Du 27 juin au 1er juillet s’est déroulé le premier forum
social américain à Atlanta en Géorgie, sous le mot d’ordre : « Un
autre monde est possible, une autre Amérique est nécessaire ». La perspective
politique qui domina l’événement, lequel a attiré environ 10.000
personnes à travers le pays, fut celle de la protestation et du repli
identitaire.
La conférence d’une durée de cinq jours a démontré la
connexion organique entre cette soi-disant politique « de gauche » et
une orientation vers le Parti démocrate.
De nombreuses personnes parmi la foule, surtout constituée
de jeunes, avaient été motivées à participer en raison de préoccupations au
sujet de la guerre en Irak, du désastre de l’ouragan Katrina, des
inégalités sociales, des attaques contre les immigrants, de l’injustice
raciale et de la brutalité du système carcéral.
Toutefois, sous le prétexte d’offrir une approche « à
la base », les organisateurs n’ont offert aucune analyse sérieuse des
causes de la guerre en Irak ou de la crise sociale aux Etats-Unis et ont tenté
de canaliser l’opposition à l’administration Bush derrière les
démocrates.
La perspective politique réformiste des organisateurs du forum
social américain fut démontrée par la liste de 35 organisations qui faisaient
partie du comité organisateur national, y compris des groupes comme le Comité d’entraide de la Société des Amis américains(Quaker) et le Centre pour la justice sociale,
de tendance libérale.
Les syndicats et la bureaucratie ouvrière furent aussi très
bien représentés dans les comités de planification du forum, parmi lesquels se
trouvaient le Syndicat international des employés des services (SEIU), le
Comité d’organisation des travailleurs agricoles (FLOC) de l’AFL-CIO,
le Conseil du travail d’Atlanta et les Travailleurs en communications
d’Amérique.
Parmi les commanditaires du forum se trouvaient l’Organisation
nationale des femmes, Amnistie internationale, l’AFL-CIO, le syndicat
UNITE HERE et une vingtaine de fondations caritatives privées, dont un grand
nombre disposant de plusieurs millions de dollars.
Le forum social américain est une ramification du forum
social mondial, qui fut lancé en 2001 à Porto Alegre au Brésil, sous les
auspices du Parti des travailleurs brésilien, dirigé par l’actuel
président du Brésil, Luiz Lula da Silva. Le forum social mondial fut grandement
influencé par le mouvement français Attac à la suite des manifestations
anti-mondialisation contre l’Organisation mondiale du commerce à Seattle,
Washington, en 1999.
Depuis 2001, une série d’événements régionaux, dont
le forum social européen, le forum social asiatique et le forum social
méditerranéen, ainsi que divers forums locaux et nationaux, se sont déroulés.
Tous ces événements ont défendu un type d’« activisme social » qui
prétend être « au-dessus de la politique », bien qu’il
encourage en fait un programme réformiste qui ne s’oppose pas au système
capitaliste.
L’événement d’Atlanta a poursuivi cette
tradition. Toutes les formes de politique identitaire — les nationalismes
noirs, latinos et autochtones, le féminisme et les droits homosexuels et
transsexuels — furent défendues. Ces questions furent discutées amplement
à travers un réseau étourdissant d’ateliers, dans lesquels des
propositions de manifestations et d’« organisation » étaient
formulées.
Cependant, la ligne politique centrale du forum fut énoncée
le plus clairement lors des séances plénières en soirée. Ces séances portèrent
sur les questions de l’ouragan Katrina, de l’impérialisme américain
et de la guerre, des droits des autochtones, des genres et de la sexualité
ainsi que des droits des travailleurs.
La première soirée de ces séances plénières instaura le
cadre politique dans lequel allaient évoluer les autres séances et ateliers. A
la séance sur « La reconstruction de la côte du golfe du Mexique après Katrina :
défis, visions et stratégies », une politique raciale, en opposition à une
perspective de classe et socialiste, fut ouvertement défendue.
