La mort de plus de 75 réfugiés haïtiens,
dont l’embarcation a chaviré dans des eaux des Caraïbes infestées de
requins alors qu’ils cherchaient à gagner les Etats-Unis, est une des
conséquences les plus tragiques de l’absolue pauvreté et de la longue
oppression politique qui affligent la nation insulaire.
Washington a annoncé samedi que la garde
côtière américaine avait mis fin à la recherche des quelque quarante immigrants
haïtiens qui manquaient à l’appel après qu’un voilier de huit
mètres, dans lequel se trouvaient environ 160 personnes, eut chaviré le jour
précédent. Les corps de 36 autres passagers (23 hommes et 13 femmes) ont été
repêchés, certains ayant été mutilés par les requins.
Le navire avançait péniblement au large du
territoire colonial britannique de Turks-et-Caïcos, situé à environ 160
kilomètres au nord d’Haïti et constituant un arrêt fréquent pour les
réfugiés qui essaient de gagner les Etats-Unis.
Un porte-parole des garde-côtes américains
a dit à Associated Press samedi que les autorités de Turks-et-Caïcos
avaient demandé la fin des recherches « apparemment parce qu’elles
croyaient que la probabilité de trouver des survivants était très
faible ».
Des enquêteurs britanniques enquêtent sur
la catastrophe. Selon les premiers reportages, le navire a chaviré après son
interception par la police de Turks-et-Caïcos et alors qu’il était
remorqué vers l’archipel. [NdT : ces faits ont été confirmés depuis
par les autorités de Turks-et-Caïcos.] Les autorités coloniales britanniques
collaborent étroitement avec Washington dans les opérations visant à empêcher
que les réfugiés haïtiens n’atteignent les Etats-Unis.
Les survivants au naufrage ont été amenés
dans un camp de détention sur l’île principale de Turks-et-Caïcos,
Providenciales. Les autorités ont refusé aux membres de la communauté haïtienne
locale de parler aux réfugiés. Elles ont aussi rejeté leur offre d’aide.
Les réfugiés seront bientôt déportés vers Haïti.
Plusieurs indices ne laissent aucun doute
que le flot de réfugiés d’Haïti est encore une fois en voie
d’augmentation. Le mois dernier, les garde-côtes américains ont capturé
un total de 704 Haïtiens tentant de gagner les Etats-Unis, presque autant que
le nombre total qui avait été intercepté en 2006.
Ces nombres sont les plus élevés depuis
2004, alors que 3000 Haïtiens avaient fui leur île à la suite d’un coup
d’Etat sanglant orchestré par d’anciens soldats et des dirigeants
d’escadrons de la mort qui ont chassé le gouvernement du président élu,
Jean-Bertrand Aristide.
Le 28 mars dernier, plus de cent immigrants
haïtiens, y compris 13 enfants, ont atteint les côtes de la Floride après un
très dur voyage de trois semaines dans une embarcation de fortune au cours
duquel un réfugié est mort. Les survivants du voyage ont été capturés par des
douaniers et amenés dans des centres de détention du sud de la Floride où ils
feront face à ce que les responsables de l’immigration aux Etats-Unis
appellent des « procédures accélérées de renvoi ».
Le traitement
réservé à ces immigrants haïtiens diffère totalement de l’accueil dont
profitent les Cubains qui atteignent la côte des Etats-Unis de la même façon.
Sous la politique « wet foot, dry foot » implémentée par
l’administration Clinton en 1994, tout immigrant cubain atteignant les
Etats-Unis peut y rester.
On refuse aussi
aux Haïtiens le statut de protection temporaire qui est accordé à des réfugiés
de neuf pays, dont trois en Amérique centrale et plusieurs en Afrique. Ces
réfugiés ont la possibilité de renouveler leur séjour pour une durée allant de
12 à 16 mois. Ces pays sont choisis selon des critères tels que l’existence
de guerres, de crises politiques, de désastres naturels ou l’incapacité
des gouvernements de gérer le rapatriement de leurs citoyens.
À tous les
niveaux, Haïti fait face aux pires conditions au monde. Avec 80 pour cent de la
population qui vit avec moins de 150 $ par année, c’est le pays le
plus pauvre des Amériques. La plus grande source de revenus provient des
montants qui sont envoyés par les expatriés travaillant aux Etats-Unis et
ailleurs, ce qui équivaut à 30 pour cent du produit intérieur brut et au double
du budget national.
