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Le prix Nobel d’Al Gore : La riposte de la « vieille Europe » à l’administration Bush

Par Patrick Martin
16 octobre 2007

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L’attribution du prix Nobel de la paix à l’ancien vice-président Al Gore est une déclaration politique de la part de la bourgeoisie européenne visant la politique de l’administration Bush et des États-Unis. On a rarement vu une intervention aussi ouverte de l’élite dirigeante européenne dans la politique intérieure américaine.

La signification politique du choix de Gore est claire, étant donné qu’il est une personnalité politique toujours en activité, souvent cité comme présidentiable potentiel, qui a parfois critiqué la politique étrangère et intérieure de l’administration Bush. Au minimum, le prix peut être considéré comme un signe de la part de l’establishment politique norvégien – au sein duquel est choisi le comité de sélection – qu’il espère une victoire des démocrates aux élections présidentielles de 2008.

Le président du comité du prix Nobel, Ole Danbolt Mjoes, a nié qu’il s’agissait d’un reproche envers l’administration Bush en déclarant « Un prix de la paix n’est jamais une critique de quoi que ce soit. Un prix de la paix est un message positif et un soutien à tous ceux qui s’engagent pour la paix dans le monde. »

Cependant, il est difficile d’identifier le vice-président Gore avec la cause de la « paix ». Il est l’un des dix sénateurs démocrates à avoir voté pour la première guerre contre l’Irak en 1990. Il était le commandant en second d’une administration qui a envoyé des troupes en Somalie, en Haïti, et en Bosnie, qui a financé les escadrons de la mort en Colombie, bombardé l’Irak, l’Afghanistan et le Soudan, maintenu un blocus économique de l’Irak qui a causé la mort de 500 000 enfants irakiens, et ordonné des raids aériens dévastateurs contre la Serbie.

Le prix Nobel de la paix n’a pas grand-chose à voir avec les autres prix Nobel attribués aux scientifiques et personnalités littéraires de premier plan. Ces prix-là honorent une carrière entière, ou, après des décennies, une réussite ponctuelle qui a résisté au temps. À cause du prestige international accordé au prix Nobel de la paix, la désignation du lauréat est devenue un événement politique majeur, indiquant les questions, les événements et les pays qui sont la plus grande préoccupation de l’élite dirigeante européenne.

La méthode de sélection prescrite dans les volontés de l’inventeur de la dynamite, le milliardaire Alfred Nobel, garantit que l’attribution sera une décision politique reflétant un large consensus dans la bourgeoisie européenne. Tandis que les autres lauréats sont choisis par des comités d’experts dans les différentes disciplines telles que l'Académie royale des sciences de Suède, le lauréat du prix de la paix est désigné par un comité choisi par le Parlement norvégien, comité dont les cinq membres sont sélectionnés sur la base de la force de chaque parti à l’Assemblée législative.

Le comité qui a choisi Gore comprend quatre anciens membres du Parlement, dont deux anciens membres du gouvernement, et l’ancien président de l’Université de Tromso. Cinq partis politiques sont représentés, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche du spectre politique bourgeois de Norvège: Parti du progrès (ultra-droite et anti-immigrants), le Parti conservateur, le Parti des chrétiens (démocrate-chrétien), le Parti travailliste (sociaux-démocrates) et la Gauche socialiste (écologiste et anti-Union européenne). Ces cinq partis ont tous occupé des postes au gouvernement faisant partie de coalitions rivales, à un moment ou un autre, ces cinq dernières années.

Deux inquiétudes semblent évidentes dans la sélection de Gore et du Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat, un organe des Nations unies, qui sont les lauréats communs du prix cette année : la détermination à mettre la question du changement climatique en avant, et une inquiétude concernant les signes d’une instabilité politique, sociale et économique croissante aux États-Unis.

Dans sa mention, le comité a mis l’accent sur les implications politiques du changement climatique, déclarant que le réchauffement de la planète « pouvait entraîner des migrations en masse et une plus grande compétition pour les ressources de la terre. De tels changements feront peser un fardeau particulièrement lourd sur les pays les plus vulnérables. Il pourrait y avoir un risque croissant de conflits violents et de guerres, à l’intérieur et entre les états. »

Comme l’a déjà fait remarquer le World Socialist Web Site dans son analyse du sommet du G-8 qui s’est tenu en juin, (Tensions sociales et politiques au sommet du G8), la chancelière allemande Angela Merkel et d’autres chefs de gouvernements européens ont commencé à soulever la question du changement climatique pour un ensemble de raisons de politique intérieure, de politique étrangère et des raisons économiques.