La perspective mise de l’avant lors de la séance sur
l’ouragan Katrina fut énoncée dans la description du programme de cette
séance distribué aux participants, où l’on pouvait lire ce qui
suit : « La destruction de la Nouvelle-Orléans et de la côte du golfe
du Mexique à la suite des ouragans Katrina et Rita a levé le voile sur les
forces historiques que sont le génocide, l’esclavage, le militarisme,
ainsi que l’exploitation, la suprématie blanche et le sexisme. »
Cette représentation du désastre masque les questions
fondamentales de classe à la base de ce désastre et la réaction de
l’administration Bush. Katrina a surtout mis à nu les divisions de classe
qui dominent la société américaine. L’incompétence et
l’indifférence démontrées par le gouvernement ont présenté sous une forme
condensée la perspective d’une élite dirigeante qui pille la société
depuis des décennies afin d’enrichir davantage une aristocratie
financière. L’absence scandaleuse de préparation et de protection
adéquate contre un ouragan d’importance dans une région reconnue comme
étant très vulnérable était le produit d’un détournement de la richesse
sociale visant à accroître énormément la richesse personnelle des couches les
plus privilégiées, au détriment des infrastructures de base et des besoins
sociaux.
Au même moment, sous les auspices de la « Gulf Opportunity
Zone » (Zone d’opportunité du golfe), le désastre fut exploité et la
région rendue disponible comme source de profits.
A la séance sur Katrina, de nombreux membres de
l’audience, résidents de la côte du golfe du Mexique, ont exprimé leur
immense colère face à l’administration Bush et la FEMA (Agence fédérale
de gestion des crises). Les victimes de Katrina ont parlé avec émotion de la
lutte pour retourner à la Nouvelle-Orléans, pour reconstruire leurs maisons,
trouver des emplois et s’occuper de leurs familles dans cette économie
dévastée.
Certains décrivirent comment on interdit à des résidents de
retourner à leur maison, comment on laissa des prisonniers mourir noyés, et
comment les logements, les transports et les infrastructures de base étaient
encore dévastés deux ans après la catastrophe. Des Latinos décrivirent comment
ils avaient été amenés dans la région, pratiquement comme des esclaves, pour
travailler à la reconstruction.
Les expériences évoquées par ceux qui ont vécu directement
l’ouragan et ses conséquences ont souligné l’élément central du désastre
Katrina : la mise à nu de la profonde division de classe aux Etats-Unis.
Cependant, ceux qui se sont adressés à la foule de la tribune ont insisté que Katrina
n’était qu’une question de race, pas de classe.
Viola François Washington, du Fond populaire d’aide
aux victimes d’ouragan, s’est opposée le plus directement à une
analyse de classe. Elle mentionna l’horrible traitement qu’avaient
reçus les résidents d’un quartier noir pauvre — par opposition au
meilleur traitement des résidents d’un quartier blanc plus riche —
et déclara : « Ce n’est pas une question de classe, c’est
une question de racisme. »
La fonction essentielle de ce type de politique raciale est
d’empêcher le développement de la conscience socialiste dans la classe
ouvrière. Cela sert donc à renforcer l’idéologie bourgeoise et, en termes
politiques objectifs, défendre l’ordre capitaliste.
Au cours de la même soirée, la deuxième séance plénière intitulée : « L’impérialisme,
la guerre, le militarisme et les prisons aux Etats-Unis : Vers des
Etats-Unis oeuvrant pour la paix et la justice économique et
environnementale » a illustré les implications politiques de la défense
d’une politique raciale et identitaire, à savoir une orientation vers le
Parti démocrate.
Judith LeBlanc de la coalition anti-guerre Unis pour la
paix et la justice (UFPJ) a prononcé un discours qui présentait essentiellement
un programme politique. LeBlanc, membre du Parti communiste, s’était
aussi exprimée devant l’Assemblée nationale de l’UFPJ entre le 22
et le 24 juin à Chicago.
Lors de son discours à Atlanta, LeBlanc déclara :
« Nous avons fort à faire pour faire réagir les 70 pour cent de gens qui
sont d’accord avec nous sur la question de la guerre, pour faire réagir
ces 70 pour cent contre les mensonges de la droite sur la guerre au terrorisme.
Ce qui est nécessaire pour le mouvement anti-guerre d’aujourd’hui
est de devenir un mouvement stratégique pour mettre fin à la politique
droitière de la guerre préemptive sans fin. »
Elle demanda « Comme pouvons-nous éveiller, mobiliser
et organiser ces 70 pour cent ? Ce dilemme est vieux comme le monde.
