Une décision qu’a rendue le plus haut tribunal
canadien plus tôt ce mois est louangée par la bureaucratie syndicale comme
étant une « victoire historique » pour les travailleurs. Il
n’en est rien.
Par une majorité de six contre un, la Cour suprême a
partiellement soutenu une contestation d’une loi anti-ouvrière de
Colombie-Britannique comme étant anticonstitutionnelle, invalidant trois sections
de la loi sur la base qu’elles violaient le droit à l’association
garanti par la Charte canadienne des droits et libertés.
Adoptée par le gouvernement libéral de
Colombie-Britannique (CB) en 2002, la Loi sur la provision des services de
santé et sociaux a annulé le contrat qui avait été conclu entre
l’Association des employeurs de la santé de CB et le Syndicat des
employés d’hôpitaux (HEU, Hospital Employees Union) et devait
prendre fin en 2004. La loi le remplaçait par un nouveau contrat imposé par
décret. Ce nouveau contrat éliminait les contraintes à la sous-traitance et
élargissait le pouvoir des gestionnaires de déterminer les conditions de
travail. Dans les mois qui ont suivi l’adoption de la loi, environ huit
mille emplois dans les secteurs de l’entretien ménager, de la cuisine et
de la buanderie dans les hôpitaux ont été donnés en sous-traitance à des
compagnies privées.
En jugeant que la loi de CB violait la constitution,
la cour a stipulé qu’il n’y avait rien qui empêchait le
gouvernement de CB de tenter de réduire les coûts des soins de santé ou de
mener une dure négociation.
La cour a aussi confirmé la prérogative des
gouvernements fédéral et provinciaux à imposer des conventions collectives au
moyen de lois dans des « circonstances exceptionnelles » et à abroger
le droit de grève des travailleurs.
Écrivant au nom de la majorité de la cour, le juge en
chef Beverley McLachlin et le juge Louis Lebel ont affirmé que la constitution
du Canada permet « une interférence dans le processus de négociation
collective, par exemple dans des situations mettant en cause des services
essentiels ou des aspects vitaux de l’administration des affaires de
l’État, ou dans le cas d’une impasse manifeste ou d’une crise
nationale ».
Mais le gouvernement libéral de CB, ont stipulé les
juges, a dans les faits violé la liberté d’association garantie par la
Charte canadienne parce qu’il a déposé une loi sans d’abord tenter
de négocier une entente avec le HEU et en adoptant ensuite cette loi en trois
jours seulement, rejetant en même temps les appels à négocier de la direction
syndicale.
Le gouvernement, a dit la majorité de la cour, n’a
pas considéré qu’il ait pu arriver à son but avoué « d’améliorer
la prestation des services de santé » en prenant des « mesures moins
attentatoires ».
« [U]ne gamme de solutions ont été présentées,
[mais le] gouvernement n’a offert aucune preuve expliquant pourquoi il a
retenu la solution particulière en discussion dans ce dossier ni pourquoi il
n’a pas consulté les syndicats au sujet de la gamme de solutions qui
s’offraient à lui. »
En d’autres mots, au lieu de franchement
déchirer le contrat existant et d’en imposer un nouveau par dictat
législatif, le gouvernement, dit la plus haute cour au Canada, aurait
auparavant dû explorer la possibilité que ses objectifs de compressions
budgétaires soient atteints avec l’aide de la bureaucratie du HEU.
L’objection de la cour porte sur la façon dont
le gouvernement libéral de CB a procédé — déchirant un contrat et
outrepassant complètement les représentants reconnus par la loi pour négocier
au nom des travailleurs de l’hôpital — et non sur les objectifs
réactionnaires du gouvernement. Cela est souligné par son affirmation que le
droit de négocier collectivement est un « droit procédural ». Ce
droit « ne garantit pas l’atteinte de résultats quant au fond de la
négociation ou à ses effets économiques ni l’accès à un régime légal précis ».
