La publication le jeudi 13 décembre du rapport Mitchell sur
l’usage des stéroïdes et d’autres substances dopantes améliorant les
performances par les professionnels du baseball a été accueillie par un torrent
d’articles hypocrites ou visant à mousser le scandale.
La plupart des journaux américains ont fait la une avec ce
rapport. Son auteur, un ancien sénateur américain, procureur fédéral et envoyé
spécial en Irlande du Nord, George Mitchell, a insisté dans son rapport qu’il y
avait « beaucoup de spéculations » sur les joueurs qui y seraient nommés,
mais qu’il espérait que « la presse et le public considéreraient cette
partie du rapport dans son contexte et verraient plus les conclusions du
rapport que les individus impliqués ».
Bien entendu, pratiquement tous les médias ont agi de façon
directement opposée, publiant les noms et les photographies des joueurs
identifiés comme utilisateurs de stéroïdes en première page. Le New York
Times a même fait la une de sa page de sport avec le titre « Naming names »,
nommer des noms en français, une expression historiquement identifiée avec les
chasses aux sorcières anti-communistes de l’ère de McCarthy.
Quatre-vingt-neuf joueurs, actuels et anciens, des ligues majeures
ont été nommés par Mitchell, mais la preuve rassemblée dans son document
faisant plus de quatre cents pages, qui a pris 20 mois et coûté 25 millions,
consiste principalement en articles parus dans la presse, en aveux d’anciens
joueurs d’usage de stéroïdes et d’allégations douteuses. Parmi ces derniers, on
trouve l’ancien préposé au club des Mets de New York, Kirk Radomski, qui a
coopéré avec l’enquête en échange d’un allégement de peine dans sa propre condamnation
pour distribution illégale de stéroïdes et un ancien entraîneur des Yankees,
Brian McNamee, qui a collaboré pour éviter d’être lui-même poursuivi.
Bien que Mitchell ait dit qu’il ne proposait pas de
punitions individuelles, il y a quelque chose de très téméraire à « nommer
des noms », les joueurs étant trouvés coupables par le tribunal de
l’opinion publique sans qu’ils aient de véritable façon de se défendre. Et bien
que certains aient très certainement utilisé ces substances, d’autres se
trouvent mis en accusation, leur réputation ternie, sur la base de preuves très
faibles.
Même si les médias ont cherché à provoquer une atmosphère
de chasse aux sorcières autour des individus identifiés, la principale
conclusion du rapport est indéniable : l’usage de substances dopantes a tout
d’une épidémie dans le baseball professionnel et est présent dans les trente
équipes.
Le président Bush a donné son avis sur le sujet le
lendemain de la publication du rapport, déclarant aux journalistes que
« les stéroïdes avaient sali ce sport ».
Dans la bouche d’un ancien copropriétaire des Rangers du
Texas, ces remarques évoquent immédiatement à la mémoire la célèbre
protestation du capitaine Renault dans le film de Casablanca. Pour le
paraphraser, « Je suis outré, réellement outré de voir que les stéroïdes
soient consommés dans l’abri des joueurs ! »
Bush a continué en reprenant à son compte la morale que
l’on trouve partout sur le « message » aux jeunes qu’envoie l’usage
des stéroïdes par les joueurs de ligues majeures du baseball. « Je connais
l’impact que les athlètes professionnels peuvent avoir sur la jeunesse de notre
nation, a-t-il dit. Je veux simplement insister que ceux qui sont sous l’œil du
public doivent comprendre que lorsqu’ils violent leur corps, ils envoient un
terrible signal à la jeunesse des Etats-Unis. »
Bien sûr, il y a un véritable danger, particulièrement pour
les nombreux jeunes athlètes qui voient les produits dopants comme un raccourci
vers les ligues majeures. Le rapport Mitchell décrit les risques potentiels
liés à l’utilisation de ces substances. Les utilisateurs des stéroïdes sont
sujets à des « troubles psychiatriques, des dommages cardiovasculaires et
au foie, des changements drastiques à leurs systèmes reproducteurs, des
blessures musculaires et des fractures, et d’autres problèmes ». Et les
utilisateurs d’hormones de croissance accroissent leurs risques de
« cancer, de problèmes de santé reproductive, de troubles cardiaques et
thyroïdiens, et de croissance excessive des os et des tissus conjonctifs ».
