Alors que les Etats-Unis continuent à renforcer leur flotte
dans le golfe Persique, l’administration Bush a déjà entrepris la guerre
économique contre l’Iran dans le but de ruiner le pays. L’aspect le
plus connu de cette campagne est la tentative par le Trésor américain et
d’autres agences gouvernementales américaines de forcer les
gouvernements, les principales banques, les entreprises pétrolières et
d’autres secteurs économiques de l’Europe et de l’Asie de
mettre fin à leurs investissements, leurs prêts et autres arrangements
financiers avec Téhéran.
Les exigences des Etats-Unis vont beaucoup plus loin que les
sanctions limitées imposées par le Conseil de sécurité de l’ONU en
décembre dernier en réponse au programme de développement nucléaire de
l’Iran. Les Etats-Unis veulent frapper au cœur des rapports
économiques que l’Iran a établi depuis au moins une dizaine
d’années avec l’Europe et l’Asie. La campagne de l’administration
Bush montre clairement que l’objectif principal de la confrontation avec
Téhéran est le rétablissement de la domination américaine sur ce pays riche en pétrole
et ce, aux dépens de ses rivaux. Les affirmations américaines selon lesquelles
l’Iran fabrique des armes nucléaires et s’ingère dans l’Irak
occupé par les Etats-Unis ne sont que des prétextes bien commodes.
Washington a déjà indiqué qu’il ferait pression pour durcir
les sanctions lorsque le cas de l’Iran sera de nouveau étudié par le Conseil
de sécurité de l’ONU le 21 février. Pendant ce temps, les responsables
américains exploitent la menace d’une guerre imminente ainsi que les lois
américaines, qui prévoient des sanctions légales contre les sociétés
américaines ou étrangères qui investissent dans les réserves énergétiques
iraniennes, dans le but de forcer les banques et des sociétés européennes à
mettre fin à leurs relations avec l’Iran.
Vers la fin de janvier, les Etats-Unis ont concentré leur tir
pour bloquer les tentatives iraniennes d’attirer le capital dont il a
désespérément besoin pour améliorer et agrandir son infrastructure pétrolière
et gazière. Un haut dirigeant d’une société européenne a dit au Washington
Post qu’un responsable du département d’Etat américain
l’avait carrément averti que l’Iran était « chaud et le
deviendrait encore plus ». Un autre cadre a dit que
« L’administration [américaine] met toute la pression dont elle est capable
sur les sociétés étrangères et ne ménage pas ses efforts pour leur faire
comprendre que ce serait une erreur que de continuer à faire des affaires avec
[l’Iran]. »
Ce n’est pas une surprise de voir que les menaces et la
brutalité de Washington suscitent le ressentiment dans les cercles patronaux et
gouvernementaux d’Europe. Un consultant européen du secteur pétrolier a
déclaré à Associated Press : « Toutes les sociétés
pétrolières vous diront qu’elles reçoivent régulièrement la visite
d’ambassadeurs américains dans leur pays… Personne en Europe ne va
laisser passer l’occasion de faire des affaires avec l’Iran
simplement pour faire plaisir aux Américains. »
Le fait de cibler les sociétés pétrolières avait pour but de
miner une rencontre qui s’est tenue début février à Vienne et qui était
organisée par la société pétrolière nationale iranienne NIOC désireuse de
proposer de nouveaux blocs de pétrole aux investisseurs étrangers. Malgré les
menaces américaines, plus de 200 représentants d’au moins cinquante compagnies
pétrolières internationales étaient présents. Juste une semaine auparavant, Shell
le géant anglo-néerlandais de l’énergie avait passé outre les pressions
américaines et signé un contrat de plusieurs milliards avec l’Iran pour
développer un projet de gaz naturel liquéfié (LNG) dans le gisement de South
Pars.
L’administration Bush n’a pas l’intention de
laisser de tomber. Prenant la parole le 7 février à Munich, l’ambassadeur
américain à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA),
Gregory Shulte, a déclaré : « Je serai franc : du point de vue
des Etats-Unis, le Conseil de sécurité a pris trop de temps et a fait trop peu.
