cadre des relations capitalistes existantes, que l'on pouvait imposer un retour au social-réformisme des années 1970 en faisant pression sur les cercles dirigeants.

Cette campagne servit, pour le cas où la droite ne serait pas en mesure de rester au pouvoir, à préparer le retour d'un gouvernement bourgeois de gauche. Durant cette campagne, les différents courants se rapprochèrent étroitement, renonçant à toute critique mutuelle.

Ce qui est significatif, c'est que Laurent Fabius, un des dirigeants le plus droitier du PS rejoignit le camp du «non». De toute évidence, Fabius avait pris comme modèle son ancien maître, François Mitterrand. Mitterrand, politicien bourgeois qui avait débuté sa carrière sous le régime de Vichy et qui fut ministre de l'Intérieur alors que la guerre d'Algérie battait son plein, s'était présenté dans les années 1960 comme un homme de «gauche» en créant, par le biais du Parti socialiste, un mécanisme qui permit à l'époque à la classe dirigeante de canaliser et de neutraliser le mouvement combatif de la classe ouvrière.

La LCR a joué un rôle important lors de la récente tentative de leurrer la classe ouvrière dans une impasse politique. Elle s'est intégrée totalement dans le camp bourgeois du «non» et s'efforce depuis d'en unifier les divers éléments dans un mouvement politique unitaire. Dans ses publications, la différenciation ne se fait plus entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, mais entre le «camp du oui» et le «camp du non». Pour la construction d'un tel mouvement unitaire, ses modèles sont le Parti des travailleurs qui est, au Brésil, le parti du président au pouvoir et qui y constitue également, à la grande satisfaction de la finance internationale, le gouvernement et le Parti Rifondazione Comunista en Italie qui vient de rejoindre le gouvernement de coalition de l'ancien président de la Commission européenne, Romano Prodi.

La révolte des jeunes de l'automne 2005

En octobre 2005, la mort de deux jeunes fuyant la police a déclenché une révolte dans les banlieues qui s'est poursuivie pendant des semaines. Cette révolte a clairement montré l'ampleur qu'avaient prise entre-temps les tensions sociales en France. Les émeutes, dont les formes étaient souvent destructrices, étaient une réaction contre la pauvreté, le chômage des jeunes et la discrimination dans les banlieues ainsi que contre la campagne sécuritaire teintée de racisme lancée par le président du parti au pouvoir, Nicolas Sarkozy, qui avait qualifié les jeunes des banlieues de « gangrène » et de « racaille » qu'il fallait « nettoyer au karcher ».

La gauche officielle et l'«extrême gauche» portent la responsabilité directe des conditions intenables qui règnent dans les banlieues et de la forme destructrice qu'a pris la révolte. Non seulement les régions touchées étaient régies des décennies durant par des maires communistes ou sociaux-démocrates, mais le refus de la part de ces partis de mettre en question le statu quo politique est également responsable de la désorientation des jeunes. Ils ont abandonné à leur sort les couches les plus pauvres de la jeunesse et celles-ci, faute de perspective, ont réagi dans leur colère par des destructions insensées.

Le gouvernement a répondu à cette révolte en instaurant l'état d'urgence. Pour ce faire, il s'est appuyé sur une loi de 1955 qui fut votée durant la guerre d'Algérie et qui n'avait pas été appliquée depuis en métropole. Et pourtant, cette mesure n'a suscité aucune résistance ni de la part des syndicats ni des partis de gauche.

C'est en particulier Lutte Ouvrière qui a démontré jusqu'à quel point elle était proche de l'Etat. Elle a dénoncé la révolte lors d'un congrès national qui s'est déroulé peu de temps après. Dans un texte approuvé par 97 pour cent des délégués présents au congrès, il est dit que, bien sûr, il ne s'agissait que d'explosions de colère mais qu'elles visaient ceux avec lesquels les jeunes vivent. Les jeunes ne faisant même pas la différence entre la police et les pompiers. Ils commettaient «des actes qui vont à l'encontre de leurs propres intérêts, de l'opinion que l'ensemble de la population peut se faire d'eux.» C'est pourquoi, sans autre forme de procès, Lutte Ouvrière leur a contesté le droit de faire partie de la classe ouvrière : «Ces actes () montrent qu'ils sont loin du niveau de conscience qui caractérisait, pour les marxistes, le mouvement ouvrier.»

