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Avant la venue de Bush, Chirac défend les intérêts français en Inde

Par Sarath Kumara
Le 28 février 2006

La semaine passée, la visite de trois jours en Inde du président Jacques Chirac souligna la concurrence croissante qui existe entre les grandes puissances en quête d'influence à New Delhi. Le voyage de Chirac sera suivi de la visite en Asie du Sud du président américain George Bush qui, comme son homologue français, cherche à consolider des liens économiques et stratégiques en particulier avec l'Inde.

Ce qui met en évidence la signification de ce voyage c'est que Chirac fut accompagné par une délégation de grands patrons ainsi que par cinq ministres (Affaires étrangères, Défense, Economie, Commerce extérieur, Tourisme). Une trentaine de patrons des principaux groupes cotés au CAC 40 étaient de la partie pour examiner les possibilités de décrocher des contrats en Inde qui est, après la Chine, la deuxième source mondiale de main-d'uvre bon marché.

La veille du voyage, Chirac décida de rapatrier dans les eaux territoriales françaises le porte-avions Clemenceau désarmé. Le bâtiment de guerre, destiné à être démantelé dans un chantier en Inde, est au centre d'une longue bataille juridique et politique au sujet des graves dangers pour la santé et l'environnement. Le rapide retour dans les eaux territoriales françaises, suite à une décision du tribunal de grande instance contre le démantèlement du Clemenceau en Inde, servit à éliminer une éventuelle source d'embarras pour Chirac lors de sa visite.

La visite de Chirac courait à tout moment le risque d'être éclipsée par celle de Bush. Mais Chirac était décidé à donner un coup de pouce aux liens économiques et à renforcer les relations avec New Delhi. Il insista certainement sur le fait que la France n'avait pas sanctionné l'Inde lors de ses essais nucléaires en 1998 contrairement aux Etats-Unis, soutenant les ambitions de New Delhi pour l'attribution d'un siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU.

Suite à cette visite, l'ambassadeur de France, Dominique Girard, se félicita du résultat en déclarant : « Nos deux nations ont aujourd'hui, plus qu'à n'importe quel autre moment, une responsabilité majeure dans le restant de la communauté internationale et la promotion de la paix et du développement. Le partenariat stratégique qu'elles ont forgé l'une avec l'autre doit être fondé sur des systèmes de défense sains et coordonnés. »

En comparaison, la réception indienne fut quelque peu plus froide. François Gautier, chroniqueur du site internet rediff.com, remarqua : « Un fonctionnaire de l'ambassade de France qui préféra garder l'anonymat, me dit qu'ils durent littéralement courir derrière le ministère des Affaires étrangères pour obtenir le planning concernant la visite de Chirac. » New Delhi, semble-t-il, ne souhaitait pas froisser le gouvernement Bush en courtisant de trop près la France qui est l'un des principaux concurrents européens de Washington.

Néanmoins, neuf contrats furent signés durant la visite de Chirac, y compris en matière de défense ainsi qu'une déclaration commune sur le développement de l'énergie nucléaire à des fins pacifiques. Le contrat en matière de défense élargit des arrangements déjà existants dans le domaine de l'industrie militaire, de la recherche, d'exercices communs, d'échanges et de formation professionnels. La coopération nucléaire fut, cependant, de part et d'autre hautement prioritaire.

L'Inde n'est pas un pays signataire du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) et n'est pas autorisée à se doter librement d'une technologie nucléaire par les 45 membres du groupe des pays fournisseurs nucléaires (NSG). De plus, des sanctions internationales supplémentaires furent imposées à l'encontre de l'Inde et du Pakistan après que tous deux aient réalisé des essais nucléaires en 1998. Ces obstacles ont été considérablement réduits car Washington cherche à nouer des liens plus étroits avec New Delhi.

L'Inde recherchait le soutien de la France pour éliminer les dernières restrictions entravant l'industrie nucléaire indienne. Toutefois, la France n'est pas en mesure de fournir unilatéralement de l'énergie ou de la technologie nucléaire à l'Inde sans entrer en conflit avec les Etats-Unis. Paris a déclaré à maintes reprises qu'elle n'agira que par le biais du NSG où toute décision requiert un vote unanime, incluant donc celui de Washington.

Etant donné que Bush est censé signer un accord nucléaire avec l'Inde durant sa visite, Chirac était certainement désireux de positionner la France de sorte qu'elle devienne un important fournisseur en technologie nucléaire à l'Inde. Un représentant du Commissariat à l'énergie atomique, accompagnant Chirac, estima qu'il fallait à l'Inde trente centrales nucléaires. Paris souhaite bénéficier d'une importante part de marché pour le groupe nucléaire français Areva, le plus gros producteur de réacteurs nucléaires du monde, ce qui correspondrait à un marché évalué à plusieurs milliards de dollars.

