Vous allez peut-être penser que je suis fou, mais votre
soutien pour l’intégration scolaire obligatoire ne contredit-il
l’opposition du PES à l’ « action affirmative » ?
Les deux programmes sont supposément conçus pour développer l’égalité
entre les races. Mais le PES est opposé à l’ « action
affirmative » car cela divise les travailleurs sur une base raciale. En
insistant sur la race, l’intégration obligatoire ne fait-elle pas la même
chose ? Comment ces deux positions s’accordent-elles l’une
avec l’autre ?
BJ
* * *
Cher BJ,
Votre lettre soulève d’importantes questions
historiques et politiques. Je n’affirmerais pas que vous êtes fou, mais
je dirais que vous n’avez pas assez considéré les questions en jeu.
Il n’y a pas contradiction entre l’appui du World
Socialist Web Site pour les efforts des conseils scolaires et
d’autres autorités visant l’intégration dans les écoles publiques
et notre opposition aux traitements de faveur raciaux implémentés au nom de
l’ « action affirmative ».
Les demandes pour l’égalité raciale et la
déségrégation de l’éducation publique ont des origines et un contenu
politique bien différents de la défense subséquente des soi-disant programmes
d’ « action affirmative » par le gouvernement américain et
leur adoption par les organisations des droits civils en tant que pierre
angulaire de leur programme politique.
Le mouvement visant à mettre un terme à la ségrégation
légalement autorisée des écoles publiques, qui s’accéléra au lendemain de
la Deuxième Guerre mondiale, était profondément et véritablement démocratique.
Il était dirigé contre le système d’apartheid racial dans le sud des
Etats-Unis qui avait maintenu les populations noires dans un état
d’extrême oppression économique, sociale et politique pendant plus
d’un demi-siècle. Le système Jim Crow, autorisé par la doctrine
réactionnaire « séparés mais égaux », et proclamé par la Cour suprême
comme loi du pays dans son infâme décision de 1896 dans l’affaire Plessy
contre Ferguson, était non seulement une attaque sur les droits démocratiques
des noirs, mais aussi un rempart de réaction sociale et politique affligeant
toute la société.
Le soutien légal de la discrimination raciale par le
gouvernement américain constituait un obstacle majeur à l’unification des
travailleurs dans la lutte pour la démocratie industrielle et des conditions de
vie décentes. Toutes les idées véritablement progressistes et démocratiques,
exprimées avec le plus de force et de cohérence par le mouvement socialiste, s’opposaient
fermement à la ségrégation et appuyaient des mesures pour renverser les
barrières raciales, ethniques et religieuses. Ces militants et socialistes à
l’avant-garde du soulèvement de la classe ouvrière des années 1930, qui
donna naissance aux syndicats industriels de masse, firent de
l’opposition à la discrimination raciale et de la recherche de
l’égalité un pan crucial de leur lutte.
En 1954, la décision de la Cour suprême dans
l’affaire Brown v. the Board of Education rejeta Plessy v.
Ferguson et déclara la doctrine « séparés mais égaux »
intrinsèquement inéquitable. En ordonnant la fin de la ségrégation légalement
autorisée des écoles publiques, elle porta un coup à la réaction politique et
marqua une véritable avancée démocratique.
Nous, en tant que socialistes, n’étions pas alors, et
ne sommes pas maintenant, indifférents aux graves limitations de la perspective
réformiste qui sous-tendait le jugement de 1954. La notion que
l’inégalité raciale pouvait être vaincue dans le cadre d’un système
basé sur l’exploitation et l’inégalité, sociales et de classe,
était fondamentalement intenable, et la fragilité des gains démocratiques
réalisés est devenue de plus en plus évidente.
Néanmoins, l’affaire Brown v. the Board of
Education aida à inspirer un mouvement de masse, des noirs et des autres,
pour l’obtention des droits démocratiques et civils fondamentaux, ce qui
mena une décennie plus tard à l’adoption d’une importante loi pour
les droits civils, y compris la Loi des droits civils et la Loi sur le droit de
vote des années 1960.
Cependant, ces gains légaux se heurtèrent rapidement aux
réalités sociales du capitalisme. La guerre impérialiste au Viêt-Nam et la
réalité insurmontable de la pauvreté et des inégalités sociales, reflétée le
plus brutalement dans les ghettos urbains et une bonne partie des campagnes
américaines, soulevèrent des questions qui ne pouvaient être sérieusement
abordées, et encore moins réglées, sur la base de la perspective réformiste des
dirigeants du mouvement des droits civils.
Au même moment, l’indifférence, ou même carrément
l’hostilité, de l’AFL-CIO et de la majorité du mouvement ouvrier
officiel face au mouvement des droits civils érigea une barrière devant
l’unification des travailleurs blancs et noirs et concéda la direction de
la lutte pour l’égalité raciale aux organisations réformistes des droits
civils. Ce fut la conséquence des politiques anti-socialistes des syndicats qui
s’exprimèrent dans leur opposition inébranlable à une rupture politique
de la classe ouvrière avec le système bipartite, comme en témoigne leur
alliance avec le Parti démocrate.
