Durant les sept mois écoulés depuis que le sentiment anti-guerre de masse existant
aux Etats-Unis s’est exprimé dans une victoire du Parti démocrate, tant
massive qu’inattendue (surtout pour les démocrates) aux élections du
Congrès, Nancy Pelosi, Harry Reid et Cie ont maintes fois apporté
les preuves qu’ils ne feraient rien pour arrêter effectivement le
massacre en cours d’Américains et d’Irakiens. Ils ont adopté des résolutions
qui n’engageaient à rien, voté des restrictions au déploiement de troupes
américaines contre lesquelles Bush était sûr d’utiliser son veto, rejeté
la seule méthode parlementaire sérieuse de mettre un terme à la guerre (couper
les fonds) et ont finalement abandonné leurs poses anti-guerre de la façon la
plus abjecte, sanctionnant une loi de financement d’urgence qui injectait
cent milliards de dollars supplémentaires dans les guerres d’Irak et
d’Afghanistan.
Les six candidats à la candidature présidentielle démocrate considérés comme
« majeurs », c’est-à-dire disposant d’un soutien
financier important chez les riches et d’un soutien politique
significatif dans l’establishment du parti et dans les médias contrôlés
par le grand patronat, ont tous défendu la poursuite de l’occupation américaine
de l’Irak pour un avenir indéterminé. Hillary Clinton, la favorite de
cette course à la candidature a voté contre la loi de financement, mais a été
nette sur le fait qu’elle avait seulement agi pour protester contre le
refus de Bush de changer de tactique en Irak et que cela ne signifiait pas du
tout qu’elle voulait réellement imposer une fin de la présence militaire américaine
dans ce pays.
Les démocrates « capitulent » moins devant Bush qu’ils ne
jettent leur masque « anti-guerre » et montrent ce qu’ils sont en
réalité : un parti de la classe dirigeante américaine qui défend les intérêts
de l’impérialisme américain y compris son objectif de contrôler la
richesse pétrolière de l’Irak et du Golfe Persique.
La perfidie des démocrates a provoqué colère et dégoût chez les opposants à
la guerre en Irak les plus honnêtes et ayant des principes, tels que Cindy
Sheehan. Après les votes de poursuite du financement de la guerre au Congrès et
au Sénat, Sheehan avait publiquement démissionné du Parti démocrate, suggérant
que le mouvement anti-guerre avait besoin d’une nouvelle direction
politique.
Les organisations les plus engagées dans la politique protestataire et celles
qui sont organiquement liées au Parti démocrate ont cependant tiré des
conclusions très différentes. Elles minimisent la signification du fait que
Sheehan, après deux ans de dures expériences politiques, a reconnu que le Parti
démocrate n’était pas l’instrument grâce auquel un changement
social progressiste pouvait être réalisé, mais qu’il était bien plutôt un
des principaux obstacles à un tel changement.
Un exemple typique de ces organisations est l’ISO (International
Socialist Organization) qui parraine ce week-end à Chicago une conférence qui
rassemblera des centaines de jeunes gens et d’étudiants à la recherche
d’une alternative au programme de guerre et de réaction sociale qui forme
le consensus de l’establishment politique américain. L’ISO est
incapable d’offrir une alternative réelle à ce programme : elle ne représente
qu’une version aux allures un tant soit peu plus radicales de cette orientation
pro démocrate qui a pendant longtemps constitué une camisole de force pour les
travailleurs et les jeunes aux Etats-Unis.
L’ISO désavoue certes officiellement le Parti démocrate et le décrit
de façon correcte comme l’autre pilier du grand patronat et de l’élite
financière. Mais l’ISO n’en reste pas moins liée au milieu politique
capitaliste de par l’ensemble de ses conceptions politiques. Sa
perspective n’est pas de renverser et de remplacer la structure politique
existante, et encore moins de construire un mouvement révolutionnaire qui mette
fin au capitalisme américain et mondial. L’ISO n’a pas de plus
haute ambition que celle de faire pression sur le Parti démocrate dans
l’espoir de pousser le système politique existant vers la gauche.