Chirac déclara avec enthousiasme que l'Inde avait besoin de la technologie nucléaire dans le but de développer son économie et pour empêcher qu'elle ne « se transforme[r] en gigantesque cheminée à effets de serre en utilisant d'autres ressources plus polluantes que le nucléaire. » Il souligna les avantages de la France : « Nos amis américains ne sont pas compétitifs dans cette affaire. . Nous avons une technique, une technologie nettement supérieures à ce que pourraient offrir les Américains. » Chirac affirma que la France serait plus fiable en disant : « La solution française est sans aucun risque. Une solution américaine est tout de même soumise aux aléas permanents que représente le Congrès »

Contrairement à l'accord proposé entre les Etats-Unis et l'Inde, qui est encore sujet à débat dans les milieux dirigeants de l'Inde, l'accord entre la France et l'Inde n'inclut que des restrictions minimales à l'encontre de l'industrie nucléaire indienne. Washington insiste sur la séparation du nucléaire civil et du nucléaire militaire alors que l'accord français n'engage New Delhi qu'à prévoir « des mesures de protection appropriées ». Il est significatif de noter que le président indien de la Commission de l'énergie atomique, Anil Kakodkar, qui s'oppose à l'accord entre les Etats-Unis et l'Inde, signa le contrat avec la France.

Lors d'une conférence de presse commune, le premier ministre indien Manmohan Singh déclara : « Nous apprécions le soutien de la France dans l'effort entrepris pour une coopération dans le développement du nucléaire civil entre l'Inde et la communauté internationale ». L'Inde est le cinquième plus gros consommateur d'énergie et ses besoins ne cessent de croître. Actuellement, seuls 1,7 pour cent de ses besoins énergétiques proviennent du nucléaire.

Alors que New Delhi est soucieuse d'accroître son industrie nucléaire, son approvisionnement domestique en uranium ne suffit pas à satisfaire une demande civile accrue en même temps que celle de son programme d'armement militaire. En obtenant l'accès aux réserves internationales d'énergie nucléaire, l'Inde cherche à libérer son propre uranium à des fins militaires tout en accédant à des technologies nucléaires plus avancées permettant d'étendre à la fois le programme militaire et civil.

Les accords nucléaires américain et français avec l'Inde exposent l'absolue hypocrisie des trois pays quant à la présente controverse existant au sujet du programme nucléaire iranien. Contrairement à l'Inde, qui refusa de signer le TNP tout en développant et procédant à des essais d'armes nucléaires, l'Iran est signataire du TNP et ne fait que réaffirmer son droit, conformément au traité, de mettre en uvre les techniques d'enrichissement de l'uranium. Alors qu'ils donnent le feu vert au programme nucléaire indien, les Etats-Unis, avec le soutien de la France et de l'Inde, sont en train de prévoir des mesures punitives à l'encontre de l'Iran.

Un aspect majeur de la visite de Chirac était de renforcer les liens économiques. New Delhi et Paris s'accordèrent à doubler le commerce bilatéral s'élevant actuellement à 4,2 milliards de dollars pour les cinq prochaines années et pour accroître le volume des investissements français directs en Inde à hauteur de 1 milliard de dollars durant les trois prochaines années. La délégation française manifesta son intérêt à investir dans différents domaines, dont l'infrastructure, l'informatique, l'industrie pharmaceutique, l'environnement, les technologies nouvelles et les technologies de pointe, l'agro-alimentaire, l'industrie automobile et l'industrie aéronautique.

Le contrat le plus important fut conclu avec Airbus. Le constructeur européen qui doit faire face à une concurrence féroce de Boeing, finalisa un contrat pour la vente à l'Inde de 43 avions de tourisme pour 2,5 milliards de dollars. Noël Forgeard, co-président exécutif du groupe européen d'armement EADS qui possède 80 pour cent d'Airbus a qualifié le contrat de « grand succès ».

Chirac finalisa également un contrat de 270 millions de dollars entre la compagnie aérienne indienne Kingfisher Airlines et la compagnie française ATR portant sur 15 avions. L'Inde commanda l'année dernière six sous-marins d'attaque Scorpène à la France qui essaie de vendre ses chasseurs furtifs multirôle à l'armée indienne.

Les relations entre la France et l'Inde ne sont pas dénuées de tensions. L'une des sources de conflit est l'offre publique d'achat (OPA) hostile de Lakshmi Mittal, homme d'affaires d'origine indienne, sur le groupe sidérurgique Arcelor qui provoque des réactions hostiles en France. En cas de réussite de l'offre, Mittal Steel contrôlerait 10 pour cent de la production mondiale d'acier. Le ministre du Commerce indien, Kamal Nath, a protesté auprès du commissaire européen pour le Commerce, Peter Mandelson, au sujet des obstacles entravant la transaction.

Quand Chirac était en France, six hauts responsables sikh publièrent un appel lui demandant de révoquer la loi « du foulard ». Cette loi, adoptée en 2004, qui avait pour but d'attiser en France des sentiments anti-musulmans est également discriminatoire à l'égard d'autres communautés, dont les hommes sikh qui sont obligés de porter des turbans. Plusieurs élèves sikh furent, pour cette raison, renvoyés d'écoles françaises.

Suite à la visite de Chirac, une chose est claire : en dépit des échanges de politesses, aucun partenariat solide n'a été établi. D'importantes sections du gouvernement qui est mené par le Parti du Congrès et de l'élite dirigeante indienne sont favorables à une étroite alliance stratégique et économique avec les Etats-Unis plutôt qu'avec la France et d'autres grandes puissances. Leurs détracteurs s'inquiètent cependant des dangers qu'encourent les intérêts indiens en raison du militarisme téméraire de Washington et ils souhaitent maintenir ouvertes d'autres options, y compris avec la Chine et la Russie ainsi qu'avec les puissances européennes.