Michael Ignatieff — qui était jusque récemment
professeur à Harvard et qui a beaucoup écrit pour défendre la guerre
« préventive », les attaques sur les droits démocratiques et la
torture — a été confirmé au poste de numéro deux du Parti libéral du Canada
(PLC).
Le dirigeant des libéraux fédéraux, Stéphane Dion, a nommé
Ignatieff au poste de vice-président du comité des priorités et de la planification
(un puissant comité ministériel du gouvernement porte le même nom),
lorsqu’il a dévoilé son conseil des ministres fantôme le 18 janvier. Dion
sera lui-même président du comité.
La nomination d’Ignatieff au comité des priorités suit
de quelques semaines sa nomination comme chef adjoint du parti. Dion a nommé
Ignatieff chef adjoint à la mi-décembre, quelques jours après avoir gagné la
course à la direction devant Ignatieff, même si ce dernier était soutenu par la
majorité de l’establishment du parti.
Il existe de nombreux exemples dans la politique canadienne où
le deuxième d’une course à la direction s’est empressé de se retirer
de la vie politique. Les titres et responsabilités que Dion a donnés à
Ignatieff sont un signal clair qu’il désire que son ancien rival joue un
rôle crucial dans le parti et dans le futur gouvernement si les libéraux
étaient élus dans les années à venir.
Ignatieff a une longue histoire en tant que défenseur libéral
de la guerre impérialiste et de la « guerre contre le terrorisme » de
Bush. Dans la décennie qui a précédé son retour au Canada en 2005, il a fait
usage de son autorité d’universitaire de tradition politique et philosophique
libérale et d’expert des droits de l’homme pour soutenir
l’intervention impérialiste en Yougoslavie ; pour faire campagne
pour une révision de la loi internationale qui donnerait le droit aux grandes
puissances de violer la souveraineté nationale au nom de l’obligation de
« protéger ». Il a également élaboré des arguments pour justifier
l’assaut de l’administration Bush sur les droits démocratiques et
cherché à renforcer le soutien à l’invasion américaine illégale de
l’Irak en 2003. Dans un texte qui a été publié dans le New York Times
Magazine en 2004, il a argumenté, par exemple, en faveur de «la détention illimitée
des suspects, des interrogatoires coercitifs, des assassinats ciblés et même de
la guerre préventive ».
L’opinion publique, pendant ce temps, est de plus en
plus opposée à la guerre en Irak, comme le démontre la défaite extraordinaire subie
par les républicains aux élections au Congrès américain de novembre dernier.
L’intervention militaire néo-coloniale du Canada en
Afghanistan connaît, elle aussi, une opposition populaire de plus en plus
forte.
Sans doute, l’affaiblissement de l’administration
Bush et l’impopularité de l’intervention canadienne en Afghanistan,
qu’Ignatieff avait défendus avec enthousiasme, ont été un facteur
important sinon déterminant dans son échec à obtenir la direction du Parti
libéral.
Qu’il soit nommé numéro deux du parti, toutefois,
signale clairement que le parti traditionnel de gouvernement au Canada
n’est pas moins engagé que les conservateurs à défendre bec et ongles les
intérêts économiques et géostratégiques de l’élite dirigeante dans le
monde, quel que soit le prix à payer du point de vue du niveau de vie, des
droits démocratiques et de la vie des travailleurs et des jeunes au Canada et à
l’étranger.
Depuis sa défaite dans la course à la direction du parti,
Ignatieff continue à mettre en avant son programme militariste. Lors
d’une rencontre privée avec des députés et des sénateurs libéraux à
l’issue du Congrès libéral, il aurait prévenu Dion de ne pas laisser la
question de l’Afghanistan diviser le parti. Il a particulièrement
désapprouvé le fait que plusieurs députés libéraux, y compris Dion lui-même, avaient
voté, en mai dernier, contre une motion des conservateurs visant à prolonger de
deux ans, jusqu’en février 2009, l’intervention militaire
canadienne au sud de l’Afghanistan, où les troupes canadiennes sont empêtrées
dans une guerre contre-insurrectionnelle néocoloniale.
Dion ainsi que d’autres avaient critiqué la précipitation
avec laquelle la motion avait été passée au parlement par le premier ministre
Stephen Harper, qui l’avait annoncée à la dernière minute en ne laissant que
quelques heures pour en débattre. Le nouveau chef libéral a depuis démontré
clairement et à plusieurs reprises que son parti et lui-même ne s’opposent
pas à l’intervention en Afghanistan.
« Nous sommes en Afghanistan pour aider la population à
vivre plus en sécurité », a déclaré Dion lors d’une conférence de
presse clôturant une réunion de deux jours du groupe parlementaire libéral visant
à préparer la reprise de la session parlementaire après Noël.
« Nous soutenons les troupes », a insisté Dion. Ce
qu’il veut, c’est que les audiences du comité des affaires
étrangères de la Chambre des communes se limitent à la questions des moyens
« d’améliorer cette mission », c’est-à-dire, de la rendre
plus acceptable aux yeux de la population canadienne en mettant davantage
l’accent sur les projets de reconstruction et en incitant les alliés du
Canada au sein de l’OTAN à partager davantage le fardeau de la lutte
contre l’insurrection. Pour le dirigeant libéral, demander le retrait des
2200 soldats canadiens engagés au combat dans le sud de l’Afghanistan
— demande soulevée par le NPD pour des raisons opportunistes — est
tout simplement « honteux ».