L’instabilité
politique et la répression perdurent malgré l’élection du président René
Préval, un ancien allié d’Aristide. Les troupes d’occupation de
l’ONU et les résidents des quartiers pauvres continuent de s’affronter,
entraînant la mort de dizaines de personnes, tandis que des escadrons de la
mort demeurent toujours actifs dans certaines régions du pays. De plus, la
nation insulaire marquée par la pauvreté ne s’est pas encore remise des
importants dommages infligés par une série d’ouragans.
En début
d’année, un projet de loi offrant le statut de protection temporaire aux
immigrants haïtiens a été présenté à la Chambre des représentants des
Etats-Unis. En 2005, une mesure semblable n’avait pas réussi à obtenir
l’appui d’un sous-comité de la Chambre.
La grande majorité
des Haïtiens interceptés en mer et ceux détenus sur terre seront renvoyés en
Haïti. Les quelques-uns qui seront en mesure de revendiquer un statut de
réfugié en convaincant un juge de l’immigration qu’il existe une « crainte
crédible qu’ils soient persécutés » seront envoyés à la base navale
de Guantanamo Bay à Cuba où ils seront gardés dans un centre de détention. Les
autorités américaines de l’immigration utilisent la base militaire des
Etats-Unis pour la même raison que l’administration Bush l’a
choisie pour établir son infâme prison réservée aux soi-disant combattants
ennemis : priver les prisonniers de leurs droits démocratiques
fondamentaux sous le prétexte fallacieux que la base ne se trouve pas en
territoire américain.
Le mois dernier,
l’administration Bush et le premier ministre John Howard du gouvernement
australien ont annoncé un plan cynique et macabre prévoyant un
« échange » de réfugiés haïtiens et cubains détenus par Washington à
Guantanamo, contre des réfugiés détenus par l’Australie — la
plupart des Sri Lankais et Burundais — sur l’île Nauru dans le
Pacifique.
Ce traité,
manifestement illégal, traite les réfugiés, beaucoup d’entre eux traumatisés,
comme un troupeau de bétail pouvant être transigé sur le marché international.
Le but de ce plan est évident. Les deux gouvernements espèrent qu’en
transportant ces réfugiés à plusieurs milliers de kilomètres de distance du
pays où ils ont cherché asile, ils leur interdiront d’entrer en contact
avec leur famille ou leurs amis et compatriotes. Cette punition cruelle,
espèrent les deux pays, va servir à décourager les autres à fuir les conditions
intolérables existant dans leur pays d’origine.
Avec la débâcle
continue en Irak, il est rarement rappelé dans les médias de masse ou dans les
cercles de l’establishment que c’est sur l’administration
américaine que repose l’entière responsabilité des conditions
catastrophiques qui règnent en Haïti.
Moins d’un
an après l’invasion américaine de l’Irak, Washington a orchestré un
coup de droite et ensuite envoyé des forces militaires spéciales pour kidnapper
et évincer Aristide du pays, frayant la voie à une occupation par quelque 1500
marines américains utilisés pour soutenir un régime fantoche pro-américain.
Comme en Irak,
Bush a prétendu que l’intervention américaine avait été lancée par pur
altruisme, afin de « ramener l’ordre et la stabilité en Haïti »
et donner au peuple du pays « un espoir pour son avenir ». En peu de
temps, cependant, face à des demandes militaires pressantes pour l’Irak,
l’administration Bush s’est lavé les mains d’Haïti,
redéployant les marines au Moyen-Orient et transférant le sale travail
d’occupation d’Haïti aux forces de l’ONU dirigées par les
troupes brésiliennes.
Cet épisode
n’était que la dernière d’un siècle d’utilisation de la force
militaire américaine pour opprimer le peuple haïtien et empêcher tout
changement social révolutionnaire dans cet Etat insulaire. Ceci inclut
l’occupation américaine du pays de 1915 à 1934 et son appui aux trois
décennies de dictature de la dynastie Duvalier.
Donc, ceux qui
risquent leurs vies pour fuir Haïti dans des embarcations de fortune, naviguant
dans des eaux infestées de requins, fuient des conditions dont Washington est
le principal responsable. Le traitement cruel et punitif qu’ils reçoivent
des autorités américaines, incluant la dernière proposition de
« transport » forcé vers l’Australie, ne représente qu’un
crime de plus dans cette longue litanie.