Cette réaction à l'égard d'une explosion sociale élémentaire en dit long sur la mentalité de ce groupe implanté depuis des décennies dans le milieu conservateur des syndicats. Quand on chapitre les jeunes et qu'on leur reproche de ne pas appartenir à la classe ouvrière, il ne reste plus qu'un petit pas à franchir jusqu'au soutien de l'intervention policière contre eux.

Seuls trois pour cent des délégués ont rejeté cette position et soutenu une motion minoritaire reconnaissant les racines sociales de la révolte. Dans cette motion il est dit qu'une partie de la jeunesse prolétarienne est descendue dans la rue et que seule une offensive de la classe ouvrière pourrait leur fournir une orientation. Cette offensive n'est pourtant pas définie politiquement mais purement syndicalement.

Le mouvement contre le Contrat première embauche

Le mouvement contre le Contrat première embauche (CPE) a représenté, à bien des égards, le point culminant de ces dix dernières années. Le mouvement était plus vaste et plus général que les précédents et plus indépendants des vieilles organisations.

Les forces qui l'ont porté ont été les lycéens et les étudiants. Ce sont eux qui ont donné le ton lors des manifestations. De nombreux manifestants avaient moins de vingt ans. Ils étaient à peine nés lorsque l'Union soviétique s'est effondrée en 1991 et, lors des grèves de 1995/96, ils étaient encore des enfants en bas âge.

Des commentaires hostiles ont tenté de présenter ces lycéens et ces étudiants comme des représentants d'une «jeunesse privilégiée» en leur opposant les «casseurs» comme l'incarnation des couches subalternes de la société. Mais, ceci est une diffamation. Les casseurs, des bandes organisées qui ont été en partie huées par les manifestants, étaient un phénomène marginal et des indications claires prêtent à penser qu'il s'agissait là d'une provocation ciblée de l'Etat. Les étudiants et les lycéens d'aujourd'hui incarnent des couches sociales bien plus vastes que ne le faisaient les étudiants de 1968, alors que le pourcentage des diplômés universitaires était relativement faible. Le nombre d'enfants issus de familles d'immigrés et d'ouvriers participant aux manifestations était très important.

Ce que l'on a tout de suite remarqué lors des manifestations, c'est l'imagination sans borne qui se reflétait au travers des slogans les plus divers et variés conçus à partir du sigle CPE. Il y avait une multitude de pancartes confectionnées à la main et reproduisant autant de messages différents tels : «Contrat poubelle embauche», «Contrat premières emmerdes», «Villepin cherche pigeon à exploiter», etc., etc.

Le message était sans équivoque. Les manifestants rejetaient une politique qui, selon l'ensemble de l'élite politique européenne, était indispensable et aurait dû être appliquée depuis longtemps à savoir leur transformation en une masse malléable et corvéable à merci à la disposition des intérêts économiques par une flexibilisation à outrance du travail. L'expression souvent utilisée pour caractériser ces conditions d'insécurité de l'emploi était celle de «précarité».

Le soutien de la population était immense comme l'ont confirmé tous les sondages d'opinion. Non seulement la génération plus âgée est elle-même directement touchée par la précarité, mais nombreux sont les parents qui se soucient de l'avenir de leurs enfants. Du reste, de nombreux parents avaient participé en tant que jeunes au mouvement de 1968.

Le mouvement avait pris le gouvernement à l'improviste. La «Loi pour l'égalité des chances» avait été promulguée par le premier ministre de Villepin en réaction aux émeutes des banlieues à l'automne dernier. La loi contenait des mesures recommandées par la Commission européenne et appliquées par les pays voisins, à savoir la suppression de droits pour les travailleurs tels le droit à la protection contre le licenciement, l'abaissement de l'âge de l'apprentissage, etc. De telles mesures trouvent également l'approbation des partis réformistes et des syndicats. Une loi quasiment identique, celle du Contrat de nouvelle embauche (CNE) s'adressant aux salariés de tous les groupes d'âge et travaillant dans des entreprises comptant moins de vingt employés avait été votée l'année passée sans que les syndicats n'élèvent la moindre protestation.