De telles paroles servent à rassurer l’élite patronale
du Canada et à leur montrer que les libéraux n’auront pas peur de prendre
des décisions « dures » et impopulaires — y compris celle de poursuivre
une opération sanglante contre-insurrectionnelle, qui a entraîné des pertes
civiles considérables, dans l’un des pays les plus pauvres du monde
— pour défendre les ambitions et les intérêts mondiaux du capital
canadien.
Le gouvernement libéral de Chrétien et Martin, qui a été au
pouvoir de 1993 jusqu’en janvier dernier et pour lequel Dion a été
ministre durant une décennie, avait présidé à la redistribution massive de
richesse vers les plus nantis par d’importantes baisses d’impôts
pour les riches et des coupes dans les services publics et sociaux essentiels,
incluant les services de santé, l’éducation, l’assurance-chômage et
l’aide sociale.
Bien que Jean Chrétien ait décidé à la dernière minute de ne
pas se joindre à la « coalition des volontaires » dans la guerre
contre l’Irak qui a soumis la population irakienne à la mort et la
terreur à une échelle gigantesque, il avait précédemment déployé les troupes
canadiennes en Afghanistan et mit en oeuvre une vaste campagne
d’expansion et de réarmement des Forces armées canadiennes. Son
successeur, Paul Martin, dans sa politique de rapprochement avec Washington,
avait accepté d’envoyer un grand nombre de soldats canadiens au combat
dans le sud de l’Afghanistan dès février 2006, permettant ainsi à
l’administration Bush d’envoyer davantage de soldats en Irak.
Malgré tout, l’élite canadienne en est venue à
considérer que les libéraux défendaient leurs intérêts prédateurs avec trop de
prudence, tant dans le pays qu’à l’étranger, et ce, dans une
situation où la compétition mondiale pour les marchés, les ressources et
l’influence géopolitique allait en s’intensifiant. Le point de
référence en terme d’attaques contre le niveau de vie des travailleurs,
de guerre et de pillage à l’étranger étant fixé par le géant américain,
son voisin et concurrent, le grand patronat canadien a exigé une accélération
des mesures sociales régressives dans le pays et une politique étrangère plus
agressive, et à cette fin, s’est rangé avec détermination derrière
l’idéologue néo-conservateur Stephen Harper et son Parti conservateur
lors des élections fédérales de juin 2006.
Le grand soutien accordé par l’establishment du Parti
libéral à la campagne d’Ignatieff dans la course à la direction du PLC
— bien qu’il ait vécu hors du Canada une bonne partie de ces trente
dernières années et qu’il ne soit député que depuis les élections de
janvier 2006 — représente une réponse à cet état d’esprit plus avide
et plus agressif que l’on trouve au sein de l’élite canadienne.
Harper a fait prendre un virage à droite significatif à la
politique canadienne, reprenant à son compte le soutien de Bush à
l’invasion du Liban par Israël, se faisant le champion de l’intervention
militaire canadienne en Afghanistan, augmentant considérablement le budget de
l’armée, introduisant une série de mesures réactionnaires en faveur du
tout sécuritaire, en changeant les politiques fiscales et les dépenses pour
enrichir les privilégiés et pour appauvrir les services publics, et en mettant
le projet de garderies nationales au rancart. Mais au grand dam du grand
patronat, Harper, malgré une couverture de presse extrêmement favorable et un
programme soigneusement élaboré pour masquer l'ampleur du virage à droite que
son gouvernement représente, n’a pas réussi à augmenter le soutien
populaire pour son parti. En fait, les derniers sondages indiquent que les
conservateurs sont à la traîne des libéraux.
Avec Bush, principal allié de Harper, en pleine crise et les
conservateurs apparemment incapables d’élargir leur base, des sections de
l’élite dirigeante portent leur attention vers le Parti libéral, qui dans
le passé a si efficacement réalisé les souhaits du grand patronat en se
présentant comme un parti de justice sociale et en utilisant ses adversaires
politiques de droite comme repoussoirs pour revenir au pouvoir.
C’est ce qui explique que le Globe and Mail et
les autres sections des grands médias ont suivi avec attention ce changement à
la direction du Parti libéral.
Dion pour sa part, est déterminé à prouver à l’élite
canadienne qu’il est le meilleur défenseur de leurs intérêts. En plus de
promouvoir Ignatieff et de prendre la défense de l’intervention militaire
canadienne en Afghanistan, il a promis de conserver une « fiscalité responsable »
héritée de Chrétien et de Martin et a donné pour instruction à ses députés de
continuer à faire pression sur le gouvernement conservateur afin qu’il
retarde la mise en place d’un impôt sur les fiducies de revenu. Les
fiducies de revenu ont proliféré ces dernières années, parce qu’ils
permettent aux entreprises d’échapper à toutes taxations sur leurs
revenus et leurs profits.