Dans leur pays, Merkel, Nicolas Sarkozy en France et d’autres politiciens de droite se sont servi de cette question pour courtiser une partie de la classe moyenne qui votait pour les partis sociaux-démocrates ou les Verts. Ils veulent aussi établir la domination européenne sur les marchés en plein boom des sources d’énergie alternatives, des énergies renouvelables et de la technologie permettant les économies d’énergie, et diminuer la dépendance de l’Europe vis-à-vis des fournisseurs d’énergie étrangers, en particulier la Russie et le golfe Persique.

Le changement climatique est aussi devenu un moyen de créer un front commun de toutes les puissances européennes majeures, dépassant ainsi les divisions qui étaient apparues lors de l’invasion de l’Irak en 2003. La France et l’Allemagne — raillées comme la « vieille Europe » par le secrétaire américain de la Défense de l’époque, Donald Rumsfeld — s’étaient alors opposées publiquement à la guerre tandis que la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne et beaucoup de pays d’Europe de l’Est y avaient participé. Au G-8 de cette année, les puissances européennes ont pu faire bloc sur la question des dangers du réchauffement de la planète ce qui a, pour la première fois, obligé l’administration Bush à faire, au moins en paroles, des concessions, six ans après que Bush ait unilatéralement répudié les Accords de Tokyo sur le changement climatique.

Si son objectif s’était limité à souligner les dangers du changement climatique, il n’y aurait eu aucun besoin pour le comité du Nobel de choisir Gore. Donner le prix au Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat aurait suffi. Cela n’aurait pas été inhabituel pour ce prix, qui a été donné à une série d’agences de l’ONU comme l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), les forces de maintien de la paix de l’ONU et le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan.

En choisissant Gore, le comité du prix de la paix visait directement l’administration Bush pour la troisième fois en six ans : en 2002 le prix de la paix était attribué à l’ancien président américain Jimmy Carter, critique de plus en plus virulent de l’administration Bush ; en 2005 le prix était allé à l’AIEA et à son directeur, Mohamed El Baradei, alors sous le feu de l’administration Bush parce qu’il avait critiqué ses affirmations frauduleuses sur les armes de destruction massive irakiennes et refusé de soutenir une campagne identique contre l’Iran.

La mention du comité déclarait que « l’engagement fort de Gore, reflété dans son activité politique, ses conférences, films et livres, a renforcé la lutte contre le changement climatique. Il est probablement l’individu qui a fait le plus pour amener une meilleure compréhension globale des mesures qui doivent être adoptées. »

Il est vrai que Gore est largement reconnu pour avoir élevé les préoccupations du public envers les dangers du réchauffement de la planète, à travers ses livres et la tournée de conférences qui constituaient le sujet du documentaire Une vérité qui dérange, ainsi qu’avec une série de concerts de rock ayant l’environnement pour thème, comme le Live Earth Day cette année.

Cependant malgré toutes ses déclarations d’une « urgence planétaire », les mesures que Gore propose ne parviennent pas à aborder la cause fondamentale de la dégradation de l’environnement : la nature anarchique et non planifiée du système de profit (voir, Al Gore's An Inconvenient Truth: political posturing and the Democratic Party en anglais).

S’occuper sérieusement des menaces de réchauffement climatique nécessite un plan scientifique rationnel et coordonné internationalement, incluant l’allocation d’énormes ressources aux systèmes de transport en commun et aux formes alternatives de production d’énergie. Une telle planification à l’échelle mondiale ne pourrait devenir possible qu’à travers une campagne vigoureuse de mesures socialistes à l’échelle internationale, incluant la transformation des compagnies de production et de distribution d’énergie en entreprises publiques sous contrôle démocratique.

Gore, bien sûr, est un politicien capitaliste et il s’est enrichi grâce à ses actions dans Apple, Google et autres géants de la haute technologie. Il est incapable, idéologiquement et de par ses intérêts de classe, de proposer un programme sérieux pour traiter du changement climatique.