Mais pour quiconque impliqué dans ce sport, l’utilisation
de ces substances par des joueurs des ligues majeurs ne peut être une surprise.
Les records de coups de circuit du baseball s’accumulent à un tout autre rythme
que par le passé et les athlètes se sont physiquement transformés, devenant
plus costauds, semblerait-il, du jour au lendemain.
Mitchell lui-même a insisté que les joueurs qui ont décidé
de prendre des produits dopants l’ont fait « à l’intérieur d’un certain
contexte ».
« Tous ceux impliqués dans le baseball au cours des
deux dernières décennies — les commissaires, les représentants d’équipe,
l’Association des joueurs, et les joueurs — partagent la responsabilité de
l’ère des stéroïdes... un environnement dans lequel l’usage de substances
illicites est devenu répandu », cite le rapport.
En réalité, l’utilisation de ces drogues était non
seulement connue, mais elle a été tacitement ou directement encouragée dans des
conditions où le baseball subissait de plus en plus de pressions d’autres
sports, dont le football et le basket-ball, et où l’on craignait de perdre des
parts de marché, surtout dans la foulée de la grève de 1994. Davantage de coups
de circuit était un moyen de ramener les partisans dans les stades.
Le rapport a ajouté que les joueurs qui ne font pas usage
de stéroïdes ou d’hormones de croissance « font face à un choix difficile
entre un désavantage compétitif ou devenir dopés eux-mêmes. Personne ne devrait
avoir à faire ce choix. »
Bien entendu, l’usage de stéroïdes n’est pas qu’un problème
concernant le baseball. C’est un fléau qui affecte le monde du sport aux
Etats-Unis et à travers le monde depuis près de deux décennies, depuis que l’on
retira les médailles du sprinter canadien Ben Johnson pour « dopage »
lors des Jeux olympiques d’été de 1988. Des scandales du même genre ont fait
surface au football, au Tour de France cycliste, au tennis et dans plus d’une
douzaine d’autres sports.
On retrouve au coeur de ce phénomène une crise généralisée
de la culture et une société dans laquelle le profit est roi et la tricherie
courante.
L’influence exercée aux sommets par la poursuite incessante
de la richesse personnelle et la prédominance des intérêts commerciaux dans
toute entreprise humaine engloutit tout et tous dans le vortex d’une course
folle aux profits.
Le New York Times a réagit au reportage de Mitchell
par un éditorial insipide intitulé, « Dites-moi que ce n’est pas vrai,
Roger, Barry, et... ». La comparaison implicite entre les allégations
contre Roger Clemens, Barry Bonds et des dizaines d’autres joueurs et le
scandale « Black Sox » de 1919 tombe à plat. Le baseball a beaucoup
changé depuis l’époque de « Shoeless » Joe Jackson.
Même s’il n’y a
jamais eu un « apogée » du baseball, le montant d’argent divisé entre
les huit coéquipiers de Chicago pour sceller l’issue de la Série mondiale
serait vu dans le milieu du baseball professionnel comme une somme dérisoire.
Le jour même de la parution du rapport Mitchell, Alex Rodriguez a conclu une
entente de 10 ans avec les Yankees qui pourrait lui rapporter 314 millions de
dollars.
