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France : Des millions de travailleurs et d'étudiants français en grève contre le gouvernement gaulliste

Par Rick Kelly et Antoine Lerougetel
29 mars 2006

Deux à trois millions de travailleurs et d'étudiants en grève ont manifesté hier à travers la France en opposition à la loi du gouvernement gaulliste, le Contrat première embauche (CPE). Celle-ci permet aux employeurs de congédier de jeunes travailleurs sans justification ni dédommagement durant leurs deux premières années de travail.

Le plus grand rassemblement s'est tenu à Paris où 700.000 personnes ont manifesté dans le froid et la pluie. D'autres grandes manifestations furent organisées: à Marseille, où les organisateurs ont rapporté une participation de 250.000 personnes, à Bordeaux (100.000), à Toulouse (80.000), à Nantes (70.000), et à Grenoble (60.000). Le taux de participation a été deux fois plus important que lors de la précédente journée d'action nationale contre le CPE du samedi 18 mars.

Des travailleurs de diverses industries ont fait la grève hier. Les arrêts de travail ont affecté les services de transport publics (autobus, chemin de fer, métro) à Paris et dans 75 autres villes. Un tiers de tous les vols ont été annulés et les autres ont subi des retards étant donné le débrayage des contrôleurs aériens et d'un grand nombre de travailleurs d'Air France. D'autres travailleurs du secteur public ont fait la grève: des professeurs, des travailleurs d'hôpitaux et des travailleurs à Gaz de France SA et Électricité de France SA. Des grèves dans les compagnies d'imprimerie ont empêché la publication de journaux quotidiens alors que la station de la radio publique d'informations continues France-Info diffusait de la musique préenregistrée.

Un nombre significatif de travailleurs du secteur privé ont arrêté de travailler et ont participé aux manifestations, y compris de jeunes travailleurs faisant la grève pour la première fois. Des centaines de milliers de collégiens et d'étudiants universitaires ont manifesté de nouveau à travers la France. Le plus important syndicat étudiant universitaire, l'UNEF (Union nationale des étudiants de France), a rapporté que 56 des 84 universités françaises ont été fermées par les manifestations. Un quart de toutes les écoles secondaires ont aussi été affectées par les grèves étudiantes.

La manifestation nationale a mis en évidence l'intensité de l'opposition populaire face au gouvernement du premier ministre Dominique de Villepin et la détermination du peuple français à contrer les attaques du gouvernement contre les conditions de travail. Villepin et le président Jacques Chirac, en fait toute l'élite dirigeante française, sont extrêmement faibles et isolés. Selon un sondage mené par Le Monde et le réseau France 2, seulement 4 pour cent des répondants étaient en accord que le CPE soit maintenu tel quel, et seulement un tiers des répondants appuient le premier ministre.

La crise a soulevé la nécessité pour le mouvement anti-CPE de destituer l'administration dirigeante et de la remplacer par un gouvernement représentant véritablement les intérêts des jeunes et des travailleurs français. Une telle lutte ne peut être menée que sur la base de la construction d'un nouveau parti indépendant, international et socialiste de la classe ouvrière. Hier, à la manifestation de Paris, des supporters du World Socialist Web Site ont distribué des milliers d'exemplaires de la déclaration du WSWS, «La lutte contre le CPE soulève la question de la nécessité d'une nouvelle direction pour la classe ouvrière» http://www.wsws.org/francais/News/2006/mars06/280306_FrCPEStat.shtml, qui lutte pour cette perspective.

Comme la déclaration l'a souligné, une véritable lutte contre l'administration Chirac-Villepin nécessite que la classe ouvrière se dissocie de toute la «gauche» française: les syndicats, les partis communiste et socialiste, ainsi que les soi-disant groupes «d'extrême gauche». Ces organisations ont tout fait en leur pouvoir pour empêcher le mouvement anti-CPE de se développer en une lutte contre le gouvernement et son programme de droite. Leur première préoccupation est de maintenir la stabilité de l'état français.

