Philip Agee, ancien agent de la CIA qui avait quitté
l’agence et consacré sa vie à en dénoncer le rôle en matière de
subversion politique, d’assassinat, de torture et de soutien à des
dictatures militaires, est mort à Cuba le 7 janvier. Selon des sources cubaines,
il est mort d’une péritonite suite à une opération pour un ulcère. Il
avait 72 ans.
Agee était entré à la CIA en 1957 à l’âge de 22 ans
après avoir obtenu son diplôme de l’Université Notre-Dame. Il avait travaillé
pour cette agence du renseignement pendant 12 ans, et avait été en poste trois
fois en Amérique latine, en Equateur, Uruguay et au Mexique. Il avait donné sa
démission en 1969, après avoir été témoin du bain de sang, soutenu par les Etats-Unis,
contre des étudiants protestataires, à la veille des jeux olympiques de 1968 à
Mexico.
Après six années passées à écrire un compte-rendu de ses
expériences, à trouver un éditeur qui veuille bien le publier, à échapper aux
tentatives de la CIA pour supprimer ses révélations, Agee a vu son livre Inside
the Company : CIA diary (Journal d’un agent secret) publié
par Penguin Books à Londres. Le livre rend compte, de façon méticuleuse, des
activités de la CIA dans les trois pays d’Amérique latine mentionnés,
ainsi que du recrutement, dans chaque pays, d’agents comme informateurs
de la CIA, de la promotion de médias et de partis politiques de droite, et de
la collaboration étroite avec les forces répressives, de la police comme de
l’armée, dans l’arrestation, la torture et l’assassinat
d’étudiants, de travailleurs et de militants politiques de gauche.
L’ouvrage fourmillede détails sur les méthodes
de la CIA, comporte le nom de code et la description de nombreuses opérations
et fournit en conclusion la liste de près de 250 agents de la CIA, agents
locaux et informateurs, qu’Agee désignait sous leur nom véritable ainsi
que sous leur pseudonyme.
Inside the company fit
l’effet d’une bombe, car il fut publié au moment où de nombreuses révélations
étaient faites sur la responsabilité de la CIA dans des complots
d’assassinats, son implication dans des coups d’Etat militaires tel
le bain de sang de 1973 au Chili et la surveillance illégale de la population
américaine, notamment des personnes qui s’opposaient à la guerre du
Vietnam. Le livre devint un best-seller malgré les efforts du gouvernement
américain d’en bloquer la publication et la distribution, et il suscita un
redoublement d’efforts de la part de militants politiques de gauche pour
révéler au grand jour les opérations de la CIA.
Agee participa à ces efforts en co-sponsorisant Covert
Action Information Bulletin (Bulletin d’information d’actions secrètes),
magazine consacré à révéler au grand jour les activités de la CIA, et en
participant à la rédaction de plusieurs ouvrages qui révélaient le nom de
milliers d’agents de la CIA en Afrique et en Europe de l’ouest. Il
se basa sur sa connaissance des pratiques de la CIA et éplucha des listes de
diplomates et de militaires américains postés à l’étranger pour
identifier ceux qui étaient susceptibles d’être des agents secrets.
Agee avait à cœur d’afficher la motivation
politique qui l’avait fait se retourner ainsi contre l’agence. Il a
toujours soutenu qu’il n’était pas un mercenaire qui était passé de
l’autre côté, chez les staliniens, durant la Guerre froide et il a
publiquement refusé de collaborer avec le KGB soviétique et le DGI cubain. Son objectif
était d’aider à sauver la vie de ceux qui étaient pris pour cibles pour être
tués en masse par l’impérialisme américain et de contribuer à la victoire
de mouvements révolutionnaires populaires. En 1974, il dit au New York Times
à la veille de la publication de Inside the Company, « J’ai
écrit ce livre pour les organisations révolutionnaires aux Etats-Unis, en
Amérique latine et ailleurs. Je l’ai écrit comme une contribution à la
révolution socialiste. »
Avant même la publication de Inside the Company, Agee
avait fait l’objet de menaces de mort de la part de l’appareil des
services secrets américains. Après la publication du livre, il était un homme
marqué, cible à la fois de la CIA et du gouvernement américain. Sous la
pression de Washington, tous les pays, les uns après les autres,
l’expulsèrent ou lui refusèrent le droit d’entrée.
En 1978, le gouvernement travailliste du premier ministre
James Callaghan le déporta suite à ses tentatives de révéler au grand jour le
soutien apporté par la CIA à un parti politique de droite pro-américain en
Jamaïque.
En 1979, le gouvernement Carter avait révoqué son passeport invoquant
des raisons de sécurité nationale. En 1982 le Congrès à majorité démocrate
avait fait voter l’Intelligence Identities Protection Act (loi de
protection de l’identité des agents des services secrets,) rendant illégal
le fait de révéler délibérément l’identité des agents de la CIA, même si
les informations étaient recueillies à partir de sources disponibles au public.