La crise sous-jacente du capitalisme américain et
l’insuffisance du programme des organisations des droits civils
s’exprimèrent de la façon la plus explosive lors des émeutes urbaines des
années 1960. Bien qu’ayant majoritairement un contenu racial, ces
soulèvements étaient essentiellement ceux de la classe ouvrière contre des
conditions de pauvreté, de chômage et de répression. Ils firent jonction avec
un mouvement grandissant contre la guerre du Viêt-Nam et de luttes militantes
salariales par les travailleurs syndiqués.
La réaction de l’élite dirigeante américaine —
après avoir réprimé ces soulèvements sociaux par la police et l’armée —
fut de développer une mince couche privilégiée au sein des populations noires
et d’autres minorités pour que celle-ci participe à
l’administration de l’Etat et des gouvernements locaux et maîtrise
les masses ouvrières. En peu de temps, des politiciens noirs, en très grande
majorité des démocrates, furent choisis pour diriger d’importantes villes
industrielles comme Détroit et Newark au New Jersey.
L’ « action affirmative » devint le
mot d’ordre de cette politique. Cela représentait en tous points une
retraite des idéaux démocratiques et universalistes qui animaient le mouvement
des droits civils des années 1950 et 1960. Alors que ces luttes, menées au nom
des principes de liberté et d’égalité, tentaient d’améliorer les
conditions sociales et culturelles de toute la population, blanche ou noire,
l’ « action affirmative » était motivée par quelque chose
de bien différent : la distribution de privilèges parmi une petite section
de la population noire.
Cela faisait appel aux éléments les plus opportunistes,
créant ultimement des individus tels que Condoleezza Rice et Clarence Thomas.
Ceux qui défendirent cette politique en arrivèrent
inévitablement à employer des arguments fondamentalement anti-démocratiques et à
poser des demandes qui avaient été associées par le passé à l’exclusion
et à la discrimination. Des défenseurs de l’ « action
affirmative » exigèrent l’établissement de quotas pour les
noirs : pour l’embauche, les promotions, les admissions à
l’université, etc. Le terme quota avait été, et pour cause, associé à
l’exclusion des noirs, des juifs, des Italiens et d’autres
minorités de l’accès à l’emploi, à l’éducation et à la vie
sociale. Un quota était quelque chose qui devait être détruit, pas érigé.
L’attrait fondamental du mouvement des droits civils,
la justice indéniable de sa cause, ne pouvaient être niés. Ils eurent un
puissant écho parmi les travailleurs, peu importe la race, y compris au Sud.
Les demandes entourant l’ « action affirmative » ne
pouvaient jamais s’attirer un tel appui. Il était impossible de
convaincre des jeunes blancs de la classe ouvrière qu’ils devaient
accepter de subir une discrimination pour le présumé bénéfice de noirs et
d’autres minorités.
Un aspect de la grande radicalisation politique qui se
produisit dans les années 1960 fut la demande pour des « universités
ouvertes », soit la fin d’un système d’éducation universitaire
socialement stratifié et hiérarchisé et son remplacement par un système ouvert
à tous les jeunes désirant obtenir une éducation universitaire. Les politiques
d’ « action affirmative » entrèrent en conflit avec
celui-ci et s’opposèrent à cette demande largement démocratique.
Pour l’élite dirigeante américaine, l’ « action
affirmative » avait non seulement l’avantage de créer une couche de
noirs conservateurs pour défendre le statu quo capitaliste, mais également
d’exacerber les divisions au sein de la classe ouvrière. Richard Nixon
embrassa pleinement l’ « action affirmative » et
l’associa à la promotion du « capitalisme noir ».
La dégénérescence du milieu intellectuel de gauche –
noir et blanc – et le virage à droite du parti démocrate a trouvé son
expression dans l’adaptation à cette perspective essentiellement
élitiste. De plus en plus, la politique sociale des États-Unis répudie les
concepts démocratiques et commence à ressembler aux machinations de
l’ancien Empire austro-hongrois dans ses efforts pour monter différents
groupes raciaux et ethniques les uns contre les autres.
Cela correspond au déclin du capitalisme américain dans
l’économie mondiale et à l’effondrement de toute politique de
réforme sociale.
De manière croissante, la direction officielle du mouvement
des droits civils, elle-même majoritairement de la classe moyenne dans ses
origines et style de vie, se tourna vers l’ « action
affirmative » en tant que substitut à la lutte pour une véritable égalité
sociale. La demande pour l’intégration était supplantée par la politique
de nationalisme noir et du séparatisme.
En terme social, le tournant vers la droite par les dirigeants
du mouvement des droits civils, tel que Jesse Jackson, vers l’ « action
affirmative » était la réponse d’une couche plus privilégiée de noirs
de la classe moyenne en réaction à l’intensification explosive des
conflits de classe qui ont fait éruption avec les émeutes urbaines. En pratique,
ils rejetèrent toute lutte visant la transformation de la société américaine de
manière égalitaire et adoptèrent plutôt une perspective visant à obtenir une
plus grande « part du gâteau » pour une petite section de la
population noire.