Le président de l'UNEF, Bruno Julliard, qui a des liens étroits avec le Parti socialiste, a résumé la position des syndicats, des sociaux-démocrates et des staliniens sur la radio d'Europe 1 lundi dernier. « La démission du gouvernement, a déclaré le dirigeant de l'organisation étudiante, ce n'est pas une revendication que je partage car nous n'organisons pas un mouvement avec l'objectif de la démission du gouvernement. Je ne veux pas affliger un échec à Dominique de Villepin ­ ça m'est complètement égal

« Nous ne souhaitons pas à terme de ce mouvement qu'il y ait un vaincu et un vainqueur. Ce que nous voulons c'est qu'il y ait un terme mise à cette mobilisation. Nous sommes demandeurs d'une discussion ­ il faut que chaque côté ne perde pas la face. Organisons ensemble une sortie de crise. »

Les efforts que fait la « gauche » française pour soutenir Villepin reflète le fait que les partis établis n'ont pas de véritables différences avec son programme. Il y a consensus au sein de l'establishment politique français qu'il faut abolir les gains réalisés par les travailleurs après la Deuxième Guerre mondiale et que la classe ouvrière doit être soumise à la discipline du « libre marché ». Pour que le capitalisme français puisse demeurer concurrentiel sur la scène internationale face à ses rivaux des États-Unis, de l'Europe et de l'Asie, les salaires et les conditions doivent être systématiquement réduits. Le seul point à débattre, c'est comment mettre en oeuvre les mesures nécessaires sans provoquer une opposition de masse.

La nécessité pour les travailleurs et les jeunes de briser avec la « gauche » établie et de développer leur propre parti socialiste indépendant est la tâche immédiatement posée devant le mouvement anti-CPE. Plus longtemps sera reportée cette tâche et plus le danger sera grand que le mouvement soit trahi et supprimé.

Villepin a réitéré que le CPE ne sera pas retiré. Devant l'Assemblée nationale hier, il a répété son offre pour négocier des changements sur certains aspects de la mise en oeuvre de la loi tout en refusant de rescinder la réforme.

Au sein de l'élite dirigeante, la crise a suscité des demandes pour une nouvelle approche. Dans un discours qu'il a donné lundi, le ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy a déclaré que le «dialogue social est une condition essentielle pour le succès de toute réforme » et a appelé pour un contrat embauche identique pour tous les groupes d'âge. « Nous devrons trouver une issue qui ne soit pas un recul et qui, en même temps, permette au syndicats de revenir à la table de négociation» a expliqué le conseiller de Sarkozy, Éric Woerth. Laurence Parisot, la présidente du MEDEF, une association représentant le patronat français, a dit hier qu'elle ne s'opposerait pas à la suspension du CPE. Le Conseil constitutionnel, qui doit statuer demain sur la légalité du CPE, pourrait porter le coup fatal à la loi, permettant ainsi au gouvernement de se ressaisir et d'énoncer la loi en d'autres termes.

Les syndicats, comme les partis socialiste et communiste, ne manqueront pas de proclamer qu'une telle décision représente une grande victoire et la brandiront pour mieux mettre un terme aux manifestations et aux grèves anti-gouvernementales. Mais, en fait, ni le retrait du CPE ni le remplacement de Villepin par une autre personnalité de l'establishment politique ne peut signifier en lui-même la défaite des attaques droitières sur les conditions de vie des travailleurs.

Au même temps, le gouvernement a augmenté la répression policière contre les manifestations anti-CPE. Sarkozy a rencontré les principaux dirigeants de la police avant la protestation d'hier pour leur donner l'instruction d'arrêter le plus de casseurs possible. Des milliers d'agents de police ont été mobilisés par toute la France, 4000 à Paris seulement. Il est dit que les agents ont fouillé et arrêtés un grand nombre de jeunes des banlieues pauvres de la capitale qui se rendaient à la manifestation.

Il y a eu plusieurs incidents rapportés dans lesquels des casseurs auraient commis des actes de violence et des vols ainsi que de nombreuses confrontations entre la police et de petites sections de la manifestation à Paris et ailleurs. Les CRS, la police anti-émeute française, ont fait usage de gaz lacrymogènes à Paris, à Rouen et à Grenoble entre autres. Les autorités ont déclaré que 387 personnes, la plupart des jeunes, avaient été arrêtées hier, plus de la moitié à Paris.

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Les journalistes du WSWS ont parlé avec plusieurs travailleurs et étudiants à la manifestation de Paris

« Mon lycée, le Lycée Dorian, est bloqué depuis une semaine, a dit Vincent Assailly. La majorité de mon lycée est assez mobilisée, c'est effervescent comme ambiance ­ ça bouge bien.