Le jugement de la Cour suprême était inattendu,
puisqu’il vient explicitement renverser les arguments que la Cour suprême
elle-même avait donnés dans trois jugements rendus en 1987, cinq années après
que la Charte eut été incluse dans la Constitution.
Dans
ses jugements de 1987, la cour avait déclaré que le droit d’association
protégé par la Charte ne signifiait pas qu’il existait un droit
constitutionnel de négocier collectivement ou un droit constitutionnel de faire
la grève.
Après
l’imposition par le gouvernement libéral fédéral d’un programme de
contrôle des salaires de trois ans en 1975, les gouvernements partout au
Canada, tant libéraux que conservateurs, péquistes, néo-démocrates ou
créditistes, ont adopté une batterie de lois anti-syndicales qui rendaient les
grèves illégales, coupaient les salaires et imposaient des concessions. Les
jugements de 1987 de la Cour suprême donnaient le feu vert à une intensification
de l’offensive de l’Etat employeur contre la classe ouvrière.
Il
est très rare que la Cour suprême renverse un de ses jugements passés,
craignant de miner ainsi sa légitimité et son autorité. Mais les juges actuels
ont conclu que leurs prédécesseurs s’étaient trompés en jugeant que le
droit à l’association n’impliquait pas le droit, protégé par la loi,
pour les syndicats de négocier collectivement.
En
1987, alors que la majorité des juges de la Cour suprême avaient jugé que la
constitution canadienne ne donnait pas le droit de négocier collectivement, ils
ne s’étaient pas entendus sur les arguments justifiant leur position.
Parmi les arguments avancés, le plus important était celui statuant que la
reconnaissance légale des syndicats était récente et que le droit
d’association ne protégeait pas les activités ou les objectifs du groupe,
seulement le droit de former une association, d’en être membre et de la
soutenir.
En
invalidant des parties de la loi de 2002 du gouvernement de CB, la majorité de
la cour a longuement réfuté ces arguments, particulièrement la décision de 1987
des juges Le Dain, Beetz et La Forest qui statuaient que le droit de négocier
collectivement des syndicats était un « droit moderne » et pas une
« liberté fondamentale ».
Le jugement de la majorité présente une version
écourtée de l’histoire des relations entre les syndicats, les employeurs
et l’Etat au Canada, ainsi qu’aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne,
les deux collectivités publiques dont les jurisprudences ont le plus influencé
celle du Canada. Il soutient que la loi sur les relations en milieu de travail
a traversé trois périodes principales : la répression, la tolérance et la
reconnaissance des syndicats, affirmant que lorsque la « charte fut
promulguée… la négociation collective faisait partie d’une longue
tradition au Canada et était reconnue comme partie intégrante de la liberté
d’association en milieu de travail ».
Sans être énoncé aussi clairement, le principal argument
du jugement de la majorité est que les syndicats et la négociation collective
ont joué un rôle important dans la réconciliation de la classe ouvrière avec
l’ordre socioéconomique existant. « L’une des réalisations les
plus fondamentales de la négociation collective, déclare le tribunal, est de
pallier aux inégalités historiques entre employeurs et employés. »
Au cours de la dernière décennie, le National Post,
des politiciens conservateurs en vue et d’autres droitistes ont à maintes
reprises dénoncé la Cour suprême en soutenant qu’elle avait été assiégée
par des « activistes libéraux » ayant pour but de détruire la famille
(à cause de divers jugements en faveur des droits homosexuels) ou de renverser
les « valeurs canadiennes » traditionnelles.
En réalité, la Cour suprême a joué un rôle crucial
dans l’attaque de plus en plus importante de la classe dirigeante contre
les travailleurs et les droits démocratiques. Et en ce sens, la décision de la
Cour suprême dans l’affaire Chaoulli en juin 2005 est particulièrement
significative. Dans un contexte où la population avait repoussé plusieurs fois
les tentatives du gouvernement visant à privatiser les services de soins de
santé, la cour, par son jugement, offrit à la bourgeoisie canadienne un
mécanisme lui permettant de démanteler le système de santé public.