Les pays européens peuvent faire plus, et devraient faire plus. »
Shulte a spécifiquement pointé du doigt les prêts
gouvernementaux visant à faciliter le commerce : « Pourquoi, par
exemple, les pays européens utilisent-ils des crédits d’exportation pour
subventionner les exportations vers l’Iran ? Pourquoi, par exemple,
les gouvernements européens ne prennent-ils pas davantage de mesures pour
décourager les investissements et les transactions financières ? »
Selon les Etats-Unis, les gouvernements européens ont fourni à l’Iran 18
milliards dollars de garanties de prêts en 2005 : 6,2 milliards de dollars
de l’Italie, 5,4 milliards de dollars de l’Allemagne, 1,4 milliard
de dollars de la France et 1 milliard de dollars de l’Espagne et de
l’Autriche. Les Etats-Unis font aussi pression sur les grandes banques
internationales pour qu’elles coupent les liens avec l’Iran.
Le prêt de crédits commerciaux par les gouvernements est une
pratique internationale très répandue. Cela n’est pas illégal et ne
contrevient pas aux clauses des sanctions américaines contre l’Iran. La
détermination de Washington à empêcher les relations économiques avec Téhéran
vise autant ses rivaux que l’Iran lui-même. Au cours de la dernière
décennie, l’Union européenne (UE) est devenue le plus important
partenaire commercial de l’Iran en vendant des machines, de
l’équipement industriel et d’autres produits en échange de réserves
énergétiques. Les Etats-Unis en revanche ne font presque pas de commerce avec
l’Iran, ayant pratiquement maintenu un blocus économique sur le pays
depuis que le shah Reza Pahlavi, proche allié des Etats-Unis, a été évincé en
1979.
Les gouvernements et les entreprises de l’Europe ne sont
pas les seuls à être visés. La Chine se voit menacée de représailles par les
Etats-Unis à cause de ses accords commerciaux avec l’Iran. Le plus
important producteur de pétrole offshore de l’Iran et de la Chine, CNOOC,
a annoncé en décembre un accord préliminaire évalué à 16 milliards de dollars
pour développer le gisement gazier offshore iranien de North Pars. Une
commission du Congrès américain enquête déjà sur cet accord pour déterminer si
des sanctions économiques ne pourraient être imposées à CNOOC en vertu de la
Loi sur les sanctions contre l’Iran, récemment renouvelée.
L’Inde a été menacée par la même loi, qui fournit aux
Etats-Unis le droit de sanctionner toute compagnie étrangère qui investirait
plus de 40 millions de dollars dans le secteur de l’énergie en Iran.
L’ambassadeur américain en Inde, David Mulford, a annoncé de manière
significative qu’il avait informé le ministre des Affaires étrangères de
l’Inde, Pranab Mukherjee, de cette loi avant son voyage en Iran la
semaine dernière. L’Inde participe à un important projet de pipeline
gazier de 7 milliards de dollars, qui part d’Iran et traverse le
Pakistan, projet auquel se sont opposés les Etats-Unis.
L’administration Bush a aussi fait pression sur la
Russie pour qu’elle cesse la construction de l’usine nucléaire
iranienne de Bushehr, qui est pratiquement achevée. Après l’achèvement du
contrat de 1 milliard de dollars, la Russie pourrait obtenir d’autres
importants contrats, car Téhéran prévoit de construire des réacteurs nucléaires
additionnels. Washington a aussi sévèrement critiqué la vente d’armes
russes à l’Iran, y compris son achat récent de systèmes de missiles
anti-aériens sophistiqués.
Le prix du pétrole comme
arme
Le mois dernier, un commentaire dans le Times de
Londres intitulé : « Une nouvelle stratégie américaine pour
l’Iran émerge de Davos », a qualifié l’offensive économique de
l’administration Bush de « mouvement de tenailles économiques
consistant en une diplomatie financière d’un côté et en une politique
énergétique de l’autre ».
La première moitié des tenailles vise à isoler l’Iran de
la finance et du commerce internationaux. L’Iran est le quatrième
producteur mondial de pétrole, mais il a désespérément besoin
d’investissements pour moderniser et développer ses infrastructures.
D’après cet article, la seconde moitié consiste à faire baisser
volontairement les prix mondiaux du pétrole afin de miner les revenus iraniens
provenant des exportations pétrolières. Le principal allié de
l’administration Bush dans cette tentative de faire baisser les prix du
pétrole est l’Arabie saoudite, qui considère l’Iran comme son plus
grand rival régional et qui, en tant que producteur mondial le plus important,
est en mesure d’augmenter sa production afin de maintenir les prix bas.