« Villepin ne veut pas lâcher le morceau, c'est évident. Maintenant, il va bien falloir qu'il fasse quelque chose. Face à une mobilisation d'une telle ampleur, pour l'instant je pense qu'il bluffe. Il a peur. Il ne veut pas perdre la face mais il va devoir lâcher du leste parce que c'est le gouvernement qui est en jeu.

« Pour beaucoup des manifestants, il faut aller au-delà du CPE. Ils ont des idées derrière la tête. C'est le refus d'une logique libérale qui nous vise comme des marchandises ­ toujours plus engraisser les actionnaires à notre dépends. Ce n'est pas forcement la majorité ­ mais il y a une partie qui voudrait continuer le combat, c'est évident. Ils refusent plus généralement la précarisation, non seulement les jeunes, mais aussi la classe ouvrière. Si on veut en finir avec la marchandisation de nos vies, il va falloir effectuer une rupture radicale avec le système capitaliste. Ce n'est pas le point de vue de tous les manifestants, cela n'engage que moi.

« Ca manque cruellement, une coordination entre les différents mouvements. A travers le monde les pays sont plutôt repliés sur leurs propres problèmes ­ c'est dommage. On peut parler nationalement, mais localement on n'est pas assez organisé. Il faut former des réseaux à partir de ces sections et ensuite faire des trucs mondiaux. La clé, si on veut vraiment endiguer les principaux fléaux de notre monde c'est vraiment la création des services publics mondiaux, vraiment des services publics. Ce n'est pas seulement des timbres pour la Poste, c'est aussi la bouffe, le logement, la culture. Cela permettrait aux personnes sur terre d'aborder le lendemain sans peur. Ça, c'est primordial et important. C'est la question qu'il faut poser et qu'il faut être en mesure de réaliser. »

Matthieu Grimbert, un jeune travailleur des technologies de l'information dans le secteur privé a aussi parlé avec le WSWS.

« Je suis salarié depuis cinq ans, nous a-t-il dit. Je viens soutenir les jeunes pour leur éviter de vivre une situation de précarité qui ne cesse de s'accentuer en France en ce moment. C'est la première fois qu'on nous appel à la grève contre le CPE, c'est la première fois que je fais grève depuis que je travaille. Cette lutte va plus loin que le CPE, ça va contre le contexte mondial et même la situation en France ­ un pays qui ne cesse pas de chuter et de se dégrader. On revient sans arrêt sur le droit de travail et sur les acquis sociaux. Il ne faut pas laisser faire ça ­ on va se retrouver de plus en plus dans la précarité, de plus en plus de chômeurs et de petits boulots. On ne veut pas ça. C'est pour ça qu'on manifeste ­ pour faire céder le gouvernement sur ces questions là. Mais ça englobe beaucoup plus que la simple question du CPE.

« Je suis tout à fait d'accord avec la coordination nationale des étudiants ­ ils appellent à la grève générale illimitée. C'est maintenant que tout se joue. Je suis pour la démission de M. Dominique de Villepin ­ il n'a pas su écouter les jeunes, il n'est plus en phase avec son pays. Le gouvernement, il faut qu'il parte. On veut nous laisser croire que c'est l'économie qui gouverne le pays et qui gouverne les politiques. J'espère et je crois que ce n'est pas le cas. Je crois que les politiques peuvent taper le poing sur la table et dire que non, ce n'est pas l'économie qui dirige le pays ­ nous, on peut faire quelque chose. Dans dix ans, vingt ans il n'y aura que la précarité, un taux de chômage énorme dans toute l'Europe. Ce n'est pas un problème français mais européen.

« En 2002 j'ai voté malheureusement pour M. Chirac. Je le regrette énormément. Chirac a fait un quinquennat lamentable. Si j'avais été un peu plus âgé, avec plus d'expérience, je vous aurais sûrement rejoint dans votre campagne pour un boycott actif indépendant de l'établissement politique en France. J'étais dans une situation où on ne me laissait pas vraiment le choix. Je me suis trouvé dans une situation où j'étais obligé de voter pour Chirac par dépit. J'aurais eu un autre choix, je l'aurais saisi, je pense. »