De tels salaires
sont évidemment éclipsés par les profits amassés par les propriétaires
d’équipes et les grands médias lors des parties. En même temps, d’importantes
sommes publiques sont versées pour la construction de nouveaux stades destinés
à des équipes gérées de façons privées — le nouveau stade des Marlins de la
Floride coûtera 370 millions, selon l’annonce cette semaine de responsables de
Miami — et dans lesquels les sièges « admission générale » sont
remplacés par des loges corporatives. Ces loges sont utilisées par les
présidents de compagnie et leurs clients bien nantis et sont inscrites comme
des dépenses pour l’entreprise et des déductions d’impôts.
Malgré cela,
l’attention publique, ainsi que le ressentiment et la colère, est toujours
dirigée contre les joueurs plutôt que contre les propriétaires et la vraie
nature du sport professionnel.
Pour les joueurs
eux-mêmes, la ligne qui sépare une carrière offrant de vastes récompenses
monétaires et une gaffe — et un retour dans les ligues mineures — est mince. Le
baseball, dit-on, est un sport de centimètres. La différence entre une vedette
et ce qui est considéré comme un joueur médiocre peut être aussi peu que cinq
« présences au bâton » réussies sur cent.
Les joueurs très
doués deviennent une combinaison d’entrepreneur et de produit à vendre, dans
laquelle tout doit être fait pour demeurer compétitif. Au même moment, en
raison de la manière avec laquelle le jeu prend une importance complètement
disproportionnée par rapport à son importance intrinsèque, les joueurs sont
présentés comme des modèles et sont placés sous l’énorme pression de vivre leur
vie en étant constamment surveillé par les médias.
Ils jouent malgré
les blessures et la douleur et, sans aucun doute, plusieurs deviennent
convaincus que prendre des substances qui rendent plus performants est le seul
moyen de tenir le coup. Les gérants, les propriétaires, les agents et tous
ceux qui sont reliés au sport se sont montrés plus qu’ouverts à se tourner vers
ce genre d’alternative tant que les joueurs continuent à générer les prises et
les points qui génèrent les profits.
Les
maladies les plus sérieuses dont souffre le « passe-temps
national » des États-Unis ne seront pas guéries par les recommandations de
Mitchell : plus de tests antidopage, un « département
d’enquêtes » du baseball et des conférences sur les dangers des stéroïdes.
Le croisement
entre les athlètes professionnels et les médias de masse a créé un instrument
très profitable pour engourdir les masses. Des millions de personnes sont
encouragées à vivre leur vie en suivant celles d’athlètes millionnaires, qui
sont élevés au rang d’icônes nationales pour ensuite être diabolisés suite à un
scandale inévitable. Ces pièces de théâtre morales permettent de détourner
l’attention populaire des vrais crimes réalisés contre les travailleurs, autant
au pays qu’à l’étranger. Voilà l’importance sociale du baseball aux yeux de
l’élite dirigeante et voilà pourquoi des visages associés au gouvernement comme
Mitchell sont utilisés dans cette enquête et pourquoi le président se voit
obligé de se prononcer sur cette question et qu’un comité du Congrès doive tenir
audience.
Évidemment, lorsque Mitchell parle de l’« environnement »
qui encourage l’utilisation de ces drogues, il aurait dû regarder plus loin que
les équipes du baseball majeur. L’économie américaine toute entière fonctionne
sur ce qui équivaut aux stéroïdes depuis des décennies, la dernière « substance
dopante » étant les prêts hypothécaires à haut risque, qui ont rapporté
d’importantes sommes à Wall Street avant d’avoir des conséquences désastreuses.
Pour ce qui est
de la mise en garde de Mitchell sur le fait que l’utilisation de ces drogues
« pose une sérieuse menace à l’intégrité du sport », une telle menace
mérite d’être placée dans le contexte d’un gouvernement et d’une élite
dirigeante qui ont vidé toutes les institutions démocratiques aux États-Unis de
leur intégrité.
En fin de compte,
la question qui se pose face aux expressions de détresses et de colère
concernant le rapport Mitchell est celle-ci : pourquoi devrait-on
s’attendre à ce que le baseball soit différent du reste de la société
capitaliste ?