En 1987, Agee publia une étude, On the Run, qui donnait
de plus amples détails sur sa rupture avec la CIA et les efforts de cette
dernière pour se venger. Il avait alors une relation avec une Brésilienne de
gauche qui avait été torturée sous la junte militaire ayant pris le pouvoir en
1964. Même après avoir quitté l’agence, c’est avec difficulté
qu’il prit la décision de révéler au grand jour les opérations de la CIA.
Dans ce livre il écrit: « Les années 70 étaient une
époque où les pires horreurs imaginables se produisaient en Amérique latine, en
Argentine, au Brésil, au Chili, en Uruguay, au Paraguay, au Guatemala et au Salvador.
C’était des dictatures militaires disposant d’escadrons de la mort,
et jouissant du soutien de la CIA et du gouvernement américain. C’est ce
qui m’a motivé à donner tous les noms et à travailler avec des
journalistes qui voulaient tout simplement savoir qui étaient ces agents de la
CIA dans leur pays. »
Dans sa critique de On the Run, publiée dans le New
York Times, Thomas Power écrivit : « Le les activités de M.Agee
ont-elles nui à la CIA ? Cela ne fait aucun doute. La meilleure preuve se
trouve dans son rapport méticuleux des efforts de la CIA pour le convaincre
qu’il n’avait été ni pardonné ni oublié. Ils l’ont suivi dans
ses voyages, ont répandu des rumeurs sur ses soi-disant liens avec le KGB et le
DGI, l’ont encerclé d’agents, ont procédé à des écoutes
téléphoniques et sont même allés jusqu’à lui fournir une machine à écrire
ingénieusement reliée à leur service pour surveiller tout ce qu’il
couchait sur le papier. Le plus difficile fut une période de deux ans, au
milieu des années 70, où la CIA avec l’aide de gens haut placés réussit à
lui interdire le droit de séjour en Grande-Bretagne, en France, en Italie et en
Hollande, espérant apparemment le pousser dans ses derniers retranchements jusqu’à
ce qu’il soit forcé de s’installer dans le bloc soviétique, où sa
véritable allégeance (du point de vue de la CIA) ne ferait plus de
doute. »
Agee survécut à cette campagne et s’installa finalement
à Hambourg en Allemagne, où il vécut avec sa seconde épouse, la danseuse
classique américaine Giselle Roberge Agee. Il maintint aussi un appartement à
la Havane et s’occupa d’une petite agence de voyages promouvant le
tourisme américain à Cuba.
Agee demeura pour le gouvernement américain une cible continuelle
de harcèlement et de diffamation. Une des calomnies les plus notoires fut celle
disant que les révélations d’Agee avaient provoqué l’assassinat de
Richard Welch, chef de la CIA à Athènes, qui avait été tué par balle par une
organisation terroriste grecque en 1975. Le nom de Welch ne figurait pas dans Inside
the Company qui traitait de l’Amérique latine, et on sait aujourd’hui
que son identité avait été révélée par des journalistes locaux d’Athènes.
Cela n’empêcha pas le président George H.W.Bush qui
était directeur de la CIA en 1976 et 1977 d’accuser Agee d’être
responsable de la mort de Welch dans un discours fait en1989 dans les locaux de
la CIA à Langley, en Virginie (dans le bâtiment qui porte à présent son nom.)
Cette calomnie fut reprise par Barbara Bush, ancienne première dame, dans sa
biographie publiée en 1994. Agee avait alors intenté un procès en diffamation
qui avait abouti à un règlement judiciaire dans lequel Mme Bush avait accepté
de retirer son accusation des éditions ultérieures de son livre.
Agee resta jusqu’au bout engagé à dénoncer la CIA, et au
moment de sa mort aurait été en train de travailler à un livre sur les
activités subversives de la CIA au Venezuela. Sa trajectoire fut
singulière : il est l’unique agent secret de la CIA à avoir rompu
avec l’agence par révulsion contre les crimes qu’elle perpétrait et
il eut le courage moral de rendre publique cette rupture au risque d’être
réprimé ou assassiné.
Bien qu’ayant avoué être socialiste, un socialisme qu’il
identifiait à tort à l’Etat cubain, la voix d’Agee était celle
d’une conscience morale indignée plutôt qu’elle n’exprimait
une compréhension de la situation, basée sur des connaissances politiques.Comme
il l’écrivit dans Inside the Company, « Quand je suis entré à
la CIA, je croyais à la nécessité de son existence… Après 12 années à
l’agence, j’ai finalement compris combien de souffrances elle
causait, que des millions de gens de par le monde avaient été tués ou avaient
eu leur vie détruite par la CIA et les institutions qu’elle
soutient. »
Agee écrivit à propos d’un interrogatoire en Uruguay,
qu’il entendit d’une pièce adjacente : « Les gémissements
s’intensifièrent pour se transformer en cris. Je compris alors que nous
écoutions quelqu’un qui était en train d’être torturé… Je
vais entendre cette voix résonner encore longtemps. »
Les crimes révélés au grand jour par Agee et d’autres,
sont tout à fait d’actualité aujourd’hui, où le rôle de la CIA dans
la torture, les prisons secrètes et les détentions illégales, est une fois de
plus sur le devant de la scène.