Certes, les syndicats ont participé au mouvement qu'ils se sont efforcés dès le début d'étrangler et de contrôler mais, lors des manifestations, ils n'ont joué qu'un rôle secondaire. Et même les grèves étaient organisées de manière à limiter leurs effets. C'est ainsi qu'il nous a été possible, le 28 mars, en dépit d'une grève officielle du métro parisien, de rejoindre le point de départ de la manifestation centrale à Paris.

Le rôle joué par la Coordination nationale étudiante est tout à fait intéressant. Entre 300 et 450 délégués, élus dans les universités en grève se rencontraient tous les week-ends dans une ville différente. Ils discutaient des heures durant, parfois même toute la nuit pour passer diverses résolutions qui étaient en général bien plus à gauche que la position des syndicats et des organisations politiques, y compris l'«extrême gauche». Ils se sont adressé aux syndicats pour appeler à une grève générale et ont lancé un appel aux étudiants à rejoindre directement les travailleurs dans les entreprises.

Lorsque fin mars, le président Chirac a proposé dans une allocution télévisée d'apporter des changements mineurs au texte de la loi, la Coordination lycéenne et étudiante a rejeté cette proposition catégoriquement. Elle s'est engagée à «soutenir toutes les revendications qui seront définies par les salariés en lutte, comme par exemple l'augmentation des salaires et la requalification en CDI de tous les emplois précaires», elle a appelé à des journées d'actions «dirigées vers les entreprises, en lien avec les salariés et leurs syndicats locaux : diffusions, blocages, occupations des usines et des bureaux.» De plus, elle a demandé la démission du gouvernement.

Certes, il serait faux d'idéaliser la Coordination lycéenne et étudiante. Des syndicats officiels, tels l'Union nationale des étudiants de France (UNEF), des membres de diverses organisations politiques et des éléments anarchistes étaient représentés dans ces réunions. Et pourtant, le travail de la coordination des étudiants est une indication de ce que le contrôle exercé par les vieilles organisations fléchit et que l'on assiste à la quête sérieuse d'une nouvelle orientation politique.

La construction d'une nouvelle direction révolutionnaire

D'entrée, j'avais précisé que la leçon centrale à tirer des mouvements sociaux de ces dix dernières années était la nécessité pour la classe ouvrière de rompre avec les appareils syndicaux et réformistes moribonds pour construire un mouvement politique indépendant.

Cette tâche se pose à présent de manière plus directe qu'il y a dix ans. Les syndicats, les partis bourgeois de gauche et leur annexe d'«extrême gauche» ont tellement viré à droite qu'il n'existe plus rien entre la perspective socialiste révolutionnaire, représentée par le Comité International de la Quatrième Internationale, et l'establishment politique bourgeois. La dégénérescence de l'«extrême gauche» a atteint un nouveau stade. Elle est devenue une composante fixe du régime bourgeois.

Il s'agit là également d'un phénomène international.

En Italie, la plupart des organisations petites bourgeoises de «gauche», y compris l'organisation sur de la LCR, se sont dissoutes dans le Parti de la refondation communiste (Rifondazione Comunista) qui est, lui aussi, une composante fixe de la coalition électorale de gauche (Unione) emmenée par Romano Prodi.

L'exemple italien montre ce que vaut le bavardage sur le rejet du «néolibéralisme». Prodi, qui a passé cinq années à la tête de la Commission européenne, incarne, comme aucun autre politicien, la trajectoire néolibérale de l'UE qui a été rejetée en France de manière aussi catégorique. Un élément de poids de cette Unione est en outre aussi le parti de la Margherita qui collabore sur le plan européen avec le Parti libéral démocrate allemand (FDP) et l'Union pour la démocratie française (UDF), tous deux ardents défenseurs du libre marché. Cela n'empêche pourtant pas les petits bourgeois radicaux italiens de s'intégrer totalement dans l'alliance de Prodi.

