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Livre blanc sur la Défense : La bourgeoisie française se prépare à la guerre

Par Kumaran Ira et Alex Lantier
1er août 2008

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Le 16 juin, le gouvernement français a publié son livre blanc sur la politique militaire qui donne les grandes lignes des projets stratégiques et d’acquisition de matériel pour les quinze prochaines années. Malgré le langage nécessairement diplomatique, le document énonce clairement l’intense inquiétude avec laquelle l’élite dirigeante voit les tensions grandissantes de la situation politique française et internationale et sa détermination à préparer une riposte militaire.

Le Livre blanc fait une déclaration, qui donne à réfléchir, sur l’éventualité de guerres majeures qui pourraient se déclarer dans un avenir proche. Elle argumente ainsi : « Dans un environnement international instable et incertain, on ne peut écarter l’implication de la France dans une guerre entre Etats. Il faut donc tenir compte de l’éventualité d’un conflit majeur lorsque l’on met en route la structure de l’armée pour les 15 ans à venir.» [Retraduit de l’anglais, comme toutes les citations du Livre blanc, ndt.]

Bien que les auteurs du Livre blanc ne mentionnent pas de façon explicite l’attitude belliciste des Etats-Unis au Moyen-Orient, ils ont clairement à l’esprit la ruée mondiale sur le pétrole et les avantages stratégiques. Ils écrivent : « Les tensions à venir au sujet de l’énergie, de la nourriture et de l’eau ainsi que les matières premières stratégiques peuvent conduire directement à des crises majeures dans un ou plusieurs parties du monde. Il en va de même des effets à long terme du réchauffement de la planète, si une action préventive n’est pas prise à temps. » 

Ils ajoutent: « De nombreuses contingences régionales majeures ont le potentiel de dégénérer en un bouleversement stratégique à échelle mondiale. » Etant donné l’actuelle hégémonie militaire mondiale des Etats-Unis, cette phrase qui tient de l’euphémisme ne permet qu’une seule interprétation: l’élite dirigeante française s’inquiètent de ce que l’occupation américaine de l’Irak et de l’Afghanistan ont affaibli Washington à tel point que sa puissance sera défiée et que les Etats-Unis ne seront pas, à long terme, un garant solide de l’ordre politique mondial et des intérêts impérialistes français.

La main d’œuvre et la base industrielle dont dispose le capitalisme français sont cependant trop limitées pour soutenir une présence militaire indépendante internationale de haute technologie comme celle des Etats-Unis. Etant donné ses efforts pour rivaliser avec le capitalisme américain sur les marchés financiers internationaux, et qui plus est en diminuant le rôle de l’Etat dans l’économie, toute augmentation substantielle des dépenses militaires requiert des attaques de grande envergure sur le niveau de vie des travailleurs. Tout spécialement du fait de l’impopularité du président Nicolas Sarkozy, de tels développements risqueraient de provoquer des réactions explosives de la part de la classe ouvrière française.

Le Livre blanc propose donc de concentrer la recherche et les dépenses autour des programmes d’armements les plus importants et de réorienter le déploiement autour des routes commerciales absolument essentielles du capitalisme français, tout en collaborant avec l’OTAN pour accroître son influence militaire. Dans un argumentaire alarmant, qui est passé largement sous silence, il prône aussi la préparation d’une force militaire à utiliser en France.

Comme aux Etats-Unis, la menace terroriste sert à dissimuler les motivations plus fondamentales pour ce réalignement. Citant la menace du « terrorisme d’inspiration jihadiste » le rapport prône « la concentration sur un axe géographique prioritaire  allant e l’Atlantique à la Méditerranée, le Golfe arabo-persique et l’Océan indien. Cet axe correspond aux régions où les risques liés aux intérêts stratégiques de la France et de l’Europe sont les plus élevés. Le Livre blanc tient compte aussi de l’importance grandissante de l’Asie pour la sécurité nationale et est en faveur à la fois d’une présence et d’une coopération dans cette direction de l’Océan indien »

Ceci correspond aux principales routes maritimes conduisant vers les anciennes colonies françaises d’Afrique du nord et du Moyen-Orient, principales sources d’énergie externes de la France dans le Golfe persique et l’Afrique du nord et les puissances industrielles émergeantes d’Asie.

