Alors que d’importantes banques européennes
et américaines subissent des pertes de plus en plus importantes et que les
banques centrales entreprennent des mesures extraordinaires pour empêcher un
effondrement financier, une sérieuse augmentation de l’inflation américaine est
venue frapper les marchés mondiaux, faisant planer le spectre d’une descente
vers la stagflation — une récession économique combinée avec une augmentation
importante des prix.
Le 13 décembre, le département du Travail
américain a rapporté que les prix de gros avaient augmenté de 3,2 pour cent en
novembre en tenant compte des variations saisonnières. Une augmentation de 35
pour cent du prix de l’essence a dopé l’augmentation des prix de gros qui a été
l’augmentation mensuelle la plus importante depuis 1973.
Le jour suivant, le département du Travail
a annoncé une augmentation des prix à la consommation de 0,8 pour cent en
novembre, ce qui se traduit en un taux annuel de 4,3 pour cent. Il s’agissait
de la plus importante augmentation des prix à la consommation depuis septembre
2005. Les prix de l’énergie ont augmenté de 5,7 pour cent par rapport à octobre
et les aliments, les vêtements, le logement et les soins de santé sont aussi
beaucoup plus chers.
Les chiffres de l’inflation ont provoqué un
climat de vente sur Wall Street, alors que l’indice industriel Dow Jones a
chuté de 178 points le vendredi 14 décembre et a chuté de plus de 172 points le
lundi suivant. La ruée pour la vente des actions a été causée surtout par la
crainte chez les banquiers et les grands investisseurs qu’une accélération de
l’inflation empêchera la Réserve fédérale, la banque centrale américaine, de
continuer à diminuer les taux d’intérêts à court terme.
Wall Street a dénoncé la Réserve fédérale
le 11 décembre, perdant 294 points, lorsque la banque centrale américaine a
réduit le taux directeur (le taux d’intérêt des prêts entre les banques) de
seulement un quart de point. Wall Street a fortement réagi malgré le fait que
la diminution du taux d’intérêt était la troisième diminution consécutive, le
taux directeur ayant perdu un point par rapport à ce qu’il était lorsque la
crise du crédit s’est développée en août dernier.
Les banques et les principaux investisseurs
considèrent que la diminution des taux d’intérêt offre le moyen d’inonder le
marché financier avec du crédit à bon marché et de limiter les pertes des
investissements liés aux hypothèques à risque qui se sont effondrées à cause de
la chute du marché de l’immobilier et de l’augmentation des reprises de
maisons. Toutefois, d’autres diminutions du taux d’intérêt ne peuvent
qu’accélérer le déclin déjà important du dollar américain sur les marchés de
change mondiaux et accélérer l’augmentation des prix aux Etats-Unis.
Les chiffres sur l’inflation publiés la
semaine dernière ne représentent que la pointe de l’iceberg. Le prix des biens
essentiels — l’énergie, la nourriture et les métaux — atteint des prix record à
travers le monde. A la bourse de Chicago, les cours du blé et du riz pour
livraison en mars 2008 ont atteint un record de tous les temps, les prix du
soya atteignant un sommet en 34 ans et les prix du maïs un sommet en onze ans.
Le dirigeant de l’Organisation des Nations unies
pour l'alimentation et l'agriculture a avertit le lundi 16 décembre que les
réserves alimentaires mondiales diminuaient rapidement et que les prix
alimentaires atteignaient des records historiques. Il y a « un très grand
risque que moins de personnes aient accès à la nourriture dont elles ont
besoin », particulièrement dans « les pays en voie de
développement » a déclaré Jacques Diouf.
Aux Etats-Unis, les prix du lait ont
augmenté de 14 pour cent l’an dernier; la viande, le poisson, la volaille et
les oeufs de 5,4 pour cent et les fruits et les légumes de 4,5 pour cent. Des
chercheurs de l’université de l’Etat de l’Iowa ont prédit que l’augmentation du
prix du maïs — dû en partie au fait que le maïs est utilisé dans la fabrication
de l’éthanol — fera augmenter les prix de la viande de 7,5 pour cent et celui
des oeufs de 13,5 pour cent l’an prochain.
Pendant ce temps, les actions sans
précédent des principales banques centrales pour injecter des liquidités dans
les marchés financiers n’ont pas aider à la réduction des coûts du crédit et a
conduit les banques à prêter à des entreprises amies, y compris d’autres
banques. Dans une tentative de fouetter les marchés du crédit presque
paralysés, la Réserve fédérale et les banques centrales en Europe, en
Grande-Bretagne et au Canada ont annoncé conjointement la semaine dernière des
injections massives d’argent avec un faible taux d’intérêt et des échanges
monétaires pour une somme de 64 milliards de dollars.