L’importance accordée par les factions dominantes de
l’élite dirigeante américaine à l’ « action affirmative »
en tant qu’outil de maintien de la stabilité du capitalisme américain
était soulignée dans la décision rendue par la Cour suprême en 2003, conservant
les critères de sélection raciaux de la faculté de droit de l’Université
du Michigan. Un nombre d’officiers militaires à la retraite et de
dirigeants d’entreprises produisirent des mémoires en tant qu’amis
de la cour appuyant le programme de l’Université, arguant que l’ « action
affirmative » était essentielle à la sécurité nationale et au maintien de
la compétitivité globale des compagnies américaines.
L’un des libéraux de la cour qui appuya la décision de
la majorité, le juge Stephen Breyer, défendit l’ « action
affirmative » en tant que politique nécessaire pour donner de la
légitimité aux « élites » américaines en leur donnant une aura de
diversité. Durant l’argumentation orale, il déclara : « Nous
pensons du point de vue des affaires, des forces armées, de la loi, etc., que
c’est un besoin extraordinaire d’avoir de la diversité parmi
l’élite à travers le pays, que sans cela, le pays sera dans un état bien
pire. »
Après quatre décennies d’ « action affirmative »
comme politique officielle aux États-Unis, le bilan de ses résultats est très
clair. Les inégalités sociales ont augmenté à des niveaux sans précédents. Des
villes entières, qu’elles soient sous la direction d’un maire blanc
ou noir, ont été dévastées par les fermetures d’usines, les mises à pied
massives et les coupures dans les programmes sociaux.
Les écoles publiques, spécialement dans les centres urbains,
ont été affamées par le sous-financement alors que l’élite dirigeante a
encouragé la croissance des écoles privées. Il en résulte que l’éducation
publique a été réduite en pièces presque partout au pays.
Au même moment, la ségrégation de facto des écoles est allée
en augmentant. Le Centre national des statistiques en éducation rapportait il y
a six ans que l’étudiant blanc moyen fréquente une école composée à 80
pourcent de blancs, alors que 70 pourcent des étudiants noirs fréquentent des
écoles composées aux deux tires par des étudiants noirs et hispaniques.
D’autres chiffres montrent qu’un enfant noir sur six fréquente une
école qui est composée de 99 pourcent à 100 pourcent de minorités.
Alors que les échelons supérieurs de la société, y compris
une mince couche de noirs privilégiés, ont de beaucoup accru leurs richesses
personnelles, une grande majorité de travailleurs ont vu la stagnation ou la
baisse de leur niveau de vie, et la pauvreté règne plus que jamais parmi les
travailleurs noirs.
La montée de l’inégalité sociale a été accompagnée et
nourrie par un tournant prononcé à droite de tout l’establishment
politique et des deux partis de la grande entreprise, dont la politique est
dédiée à l’enrichissement additionnel d’une aristocratie
financière. Le jugement la semaine dernière de la Cour suprême répudiant Brown
v. the Board of Education démontre que la réaction politique et sociale aux
États-Unis prend un caractère de plus en plus étendu.
Fait important, la réponse de l’establishment des
droits civils a été remarquablement timide. Theodore M. Shaw, le président du
Fonds pour la formation et l’aide juridique du mouvement des droits
civiques (NAACP) – organisme qui avait mené le recours juridique contre
la ségrégation dans Brown v. the Board of Education – a
déclaré : « A bien y penser, compte tenu de nos attentes, ce
n’est pas aussi mauvais que ça aurait pu être… »
Juan Williams, correspondant senior à la National Public
Radio et analyste politique chez Fox News Channel, l’un de ceux ayant
personnellement profité de la promotion de la diversité raciale dans les médias
de l’establishment, a publié une colonne vendredi dans le New York
Times sous le titre : « Pas de regret pour Brown v. Board of
Education ».
Il y a un lien étroit entre l’ambivalence
qu’entretient l’establishment noir vis-à-vis de l’intégration
scolaire et l’écart socio-économique grandissant qui existe entre ses
membres et la masse des travailleurs – noirs comme blancs – aux
États-Unis.
Le mouvement socialiste soutient l’intégration et
toute politique visant à surmonter les divisions raciales, ethniques et
religieuses et à encourager l’unité la plus étroite possible des
travailleurs. Nous préconisons l’égalité légale, politique et sociale la
plus complète ainsi que la défense et l’extension des droits
démocratiques.
Mais ces objectifs démocratiques ne peuvent être atteints
dans le cadre d’un système en pleine crise qui prive des dizaines de
millions des prérequis essentiels de la vie : des emplois garantis et bien
payés, une éducation de qualité, l’accès aux soins de santé et au
logement. En opposition à l’ « action affirmative »,
qui encourage une lutte entre travailleurs pour des emplois décents et
avantages sociaux qui vont en diminuant, nous luttons pour unifier les
travailleurs sur la base d’un programme socialiste qui mette les forces
productives sous le contrôle démocratique et la propriété collective de la
société en son ensemble, au lieu d’une oligarchie financière.