De plus, Gore parle plus qu’il n’agit. Quand il était en poste en tant que vice-président pendant huit ans, il a fait bien peu pour l’environnement dont il se soucie tant. Les Accords de Tokyo, à la rédaction desquels il a beaucoup participé, étaient en grande partie un geste symbolique, et l’administration Clinton ne les a jamais soumis à l’approbation du Sénat à cause de la forte opposition des milieux d’affaires américains.

Il y a eu d’importantes spéculations dans les médias américains, dans le sillage de l’annonce du prix Nobel, selon lesquelles Gore pourrait essayer d’utiliser le prix pour entrer dans la compétition à la désignation démocrate pour les présidentielles. Des dizaines de comités « enrôlez Gore » se sont créés et ont reçu une large couverture médiatique, bien que Gore lui-même et ses collaborateurs les plus proches aient nié tout intérêt immédiat pour une telle compétition.

Il est peu probable que le comité du prix Nobel ait eu pour but d’injecter Gore dans la campagne présidentielle d’une manière aussi directe et évidente. Cependant, il se profile, derrière le prix, l’inquiétude, très répandue dans les cercles dirigeants d’Europe, que la crise aux États-Unis est en train de se développer bien plus rapidement que ne l’anticipe l’establishment américain.

Gore est tenu en réserve, au cas où une radicalisation politique interviendrait, amorcée par des crises financières, des tensions sociales grandissantes, le bain de sang continu en Irak ou une quelconque nouvelle aventure militaire de l’administration Bush-Cheney, qui menacerait d’échapper aux limites du système bipartite américain.

Ce danger est exacerbé par le télescopage extrême du processus électoral des présidentielles. Les candidats démocrates et républicains seront vraisemblablement sélectionnés à la mi-février, compte tenu des primaires accélérées dans lesquelles près de la moitié des délégués auront été choisis le 5 février pour des conventions qui ne se dérouleront qu'à la fin d'août.

Il est tout à fait possible que les démocrates et les républicains désignent des candidats pro-guerre — Hillary Clinton pour les démocrates, et l’un ou l’autre des principaux républicains — laissant le sentiment anti-guerre massif sans représentation officielle et des millions de gens à la recherche d’une alternative. Dans de telles circonstances, un prix Nobel critique de la guerre en Irak pourrait bien jouer le rôle de soupape de sécurité de la politique bourgeoise.

Gore a déjà démontré son attachement fondamental à la stabilité des institutions et de l’ordre bourgeois, par sa conduite lors de la crise des élections en Floride en l’an 2000. Bien qu’il ait gagné le vote populaire, Gore avait capitulé devant la fraude des  républicains en Floride, fraude ratifiée par la Cour suprême avec une majorité, politiquement motivée, de 5 contre 4.

Gore et les démocrates avaient refusé de conduire un combat sérieux contre le déni de démocratie en Floride, parce qu’ils étaient bien plus inquiets des conséquences possibles d’une mobilisation de la population contre la fraude électorale de la droite qu’ils ne l’étaient de la fraude elle-même. Ils partagent de ce fait la responsabilité politique pour tous les crimes commis par Bush, Cheney & Cie depuis le 20 janvier 2001.

Il y a tout un passé donnant à penser que le comité du prix Nobel de la paix a pris en compte la conduite de Gore dans la crise de 2000 pendant ses délibérations internes. Depuis les années 70, jusqu’aux années 90, le prix Nobel de la paix a fréquemment été attribué à des dissidents politiques que le comité espérait ériger en alternative aux mouvements révolutionnaires populaires contre des régimes corrompus et en crise. On compte parmi eux des personnalités comme Lech Walesa en Pologne, Desmond Tutu en Afrique du Sud, Adolfo Esquivel en Argentine, Aung San Suu Kyi en Birmanie, Rigoberta Menchu au Guatemala, et Jose Ramos-Horta au Timor-Oriental.

Le choix d’Al Gore pour le Nobel de la paix suggère que la bourgeoisie européenne voit le danger que constituerait un soulèvement de masse venant de la base dans un pays comme les États-Unis, centre du capitalisme mondial. 

(Article original anglais paru le 13 octobre 2007)

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