Depuis quelques semaines, des responsables de
l’administration Bush, des démocrates au Congrès et des experts des
médias ont tous recours à un nouvel argument idéologique pour justifier
l’intensification de la violence des Etats-Unis en Irak. Ils soutiennent tous
à présent que la responsabilité de la chute de la société irakienne dans le
chaos et la guerre civile ne devrait pas incomber à l’envahisseur
américain, mais plutôt à la population irakienne elle-même.
C’est le rapport du Groupe d’étude sur
l’Irak, rendu public il y a deux mois, qui a le premier développé ce
thème, repris depuis plus généralement par le tout Washington officiel, allant
de républicains comme le sénateur John McCain qui a proposé des critères
rigides pour le gouvernement Maliki à Bagdad jusqu’à des démocrates comme
la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, qui ont suggéré
que les fonds allant à l’armée irakienne pourraient être coupés —
mais pas, naturellement, ceux qui sont destinés à la machine de guerre
américaine qui domine toujours le pays qu’elle a conquis.
Pour les fervents partisans de la guerre, la critique des
échecs irakiens devient le moyen de faire oublier les résultats catastrophiques
de l’invasion et de l’occupation américaines, notamment pour les
néo-conservateurs qui ont joué un rôle essentiel en présentant la guerre comme
l’expansion de la démocratie et de la liberté au Moyen-Orient.
On doit à Charles Krauthammer, un pontife conservateur et
grand défenseur de la conquête de l’Irak par les Etats-Unis qu’il
présente comme un acte de « démocratisation », d’avoir offert
un exemple particulièrement honteux de ce type d’argumentation. Dans une
chronique qu’il a publiée le 2 février dans le Washington Post, Grauthammer
dénonce l’éventail « déroutant » de conflits religieux,
ethniques et de sous-groupes qui fait actuellement rage en Irak, écrivant que
« cela ne peut que mener à un plus grand découragement des Américains, qui
sont déjà profondément consternés devant le fait d’être coincés au beau
milieu d’une guerre civile sans fin ».
La chronique était intitulée « Qui est responsable de la
tuerie ? ».Brauthammer répond à la question en faisait entièrement
porter aux Irakiens la responsabilité de la tuerie. « Les Etats-Unis viennent
les libérer d’un tyran qui régnait par la peur, et les anciennes
animosités et les ressentiments plus récents commencent à faire sentir leur
effet fatal, » écrit-il. « On a donné aux Irakiens leur liberté et
pourtant, bon nombre d’entre eux choisissent la guerre civile. »
Le chroniqueur se donne beaucoup de mal pour dénoncer tous
ceux qui pourraient suggérer que c’est l’invasion américaine
elle-même qui est la cause de la désintégration de la société irakienne. Il
écrit : « De toutes les explications sur la situation actuelle,
c’est bien celle qui est de loin la plus stupide. Et la plus pernicieuse.
Est-ce que la Grande-Bretagne a "donné" à l’Inde la guerre entre
hindous et musulmans de 1947-48 qui a tuée un million de personnes et a procédé
à un nettoyage ethnique de 12 millions supplémentaires? Les guerres entre les
juifs et les Arabes en Palestine ? Les guerres tribales de l’Ouganda
postcolonial ? »
Bien que Krauthammer semble penser que cette question est à
l’évidence absurde, tout sérieux étudiant en histoire répondrait :
« Oui, oui et encore oui ! » La politique britannique du
« diviser pour mieux régner » a délibérément exacerbé et attisé les
tensions ethniques et religieuses dans toutes ces colonies, qui sombraient dans
la violence au moment où les vieux régimes coloniaux étaient démantelés.
Et on pourrait citer bien d’autres exemples : le
colonialisme belge, suivi de manipulation et d’exploitation néo-coloniales
de la France et des Etats-Unis, a attisé les conflits entre les Hutus et les
Tutsis qui ont provoqué le génocide rwandais de 1994. Le bombardement américain
du Cambodge durant près d’une décennie a créé les conditions pour
l’arrivée au pouvoir du régime génocidaire de Pol Pot. (« Les
bombarder jusqu’à les ramener à l’Age de pierre »
n’était pas qu’une simple expression.) La rivalité entre
l’Allemagne et les Etats-Unis pour gagner de l’influence sur la
Yougoslavie postsoviétique a entraîné la sécession de la Slovénie et de la
Croatie et, par la suite, de la Bosnie. Ces sécessions déclenchèrent une lutte
parmi des peuples qui avaient vécu paisiblement ensemble durant plus de 40 ans,
mais qui étaient devenus des minorités persécutées dans leurs nouveaux Etats
« indépendants » (les Serbes en Croatie; les musulmans, les Croates
et les Serbes dans diverses parties de la Bosnie; les Croates, les musulmans,
les Hongrois et les Albanais en Serbie), ce qui entraîna une explosion de la
guerre civile et de l’épuration ethnique.
A la base de chacun de ces massacres on trouve le rôle
pernicieux et destructeur de l’impérialisme, et particulièrement celui de
l’impérialisme américain, le plus agressif et le plus dangereux dans le
monde actuel.