La Cour suprême, dans son rôle de défenseur et de
pilier idéologique de l’ordre capitaliste, a fait preuve d’un grand
jugement et d’une grande sophistication dans ses jugements les plus
litigieux. Ainsi, dans sa décision sur la légalité de la sécession d’une
province de l’Etat canadien, elle considéra qu’empêcher directement
la sécession se heurterait directement aux traditions démocratiques du Canada.
Elle imagina alors un mécanisme de sécession augmentant considérablement les
coûts et les obstacles
Dans une récente décision
sur les « certificats de sécurité » (qui permettent à l’Etat de
détenir indéfiniment tout non-citoyen, sans accusation, et de la qualifier de
risque à la sécurité publique sans qu’il ait connaissance des preuves
contre lui), la Cour a émis un jugement qui exprimait une profonde inquiétude
face à l’affront aux libertés civiles que constituaient les procès
secrets et a proposé ensuite une procédure pour les rendre véritablement
constitutionnels. (Voir : La
Cour suprême du Canada autorise la procédure secrète et la détention arbitraire)
En affirmant qu’il y a un droit constitutionnel
à la négociation collective, la cour envoie une mise en garde aux
gouvernements : ne vous passez pas inutilement du régime de relations de
travail que l’Etat canadien a mis sur pied durant le 20me siècle et qui a
servi à contenir et à restreindre la lutte des classes aux étroites limites des
négociations contractuelles basées sur l’acceptation de la relation entre
salariat et capital; et surtout, ne minez pas inutilement la légitimité des
syndicats, qui ont joué et jouent encore un rôle fondamental dans le maintien
de l’ordre existant.
Bien sûr, dans des circonstances
« exceptionnelles », les gouvernements conservent le droit
d’imposer légalement des contrats. Mais ils devraient d’abord
utiliser les syndicats pour présenter des « options » aux
travailleurs, comme d’innombrables employeurs ont fait
Le jugement de la cour est la reconnaissance que,
vingt ans après que ses prédécesseurs eurent jugé qu’il n’existait
aucun droit constitutionnel à la négociation, les syndicats ont depuis réagi à
la grande offensive sur la position sociale de la classe ouvrière en
s’orientant de manière décisive et irrévocable vers la droite. Au Canada,
comme à travers le monde, la bureaucratie syndicale s’est intégrée de
plus en plus à la partie patronale et est devenue encore plus directement un
outil servant à imposer l’élimination des emplois, les diminutions de
salaires et le démantèlement des services publics et sociaux. Lorsque malgré
tout les travailleurs réussirent à offrir une opposition à l’attaque de
la grande entreprise, comme en Ontario en 1997 ou au Québec en 2003, les
syndicats étouffèrent leurs luttes.
Dans le cas du Syndicat des employés d’hôpitaux,
il se plia d’abord devant la loi de 2002 qui supprimait des emplois et,
en 2004, il court-circuita une grève de 400.000 travailleurs des hôpitaux qui
menaçait de devenir le fer de lance d’une opposition de la classe
ouvrière au gouvernement libéral de Gordon Campbell profondément détesté.
La Cour suprême a laissé un an au gouvernement de la
Colombie-Britannique pour se conformer à sa décision du 9 juin. Les libéraux de
Campbell n’ont pas encore annoncé comment ils prévoyaient procéder. Ils
pourraient simplement rejeter la décision de la cour en invoquant la
« clause nonobstant » —
une clause de la constitution canadienne qui permet à un gouvernement de passer
une motion parlementaire déclarant une action légale même si celle-ci viole la
Charte. Ils pourraient aussi entreprendre des négociations avec la bureaucratie
du HEU pour en arriver à une entente qui reconnaîtrait la légalité des
suppressions massives d’emplois de 2002.