L’article du Times explique :
« L’économie de l’Iran dépend entièrement des ventes du
pétrole, qui comptent pour 90 pour cent des exportations et approximativement
pour la même part du budget gouvernemental. Depuis juillet dernier, le prix du
baril de pétrole a chuté de 78 dollars à un prix légèrement supérieur à
50 dollars, réduisant d’un tiers les revenus du gouvernement. Si le
prix du pétrole baissait pour atteindre un montant compris entre 35 dollars et
40 dollars, l’Iran se trouverait en déficit, et étant donné que
l’accès au marché de prêts étrangers est bloqué par les sanctions de
l’ONU, la capacité du gouvernement de continuer à financer ses
mandataires étrangers s’épuiserait rapidement. L’Iran a réagi à
cette menace en demandant à l’OPEC de stabiliser les prix, mais en
pratique, un seul pays a suffisamment d’influence pour le faire et
c’est l’Arabie saoudite.
« Au début du mois, dans une déclaration très
significative, Ali al-Naimi, le ministre saoudien du Pétrole, s’est
publiquement opposé à l’appel iranien pour une réduction de la production
dans le but de freiner la chute des prix. Le discours de M. Naimi était
présenté comme une question technique sans rapport avec la politique, mais il
semble confirmer les avertissements privés du roi Abdullah que son pays allait
tout tenter pour contrecarrer l’hégémonie iranienne partout dans la
région, que ce soit au moyen d’une intervention militaire ou par
l’intervention plus subtile de moyens économiques. »
Les coûts de production iraniens de 15 à 18 dollars
le baril étant beaucoup plus élevés que les 2 à 3 dollars le baril de
l’Arabie saoudite, la baisse du prix du baril touche donc beaucoup plus
Téhéran que Riyad. L’Arabie saoudite a bien entendu, nié que son
refus de réduire la production et d’augmenter les prix du pétrole était d’ordre
politique. Le Times, cependant, n’est pas le seul à spéculer sur
une stratégie délibérée des Etats-Unis et de l’Arabie saoudite visant à
miner l’économie iranienne.
Commentant la chute des prix du pétrole, le New York Times notait
le mois dernier que des motivations autres que purement commerciales
« semblent avoir aussi été à l’œuvre, y compris le désir des
Saoudiens de réprimer les ambitions de l’Iran dans la région. Quelle
influence les Etats-Unis ont-ils exercée ? Cela reste une question qui
demeure sans réponse. Le vice-président Dick Cheney a rencontré le roi
Abdullah de l’Arabie saoudite à Riyad en novembre, mais son bureau refuse
de dire si le pétrole a été un sujet de discussion. La Maison-Blanche soutient
la politique énergétique de l’Arabie saoudite et le président Bush et son
père sont proches du Prince Bandar bib Sultan, le ministre saoudien de la
Sécurité nationale et ancien ambassadeur à Washington. »
Un conseiller saoudien à la sécurité, basé aux Etats-Unis, Nawaf
Obaid, qui, comme Bandar bin Sultan, défend une politique saoudienne plus
agressive pour bloquer l’influence iranienne, a ouvertement lancé
l’idée dans un article du Washington Post de novembre
d’utiliser le pétrole comme arme économique. « Si
l’Arabie saoudite augmentait sa production et diminuait de moitié les
prix du pétrole, le royaume pourrait encore financer ses dépenses
courantes. Mais ce serait dévastateur pour l’Iran, qui fait face à
des difficultés économiques même avec les prix élevés
d’aujourd’hui », expliquait-il.
On ne sait pas dans quelle mesure un tel projet est
actuellement mis en oeuvre. Mais ce qui est indéniable, c’est que
l’administration Bush mène une offensive économique contre l’Iran
dans le but de miner son économie et d’affaiblir le gouvernement tandis
que les Etats-Unis préparent une agression militaire. Les objectifs plus larges
de la stratégie économique et militaire sont les mêmes : établir la
domination américaine sur l’Iran et ses réserves d’énergie, ce qui
représente un élément de son plan d’hégémonie américaine sur tout le
Moyen-Orient et l’Asie centrale.