Cela représente aussi un éloignement d’avec l’Afrique, qui est actuellement le principal foyer des déploiements militaires français. Le Livre blanc propose, de façon controversée, de ne garder que « deux bases en Afrique, une sur chaque littoral africain, l’Océan Atlantique et l’Océan Indien », alors qu’aujourd’hui la France maintient des bases à Djibouti, Dakar, N’Djamena, Libreville et Abidjan et contribue par l’envoi de troupes à plusieurs déploiements des Nations unies en Afrique. Le livre blanc promet une présence française « accrue » dans le Golfe persique, notamment dans sa nouvelle base de Abou Dhabi.

De même et le présentant comme une réponse aux menaces terroristes, le Livre blanc propose de former une « politique de sécurité intérieure » ayant la capacité de déployer 10 000 soldats dans la France à tout moment, ainsi que d’étendre les programmes d’espionnage, de surveillance et de guerre cybernétique.

Pour ce qui est de l’équipement, le Livre blanc écrit: « Les pays européens pris individuellement ne peuvent plus maîtriser chaque technologie et capacité au niveau national. La France doit retenir  sa [...] capacité nécessaire au maintien de l’autonomie politique et stratégique de la nation: la dissuasion nucléaire, les missiles balistiques, les sous-marins nucléaires et la cyber-sécurité. » D’un autre côté, « La France pense que le cadre européen doit être privilégié en matière d’avions de combat, drones, missiles de croisière, satellites, composants électroniques, etc.., bien qu’il soit nécessaire que la politique d’acquisition de matériel comprenne des acquisitions sur le marché mondial. »

Il demande que « une force terrestre opérationnelle de 88 000 hommes, permettant une capacité de projection de force de 30 000 soldats dans un délai de six mois, 5 000 soldats en alerte opérationnelle permanente et la capacité de mobiliser 10 000 soldats sur le territoire national pour soutenir les autorités civiles en cas de crise majeure. » La Marine devra maintenir « un groupe de porte-avions […] 18 frégates, six sous-marins nucléaires et la capacité de déployer un ou deux groupes navals soit pour des opérations amphibies soit pour la protection des routes maritimes. » L’armée de l’air et la Marine vont maintenir ensemble 300 avions de combat avec une capacité de projection de force à l’extérieur de 70 avions.

Le Livre blanc projette que la France dépensera quelque 377 milliards d’euros (sans compter les retraites) pour la Défense entre 2009 et 2020. Il annonce aussi quelque 54 000 suppressions de postes au ministère de la Défense et des forces armées sur six ou sept ans, et les économies ainsi réalisées seront investies dans la modernisation du matériel militaire lourd.

Le Livre blanc fait mention de plusieurs institutions internationales au moyen desquelles il espère accroître l’influence française. Il en appelle à l’Union européenne (UE) pour créer une force de déploiement rapide de 60 000 hommes pour des interventions à l’étranger, avec pour l’appuyer, les forces aériennes et navales nécessaires. Il ajoute que, « l’autorisation d’avoir recours à la force par le Conseil de sécurité des Nations-Unies est et doit être la règle. »

Il en appelle à « la participation entière de la France dans la structure de l’OTAN. » La France avait quitté la structure de commandement militaire de l’OTAN en 1966 sous la présidence de Charles de Gaulle, qui s’inquiétait que le contrôle de l’OTAN par les Etats-Unis ne permettait pas à la France d’avoir suffisamment d’influence au sein de cette organisation.

Néanmoins il « rappelle aussi trois principes essentiels en continuité directe avec ceux définis par le Général de Gaulle : indépendance totale de nos forces nucléaires ; les autorités françaises doivent garder l’entière liberté d’évaluation, ce qui implique l’absence d’engagement militaire automatique et le maintien d’avantages permettant une autonomie stratégique […] et en dernier lieu la liberté permanente de décision, ce qui veut dire qu’aucune force française ne sera placée de façon permanente sous commandement des Nations unies en temps de paix. » En bref, Paris cherche à retenir une liberté d’action totale malgré sa participation à l’OTAN.

Cette déclaration souligne la relation complexe existant entre l’impérialisme français et américain. Sarkozy a effectué un rapprochement tactique avec Washington, alors même que l’armée américaine domine toutes les régions où le Livre blanc cherche à étendre l’influence française. La bourgeoisie française s’inquiète que ses intérêts soient autant menacés que ceux des Américains dans l’éventualité d’un cataclysme politique suffisamment puissant pour bouleverser la position internationale dominante des Etats-Unis. De ce fait la France se trouve inévitablement asservie à Washington.  