Mais cela n’a fait qu’exacerber les craintes d’un
effondrement financier mondial en révélant le niveau d’inquiétude des banquiers
centraux sur l’état précaire du système banquier américain et européen. Les
marchés boursiers en Europe ont ainsi plongé alors que l’on craignait que des
actions coordonnées allaient s’avérer terriblement inadéquates pour résoudre la
crise.
Lundi, la Banque centrale européenne a annoncé une
injection de capital encore plus importante, affirmant que cela allait allonger
le crédit à court terme illimité des banques de la zone euro en manque de liquidité
pour la fin de l’année, lorsque les bilans financiers annuels des banques
doivent être établis. Mardi, elle a rapporté avoir injecté 500 milliards de
dollars dans le système financier.
Nombreux sont les commentateurs qui admettent que des
apports aussi massifs de liquidité ne feront que retarder l’inévitable, le
résultat de plusieurs années où les prix des maisons ont été largement gonflés,
formant la base d’une croissance explosive des valeurs d’actifs excessifs et
spéculatifs. Un très petit groupe de banquiers, de gestionnaires de fonds
spéculatifs, de directeurs de capitaux d’investissement et de gros
investisseurs ont engrangé des sommes phénoménales durant le boum spéculatif
tandis que les conditions de vie de la grande majorité de la population ont continué
à stagner ou décliner.
Faisant référence à l’action concertée de la banque
centrale de la semaine dernière, Wolfgang Münchau a écrit lundi dans le Financial
Times : « On croyait qu’une réaction concertée allait rassurer
les marchés, mais cela eut l’effet contraire. Il semblerait que les joueurs du
marché ne peuvent être idiots que pour un certain temps. Ils savent maintenant
que cela n’est pas fondamentalement une crise de liquidité. Si c’était le cas,
elle serait aujourd’hui terminée.
« Il s’agit d’une totale crise de solvabilité qui a
surgit en raison de l’éclatement simultané de deux bulles géantes liées entre
elles — une dans le secteur de l’immobilier et l’autre dans le crédit — qui
entraîne les banques et les investisseurs au bord de la faillite, certains pour
qui la situation ne tient qu’à un fil. »
De récents développements sont venus confirmer ce
diagnostic. La semaine dernière, Vikram S. Pandit, le nouveau directeur général
de Citigroup, la plus grande banque aux Etats-Unis, a annoncé que la banque
allait renflouer sept fonds d’investissement affiliés en portant leurs actifs
de 49 milliards de dollars au bilan financier de Citi. Cela entraînera
inévitablement d’autres pertes nettes de milliards de dollars en
investissements liés aux prêts hypothécaires à risque qui se sont
essentiellement effondrés.
Les placements liés aux prêts hypothécaires à risque
faisaient partie des moyens de placements structurés (SIV) de Citi. Ceux-ci
sont hors bilan et officiellement des entités indépendantes qui sont, en
réalité, gérées par les banques qui sont leurs promoteurs. Ne faisant pas
l’objet d’une surveillance réglementée, ces fonds sont placés dans des
investissements à haut risque et haut rendement, générant des profits en
investissant de l’argent provenant de la vente de prêts à court terme et faible
rendement, appelés billets de mobilisation, dans des entreprises où le
rendement est plus élevé, à long terme. Ils dépendent de la capacité à générer
continuellement de l’argent neuf par la vente de leurs billets de mobilisation
afin de rembourser leur dette à court terme.
L’effondrement du marché immobilier américain a miné les
SIV, dont la majorité des actifs sont liés aux prêts hypothécaires à risque. Incapables
de trouver preneur pour leurs billets de mobilisation, ils ont été forcés de
vendre des actifs à prix très bas et risquent maintenant l’effondrement total.
Les sept SIV de Citi ont vu leurs actifs chuter de 87 milliards de dollars
en août à 49 milliards de dollars.
Sous son précédent directeur général, Charles Prince, qui a
été évincé début novembre, Citi avait insisté n’avoir aucune responsabilité
financière pour ses SIV, affirmant qu’elle n’allait pas venir à leur rescousse.
Cela n’a fait que miner la confiance envers la banque, elle qui a rapporté des
pertes de 11 milliards de dollars liées à des investissements sur des
prêts hypothécaires à risque.
Alors qu’elle a inscrit des actifs SIV douteux à son bilan,
Citi devra générer des milliards de dollars de liquidité pour subvenir à
d’autres pertes potentielles. Le coussin de capital de la banque est déjà bien
en deçà de celui de ses principales rivales, et ses malheurs se sont accentués
lorsque, un jour après l’annonce liée aux SIV, Moddy’s Inverstor Services
diminua sa note de crédit, prévoyant que la banque allait rapporter d’autres
pertes.