Krauthammer, l’éternel apôtre des « bonnes
intentions » de la classe dirigeante américaine, soutient qu’en
Irak, « au niveau politique, nous avons fait tout fait ce qui était en
notre pouvoir pour favoriser une réconciliation. Nous avons fait en sorte que les
sunnites participent aux élections et ensuite au parlement. Qui fait pression
sur la coalition chiite et kurde pour qu’une loi, visant à distribuer des
revenus du pétrole aux sunnites, soit votée ? Qui fait pression pour
qu’un gouvernement plus représentatif exclue Moqtada al-Sadr et son Armée
du Mahdi motivée par le sectarisme ? »
La vérité c’est que les Etats-Unis ont encouragé les
tendances centrifuges en Irak depuis plus de 30 ans. Les administrations Nixon
et Ford ont soutenu de manière significative le séparatisme kurde dans les années
1970, visant ainsi le régime laïc baasiste à Bagdad qui était vaguement aligné
avec Moscou durant la Guerre froide. La première administration Bush avait
provoqué un soulèvement chiite après la guerre du golfe Persique en 1991 pour
ensuite changer de stratégie, craignant qu’un Irak dirigé par les chiites
s’aligne avec l’Iran.
Au début de la présente guerre, les sunnites constituaient la
principale cible, ce qui s’est traduit par la destruction de Fallujah, le
centre de la résistance sunnite à l’occupation américaine. À la guerre antisunnite
qui se poursuit dans la province d’Anbar s’ajoute maintenant une
offensive contre les radicaux chiites d’al-Sadr. À tout moment, la
politique américaine a été de monter les groupes sectaires les uns contre les
autres.
Pour ce qui est du prétendu appui altruiste en faveur
d’un partage des revenus du pétrole avec les sunnites, la principale
préoccupation de Washington n’est pas l’équité pour les sunnites,
mais l’adoption d’un cadre légal, quels qu’en soient les
termes, qui permettent la privatisation de l’industrie pétrolière et
l’ouverture des vastes richesses pétrolières de l’Irak aux sociétés
américaines — l’un des principaux objectifs des la guerre.
Krauthammer conclut : « Nous avons fait
beaucoup d’erreurs en Irak. Mais lorsque des Arabes tuent des Arabes, que
des chiites tuent des chiites et que des sunnites tuent tout le monde dans un
spasme de furieuse violence aveugle qui a ses racines dans une haine née bien
avant que l’Amérique ne soit une république, il est simplement pervers de
faire porter la responsabilité au seul participant, au seul pays, à la seule
force militaire qui en a fait plus que tous les autres pour séparer les
combattants et amener la conciliation. Cela infantilise les Arabes. Et diabolise
les Etats-Unis. Nous les avons aidés à accoucher de la liberté. Ils ont choisi
la guerre civile. »
Il est vrai, bien sûr, que la division au sein de
l’Islam entre sunnites et chiites remonte à plus de mille ans. Mais cette
division, aussi profondément enracinée qu’elle soit, n’est jamais
devenue la base d’une violence sectaire de masse sous l’Empire
ottoman, sous le colonialisme britannique ou pendant les 70 ans de semi-indépendance
en Irak. Sunnites et des chiites habitaient côte-à-côte dans les mêmes quartiers
à Bagdad et dans d’autres parties du pays et se mariaient fréquemment
entre eux. Ce n’est que sous l’impact toujours croissant de la
pression américaine — une guerre, suivie de 12 années de sanctions
économiques, suivies d’une invasion et d’une occupation — que
la société irakienne s’est désintégrée selon des divisions religieuses,
ethniques et tribales. »
Il y a une autre facette à l’explication que
« c’est la faute aux Irakiens » et qui a des implications des
plus sinistres. Elle a été exprimée le plus crûment par le commentateur
du New York Times, David Brooks, encore un partisan enragé, de la
première heure, en faveur de la guerre, qui, le 25 janvier dernier, a ainsi
décrit les insurgés irakiens : « Des hommes violents, stupides, qui
formeraient la lie de la société en temps normal, deviennent au milieu des
traumatismes, des chocs et du stress, des dirigeants vénérés. » En fait,
ce serait là une description pas trop mauvaise du type social qui domine
l’administration Bush, un gouvernement dans lequel la criminalité rivalise
avec l’ignorance.
Brooks continue ainsi, paragraphe après paragraphe, à proférer
insultes et injures envers les insurgés irakiens, déclarant qu’ils sont
les équivalents moraux des escadrons de la mort du Rwanda, de la Bosnie, du Sierra
Leone et autres charniers. Selon Brooks : « Ils dirigent
des commandos de jeunes qui quittent l’univers moral et qui n’ont
aucun avenir dans un monde de paix. Ils tuent pour le plaisir, la foi et le
profit — parce qu’ils trouvent plus gratifiant de tuer et de piller
plutôt que d’être fermier ou ouvrier. »
La conclusion inéluctable d'un tel torrent d'insultes est de
soutenir l'annihilation de ces Irakiens, par n'importe quels moyens. La logique
de l’argument « c’est la faute aux Irakiens » est que les
Etats-unis ont le droit de tuer autant d'Irakiens que possible pour réaliser
leurs objectifs de guerre.