Malgré toutes ses références élogieuses au socialisme et à la révolution
russe, l’ISO a une perspective réformiste tout à fait explicite
qu’elle expose dans son organe, Socialist Worker Online. Selon
l’ISO, la guerre en Irak peut être stoppée par des protestations de masse
dans la rue qui forceraient le Parti démocrate à agir pour un retrait des
troupes américaines.
Socialist Worker Online exprima cette orientation vers le Parti démocrate
dès le moment où les démocrates eurent regagné le contrôle du Congrès aux élections
de novembre 2006. Une déclaration publiée le 17 novembre disait : « Les
démocrates ne mettront pas fin à la guerre en Irak sans une considérable
pression venue d’en bas. Et cela exige une vaste lutte de la base ».
Un autre article publié le même jour ajoutait : « Livré à lui-même,
le Congrès démocrate et encore moins la nouvelle administration Bush relookée,
ne produiront de changements significatifs en Irak ou au Moyen-Orient ».
La conclusion est claire : si les démocrates ne sont pas
« livrés à eux-mêmes », mais sont soumis à des protestations, ils produiront
« un changement significatif » et même « une fin à la guerre en
Irak ».
Lorsque l’administration Bush ignora le résultat des élections et annonça
une escalade de la guerre, l’ISO appela à participer massivement aux
manifestations anti-guerre qui eurent lieu le 27 janvier 2007 à Washington et à
San Francisco. Ces protestations, prétendit-elle seraient « un premier pas
important face à l’escalade de Bush et à l’opposition confuse et
contradictoire des démocrates ».
L’ISO a maintenu cette orientation avec constance malgré les antécédents
de la direction démocrate du Congrès. Le dernier éditorial de Socialist
Worker Online daté du 8 juin, répète la perspective des protestations bien
qu’il l’accompagne d’une critique verbale sévère des démocrates.
« La spirale de crise en Irak offre aux démocrates une superbe occasion de
prendre position contre la Maison-Blanche de Bush », déclare l’ISO.
« Les démocrates avaient là une occasion de donner une voix à la majorité
de l’opinion publique et d’accentuer la pression sur le régime de
Bush. Au lieu de cela, ils se sont effondrés. »
L’ISO note le fait incontestable que les démocrates et
l’administration Bush ont un point de vue de classe commun :
« Leur grande priorité est de maintenir la puissance économique politique
et impériale des Etats-Unis… un retrait d’Irak serait la pire des défaites
pour l’impérialisme américain ». L’éditorial conclut
ainsi : « La clé d’une fin de l’occupation de
l’Irak se trouve en dehors de Washington, elle réside dans le fait de se
baser sur la colère vis-à-vis de l’inaction des politiciens et dans
l’organisation d’une lutte anti-guerre plus grande, plus forte et
encore plus déterminée ». En d’autres mots, des actions de
protestations, allant peut-être jusqu'à la désobéissance civile.
L’ISO déclare qu’elle a des divergences politiques avec des
tendances qui se disent pro-démocrates comme celles représentées par l’hebdomadaire
The Nation et l’UJP (United for Peace and Justice). Ces
divergences sont développées dans un commentaire par Sharon Smith, publié dans Socialist
Worker Online du 9 février, à la suite des manifestations de Washington et
de San Francisco.
Smith critique ceux dont l’orientation est de combiner les protestations
de rue avec un lobbying du Congrès. « Un mouvement doit certainement
chercher à faire pression sur les politiciens » écrit-elle. « La
question est comment le faire efficacement. »
Elle continue en disant : « On peut avancer raisonnablement
l’argument que faire du lobbying affaiblit le pouvoir potentiel de la
colère protestataire. Le lobbying consiste en un difficile effort de parler à
des politiciens au cours de conversations polies. La protestation, bien que tout
aussi difficile, est nettement moins amicale. Occuper le bureau d’un député,
ce n’est pas faire du lobbying. »
Il est clair que la dispute entre les libéraux et l’ISO est de nature
purement tactique. L’un veut susurrer quelque chose à l’oreille des
démocrates, l’autre veut le leur faire entendre à l’aide
d’une trompe. Mais ils acceptent tous deux que les décisions qui
déterminent la guerre et la paix restent dans les mains des représentants
politiques de la classe capitaliste. Leur désaccord est relatif aux meilleurs
moyens de faire pression sur les démocrates et de les amener à faire des concessions
au sentiment populaire anti-guerre.