Durant des décennies nous avons fait face à ce dilemme consistant à organiser
la juste réaction du peuple à l’oppression en un mouvement politique pour
forcer un changement fondamental. »
LeBlanc énonça ensuite sa proposition pour résoudre ce
dilemme. « Notre défi est de collaborer avec des gens avec qui nous ne
sommes peut-être d’accord que sur la question de la guerre »,
déclara-t-elle. Elle précisa par ensuite qui étaient ces « gens » :
les démocrates au Congrès et les groupes « de gauche » qui oeuvrent à
l’intérieur et autour du Parti démocrate.
Elle fit remarquer que la Conférence des maires américains
et la Fédération américaine des salariés des États, comtés et municipalités (AFSCME)
avaient présenté des résolutions appelant au retrait des troupes américaines
d’Irak. « Des pressions du monde ouvrier et de la communauté
s’organisent », soutint-elle.
Mais elle réserva ses plus vifs éloges à des sections du
Parti démocrate. « Nous avons un long chemin à faire au Congrès avant
l’affrontement final avec Bush », a-t-elle affirmé. « Cela fait
une grosse différence qui représente nos communautés et qui réside à la
Maison-Blanche. »
Elle présenta ensuite le « Caucus pour un retrait d’Irak »,
formé à la Chambre des représentants par le Parti démocrate, comme le champion
de la cause anti-guerre et anti-Bush. « Qui s’est opposé le premier
et le plus énergiquement à la guerre au Congrès? Ce sont les femmes et les
femmes de couleur : Lynn Woolsey, Barbara Lee, Maxine Waters. Elles
luttent pour nous maintenant, nous devons donc lutter pour que chaque candidat,
à tous les niveaux, prenne position. Ils ne le feront peut-être pas parce
qu’ils pensent au fond d’eux que c’est la bonne chose à
faire, mais parce que nous les avons à l’oeil, parce que nous faisons de
la fine stratégie. »
Cela impliquait clairement qu’il fallait mobiliser
toutes les énergies et toutes les ressources pour chasser les républicains à
l’élection présidentielle de 2008 et élire un démocrate.
En fait, le « Caucus pour un retrait
d’Irak » a joué un rôle clé pour faciliter les objectifs de guerre
de l’administration Bush. Certains de ses membres dirigeants ont voté en
mai pour approuver des crédits de guerre supplémentaires et abandonner tout
échéancier de retrait des troupes américaines d’Irak. Leur opposition à
la guerre a toujours été combinée à des appels de « soutien à nos
troupes » et à l’affirmation que la poursuite de l’occupation
de l’Irak drainait les fonds pour la « guerre à la terreur »,
qu’ils soutiennent. Ils ont suggéré à diverses occasions qu’une
réduction des troupes américaines en Irak pourrait ouvrir la voie à un plus
grand déploiement militaire en Afghanistan.
Le message livré par LeBlanc ne saurait être plus
clair : la lutte pour mettre fin à la guerre en Irak doit s’adresser
au Parti démocrate, un parti de l’impérialisme américain qui est
entièrement complice de l’agression militaire américaine en Irak et
ailleurs.
Lors de la dernière séance plénière du forum social,
portant sur « Les droits des travailleurs dans l’économie
mondiale », qui s’est penchée sur « l’impact de la
mondialisation néolibérale », il fut proposé que les travailleurs
américains pourraient obtenir justice par « de nouvelles méthodes
d’organisation, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du
mouvement syndical ». Cela impliquait la possibilité d’y parvenir
sans défier le système de profit.
Dans plusieurs des autres séances plénières et ateliers,
des représentants syndicaux ont préconisé une approche nationaliste. Stewart Acuff,
organisateur en chef à l’AFL-CIO, était sur le tribune lors de la séance
sur « Les droits des travailleurs », en compagnie de Laphonza
Butler, représentante de gardes de sécurité et impliquée dans la campagne
« Pour la sécurité » du SEIU.
Bien que le Parti démocrate n’était pas ouvertement
représenté au forum social américain, la bureaucratie syndicale et le parti
communiste étaient présents pour défendre la notion que l’élection
d’un démocrate en 2008 était la question la plus importante posée aux
travailleurs et aux jeunes.