En Allemagne, le Parti social-démocrate (SPD) a formé une grande coalition avec les chrétiens-démocrates (CDU). En étroite collaboration avec les syndicats, les sociaux-démocrates se sont chargés de supprimer tous les acquis sociaux. Dans ces conditions, il est devenu tout à fait impossible de faire la différence entre le SPD et la CDU. L'affirmation que la SPD se positionne à gauche de la CDU est évidemment absurde. En réaction à cet état de fait, un «Parti de la gauche» s'est également créé en Allemagne et que presque toutes les organisations radicales petites bourgeoises ont rejoint.

Il s'agit là d'une union entre des bureaucrates syndicaux et des sociaux-démocrates mécontents de l'Ouest de l'Allemagne et un reste de l'ancien parti stalinien de l'Est, le Parti du socialisme démocratique (PDS). Tout comme Rifondazione en Italie, le Parti de la Gauche allemand prend fait et cause pour l'ordre bourgeois. A son grand malheur, ceci s'est affiché au grand jour avant même qu'il n'ait pu vraiment prendre pied. Le Land de Berlin, où le PDS partage le pouvoir depuis quatre ans avec le SPD, joue sur le plan de la République fédérale un rôle de pionnier dans la suppression des emplois et l'abaissement des salaires de la fonction publique, dans les coupes opérées dans l'Education et la privatisation des logements communaux.

Il devient partout évident que les rassemblements de gauche se composant de sociaux-démocrates irrités, de bureaucrates syndicaux, de post-staliniens et de petits bourgeois gauchistes, ne constituent nullement une réponse à la crise de la société capitaliste. Ils sont un moyen pour défendre cette dernière dans un stade avancé de la crise.

Les milieux de droite de la bourgeoisie font entre-temps leurs propres préparatifs politiques.

Le conflit entre le premier ministre Dominique de Villepin et le ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy, n'est pas seulement une affaire de rivalité entre deux hommes ambitieux. La classe dirigeante est en train d'élaborer de nouvelles formes autoritaires de gouvernement. Sarkozy allie au gaullisme traditionnel des éléments caractéristiques de régimes de droite : des mesures sécuritaires, des actions très dures contre les immigrés, le fait d'attiser les passions ethniques et religieuses. Il défend une ligne politique combinant un Etat fort et autoritaire à une politique économique et une politique étrangère nationalistes ainsi qu'à des éléments corporatistes. Contrairement à Villepin, qui a ignoré les syndicats durant les protestations contre le CPE, Sarkozy s'est empressé de recourir à leurs services, ce qu'il a finalement réussi à faire. L'accord négocié sous sa houlette a fait que le mouvement a fini par succomber.

Sarkozy s'efforce d'intégrer à l'Etat les syndicats et les autres organisations sociales qui ont répondu volontiers à ses invitations.

Dans ces conditions, il incombe au Comité International et au World Socialist Web Site l'entière responsabilité de créer la base d'un mouvement socialiste indépendant de la classe ouvrière pour la construction d'un nouveau parti révolutionnaire.

Un esprit combatif et la pression exercée par la rue ne peuvent à eux seuls résoudre spontanément les problèmes fondamentaux de l'orientation politique et de la direction, même s'ils ont pu forcer le gouvernement à faire des concessions tactiques. La condition préalable à une résolution de ces problèmes est d'élever et de développer le niveau de conscience politique. La classe ouvrière doit comprendre l'incompatibilité de ses intérêts avec l'ensemble de l'ordre bourgeois. Elle doit apprendre à regarder au-delà des frontières nationales et s'unir internationalement. Et elle doit s'organiser indépendamment des partis bourgeois et de leurs agences principales ou secondaires.

C'est ce travail d'éducation qui se trouve au centre du travail du World Socialist Web Site. Si l'on considère le travail effectué en France au cours de ces dix dernières années, les centaines d'articles parus dans nos organes de presse et, depuis 1998, sur le WSWS, ils représentent une expérience extrêmement riche, une multitude d'analyses et d'évaluations politiques qui ont contribué à une compréhension des tâches politiques. C'est sur cette base que doit se construire à présent une section du Comité International en France.