La perspective protestataire de l’ISO conduit celle-ci à déformer la situation
politique de façon quasi hallucinatoire. Un commentaire plus récent (18 mai) de
Sharon Smith imagine une « course vers la gauche » entre les démocrates
et les républicains. Elle déclare : « Le pendule de la politique
oscille vers la gauche à une vitesse qu’on n’a pas vu depuis les années
1960 où le sénateur Robert Kennedy, qui avait construit sa carrière politique pendant
l’ère McCarthy sur la base d’un anticommunisme forcené, s’était
mué, à la fin des années 1960, en candidat anti-guerre à la présidence. »
Smith met l’accent sur le prétendu changement d’attitude
politique de la part d’Hillary Clinton, qui « était résolument montée
sur un cheval anti-guerre » dans le premier débat démocratique de la
candidature à la présidentielle. Elle en conclut : « Ceux qui recherchent
le changement social ne devraient pas s’en remettre aux politiciens de
l’un des deux partis, mais ils devraient en même temps reconnaître que le
courant dominant de la politique se déplace vers la gauche dû à la pression venue
d’en bas. Cette pression doit continuer pour que de réelles réformes
puissent être obtenues. »
Le Parti de l’égalité socialiste et le World Socialist Web Site
rejettent catégoriquement toute cette orientation. Notre perspective
n’est pas de pousser le Parti démocrate à gauche, activité stérile
s’il en fut, mais de construire un parti politique indépendant de masse de
la classe ouvrière et de se débarrasser de l’impérialisme et de la
guerre.
L’ISO, malgré ses mentions occasionnelles de Lénine et Trotsky (Socialist
Worker Online publie en ce moment une suite d’articles de
circonstance célébrant les 90 ans de la Révolution russe) n’a rien à voir
avec la perspective indépendante et révolutionnaire incarnée par ceux-ci et qui
s’appuyait sur la classe ouvrière
L’ISO dit dans le résumé de sa déclaration programmatique : « Nous
soutenons des candidats véritablement de gauche et l’action politique qui
favorise l’indépendance vis-à-vis du système bipartite américain dominé
par les intérêts patronaux. » Ce que cela signifie dans la pratique, c’est
que l’ISO s’oriente vers le Parti vert américain, qu’elle
prend part aux campagnes électorales des Verts et que ses membres dirigeants se
présentent aux élections sous l’étiquette du Parti vert.
Le Parti vert est un parti tiers réformiste basé sur un programme
explicitement capitaliste. Il se considère comme un groupe de pression poussant
le Parti démocrate vers la gauche, tout en prenant fait et cause pour des
modifications du système électoral américain (représentation proportionnelle et
vote de préférence) qui finirait par permettre aux Verts de jouer un rôle similaire
au Nouveau Parti démocratique du Canada (NPD), participer, au Congrès, au maquignonnage
avec les deux principaux partis. En d’autres mots, l’objectif du
Parti vert est de devenir un « joueur » dans la politique bourgeoise,
un soutien de « gauche » du système existant, répandant des illusions
dans la possibilité d’obtenir des réformes sociales par un mélange de
politique électorale et de protestation.
Le rôle de l’ISO et des Verts est de servir de dernière ligne de défense
à la politique capitaliste. Un mouvement de masse contre la guerre et l’inégalité
sociale apparaîtra inévitablement aux Etats-Unis. La tâche essentielle des
marxistes n’est pas de faire de la claque pour un tel mouvement ou de le
chloroformer à l’aide d’illusions quant à la possibilité de
substituer la protestation à une lutte pour obtenir une transformation
fondamentale de l’ordre social tout entier.
Notre tâche est de préparer la classe ouvrière aux tâches politiques qui
seront celles d’un tel mouvement de masse : une rupture intransigeante
non seulement d’avec les démocrates, mais aussi d’avec les groupes
prétendument de gauche aux allures radicales qui se précipiteront pour combler
le fossé ouvert par la fracture du monopole politique du grand patronat et pour
détourner la classe ouvrière d’une lutte pour le pouvoir politique et le
socialisme.