Il y a cependant une longue histoire de tensions entre Paris et Washington et l’impérialisme français a rarement considéré Washington comme un garant fiable de ses intérêts. De Gaulle avait, de 1959 à 1966, progressivement retiré les forces françaises du commandement militaire de l’OTAN, à une époque de conflits amers entre les deux pays sur le soutien insuffisant accordé par Washington à la répression coloniale française dans la lutte d’indépendance de l’Algérie et une période de doutes français quant à l’implication grandissante des Etats-Unis au Vietnam, une ancienne colonie française dont la France avait été chassée après sa défaite humiliante à Diem Bien Phu en 1954.

Plus récemment, il y a eu des heurts franco-américains au sujet de l’Afrique, notamment en 1994 au Rwanda, où la France a soutenu le Front patriotique rwandais de Paul Kagame. Mais l’épisode le plus significatif est sans nul doute la diffamation de la France répandue par les médias américains et la droite républicaine suite à l’opposition de la France, devant les Nations Unies, à la proposition du gouvernement Bush d’utiliser la force contre l’Irak en 2003.

Cela ne peut avoir échappé à l’attention des principaux stratégistes de l’élite française que les médias américains et l’establishment politique ont montré qu’ils étaient tout aussi capables de s’attaquer à un « allié » que de s’attaquer à un Etat isolé et ravagé comme l’Irak. Il est de ce fait particulièrement frappant que la critique substantielle du Livre blanc, par des ténors de la politique bourgeoise française, ne va que dans un sens, à savoir exiger une plus grande indépendance par rapport aux Etats-Unis et à l’OTAN.

Un fait particulièrement inhabituel est une critique publique de la part de plusieurs généraux français gardant l’anonymat, s’exprimant sous le nom de Surcouf, en référence à un pirate durant les guerres napoléoniennes, dans l’édition du 19 juin du quotidien de droite Le Figaro. Ils argumentent en faveur de plus grandes dépenses de Défense, faisant remarquer : « l'Europe en général et la France en particulier diminuent leur effort de défense au moment même où chacun les augmente (les dépenses militaires mondiales ont progressé de 45 % en dix ans). »

Ils poursuivent: « Nous revenons dans l'OTAN, avec une capacité militaire affaiblie, et tout en y revendiquant des postes de commandement. [...] Mais surtout, nous abandonnons aux Britanniques le leadership militaire européen, alors que nous connaissons la nature particulière de leurs relations avec les États-Unis. La France jouera désormais dans la division de l'Italie. »

Ils critiquent tout particulièrement le Livre blanc pour avoir abandonné un avantage stratégique perçu sur les Etats-Unis en Afrique, faisant observer que « notre réseau de bases nous confère une efficacité d'autant plus unique que l'ensemble des pays africains refuse le déploiement de l'US African Command (commandement américain en Afrique) sur le sol africain [...] nous affaiblissons de manière définitive notre positionnement. »

Le quotidien de centre gauche Le Monde a appelé à davantage de dépenses militaires dans son éditorial sur le Livre blanc. Il écrit : « Au moment où l'on souligne la nécessité de répondre à des menaces nouvelles et multiformes, où les grandes puissances américaine, russe ou chinoise renforcent activement leur potentiel militaire, au moment enfin ou chacun constate, notamment lors d'interventions extérieures, l'obsolescence ou les limites des forces françaises, le Livre blanc leur impose une diète sévère (réduction de 54 000 postes, report de programmes d'investissement lourds). Au risque de rendre caduques les ambitions stratégiques. »

Plusieurs hommes politiques ont critiqué les projets du Livre blanc pour une réintégration de la France dans l’OTAN. Jean-Michel Boucheron, député socialiste, a qualifié ces projets d’ « erreur majeure qui consisterait à dissoudre notre identité dans celle d'un Occident mythique et unifié » et «conduirait directement au choc des civilisations et à des conflits majeurs. »

L’ancien premier ministre Alain Juppé, associé politique de l’ex président Jacques Chirac, a accordé une interview au magazine d’information Le Nouvel observateur dans lequel il exprime ses inquiétudes quant à la réintégration de la France dans l’OTAN à un moment où l’Union européenne n’a pas de politique de défense commune. Il a dit : « On nous a dit: 'OK, on va revenir dans l'Otan si l'Europe renforce sa capacité de défense’ [...] Ce qui m'inquiète, c'est que le 'si' a disparu, et le Livre blanc de la Défense est très clair: on réintègre concrètement, et dans le même temps le 'non' irlandais fait que les capacités de progression en matière de défense semblent faibles. »

(Article original en anglais paru le 24 juillet 2008)

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