Citi a déjà annoncé qu’elle travaillait à un important plan
de redressement et l’on croit qu’elle annoncera des mises à pied massives. De
plus, des investisseurs de Wall Street en sont arrivés à la conclusion qu’ils
seraient forcés de réduire ou d’éliminer complètement ses dividendes en
actions.
Mercredi, Morgan Stanley, la deuxième plus grande banque
d’affaires aux Etats-Unis, a annoncé qu’elle dévaluait à nouveau ses actifs
reliés aux hypothèques de 5,7 milliards de dollars additionnels, portant ses
dévaluations au quatrième trimestre à 9,4 milliards de dollars. La banque a
déclaré des pertes de 3,9 milliards de dollars pour ses opérations du quatrième
trimestre se terminant le 30 novembre — sa première perte trimestrielle.
Au même moment, la banque a déclaré qu’elle vendait 5
milliards de dollars en capitaux convertibles en action à une firme
d’investissements du gouvernement chinois, donnant ainsi à la compagnie d’Etat
chinoise des parts de 9,9 pour cent dans Morgan Stanley.
Morgan Stanley devient ainsi la troisième banque
internationale majeure à aller désespérément chercher de l’argent en vendant
ses parts à des firmes d’investissements d’Asie ou du Moyen-Orient. Le mois
dernier, Citigroup a vendu 4,9 pour cent de ses actifs à une firme
d’investissements d’Abou Dhabi et, plus tôt ce mois-ci, le géant de la banque
suisse UBS, après avoir annoncé une dévaluation de 10 milliards de dollars de
prêts à haut risque, a vendu des actifs au gouvernement de Singapour et à un
investisseur anonyme du Moyen-Orient.
Également le mercredi, Standard & Poor’s a déclaré qu’il
pourrait dévaluer la cote AAA des plus grandes compagnies d’assurances
d’obligations, Ambac et MBIA, en raison de manquements et de saisies en hausse
sur les prêts hypothécaires à haut risque. La société d’évaluation a aussi
réduit la cote de ACA Capital, un autre assureur d’obligations, faisant passer
sa cote de A à CCC, ce qui correspond à un statut d’obligation à haut risque.
Merrill Lynch, Bear Stearns et d’autres banques majeures
seraient en pourparlers pour sauver ACA Capital, qui a garanti 26 milliards de
dollars en prêts d’hypothèques.
La dévaluation ou l’effondrement d’assureurs d‘obligations
aurait un impact dévastateur sur les banques, dont les prêts garantis seraient
dévalués ou radiés. Cela pourrait avoir un effet de surenchère, menant à
l’écroulement de la confiance dans le marché des obligations et à une vente de
feu dans le marché des obligations.
Jusqu’à maintenant, les réductions totales d’actifs liés
aux prêts hypothécaires à risque sont évaluées à 90 milliards de dollars
et de nombreux analystes prédisent qu’avant que la situation ne se calme, 400
milliards de dollars se seront envolés. Selon l’économiste Jan Hatzius de
Goldman Sachs, des pertes de cette ampleur pourraient entraîner une réduction
des prêts de 2 billions de dollars.
Le Financial Times, abordant lundi la question de
l’intensification de la crise financière, parla de l’effondrement du système
bancaire « fantôme ». « Une pléthore d’institutions et de
véhicules obscurs », a-t-il noté, « ont surgi cette décennie sur les
marchés américain et européens et ont joué un rôle important de pourvoyeur de
crédit à travers le système financier. Jusqu’à cet été, les moyens de placement
structurés (SIV) et les obligations de dette (CDO) attiraient peu l’attention
en dehors des groupes de spécialistes financiers. Bien que souvent affiliés à
de grandes banques, ils n’étaient pas toujours déclarés dans les bilans
financiers. De plus, ces institutions n’ont jamais fait partie du système
bancaire “officiel” : ils sont incapables, par exemple, de participer à
l’enchère de la Réserve fédérale d’aujourd’hui. »
Le journal a ensuite cité Bill Gross, le dirigeant de Pimco
Asset Management Group, qui a écrit récemment : « Ce à quoi nous
assistons est essentiellement l’effondrement de notre système bancaire moderne,
un système d’emprunt complexe si difficile à comprendre. Les collègues
l’appellent le “système bancaire fantôme” car il est demeuré caché durant
plusieurs années, isolé des lois et pourtant libre de créer magiquement et
mystiquement des prêts à risque avec des méthodes que seuls les génies de Wall Street
pourraient expliquer. »
C’est ce vaste édifice de spéculation, de
fraude et de cupidité — mené par les contradictions et la crise du capitalisme
mondial moderne — qui est en train de s’effondrer.