L’effondrement du système financier américain et mondial,
les liquidations précipitées sur les marchés boursiers internationaux, et les
plans sans précédent du département du Trésor des Etats-Unis et de la Réserve
fédérale consistant à renflouer avec des sommes massives de 700
milliards $ les banques américaines et d’autres institutions financières sont
apparus plutôt brutalement dans la campagne électorale fédérale canadienne la
semaine dernière. La catastrophe financière a sérieusement perturbé les
campagnes organisées d’avance de tous les partis cherchant à obtenir des votes
dans l’élection du 14 octobre.
Même avant la panique financière de la semaine dernière,
une impression d’irréalité entourait les campagnes de tous les participants.
L’élection fut déclenchée par le premier ministre conservateur Stephen Harper
afin d’en finir avec l’élection et obtenir une majorité parlementaire avant que
l’économie canadienne ne s’enfonce dans une récession. Et malgré tout, Harper,
le leader de l’opposition libérale Stéphane Dion et le chef du Nouveau Parti
démocratique (NPD) Jack Layton ont mené des campagnes qui minimisent
incroyablement, ou même ignorent, la crise de l’économie mondiale, une crise
que même les médias de la grande entreprise comparent au krach de Wall Street
de 1929 et à la Grande Dépression.
Les partis, du moins jusqu’aux convulsions financières de
la semaine dernière, étaient satisfaits de manœuvrer pour l’avantage électorale
dans l’une ou l’autre région du pays en faisant des appels réactionnaires de
loi et d’ordre, en proposant diverses taxes et dépenses « ciblées » —
toutes présentées dans le carcan patronal d’un « budget équilibré » —
et mettant l’accent sur les « gaffes » (telles que baptisées par les
médias) de leurs rivaux.
La crise systémique du capitalisme et l’échec évident de
l’idéologie du « libre marché » n’ont pas été les seuls sujets tabous
durant la campagne. Le rôle dirigeant des Forces armées canadiennes (FAC) dans
la guerre en Afghanistan — auquel s’oppose la majorité des Canadiens — n’a été
mentionné qu’à quelques rares occasions. Les libéraux et les conservateurs ne
sont pas désireux de rappeler aux électeurs qu’ils se sont alliés plus tôt
cette année pour s’assurer que les troupes canadiennes poursuivraient la guerre
en Afghanistan jusqu’en 2012. Le NPD, impatient de rassurer l’élite canadienne
qu’il est « responsable », minimise son appel à un retrait rapide des
FAC de la mission de contre-insurrection en Afghanistan.
Mais la réalité peut se faire très insistante. Le
développement de la résistance aux forces d’occupation des Etats-Unis et de
l’OTAN en Afghanistan, et conséquemment l’augmentation du nombre de morts chez
les soldats canadiens et la tentative américaine d’étendre le conflit jusqu’au
Pakistan ont forcé les chefs de parti à parler brièvement de la guerre en
Afghanistan lors des premiers jours de la campagne. De façon similaire,
l’effondrement économique mondial, et les immenses sommes consacrées au
sauvetage, ont forcé les divers candidats électoraux à mettre un instant de
côté leurs présentations bien orchestrées.
Au début de la catastrophe financière qui s’est déclarée à
Wall Street lundi le 15 septembre et qui s’est rapidement propagée aux
portefeuilles des grandes institutions sur la bourse de Toronto sur Bay Street,
Harper a adopté une approche plutôt optimiste. « Je ne crois pas que l’on
devrait penser que la situation est désespérée », a affirmé le premier
ministre. « Je crois personnellement que l’économie canadienne connaîtra
quelques problèmes, mais nous ne sommes pas en récession… Il y a et il y aura
des difficultés dans l’économie mondiale. Au même moment, le Canada n’est pas
dans la même situation que les Etats-Unis. » Dans des paroles empruntées
au candidat républicain à la présidence américaine John McCain, Harper a
ensuite soutenu que l’économie nationale était « fondamentalement
solide ».
Bien évidemment, Harper sait très bien que les
« bases » de l’économie canadienne sont tout sauf solides. Il a
justement provoqué une élection par crainte d’une récession, outrepassant, à un
certain prix politique, sa propre loi qui fixait la prochaine élection en 2009 !
Les ventes de maisons au Canada ont chuté de près de 20
pour cent en août comparativement à un an plus tôt, les ventes de voitures
neuves ont diminué dramatiquement cet été, le secteur manufacturier
(particulièrement en Ontario et au Québec) est décimé par une série de
fermetures d’usines et de mises à pied, les taux d’inflation demeurent élevés,
la croissance stagne, les taux de productivité sont en baisse et la bulle des
produits de base qui a pu soutenir divers instruments financiers a éclaté. Au
même moment, les Etats-Unis sont déjà en récession et cela a des conséquences
majeures pour une économie canadienne dans laquelle les exportations vers les
Etats-Unis forment environ 30 pour cent du PIB.
Et de plus, les banques et autres institutions financières
canadiennes sont, malgré les assertions de Harper, liées à un vaste réseau de
dépendance de crédit et de dette avec Wall Street. Il est tout simplement
mensonger d’affirmer que les institutions financières canadiennes sont peu
exposées à la crise financière américaine.
L’implosion d’un système financier mondial interconnecté
Au cours de la dernière année, des banques, des
investisseurs et d’autres institutions financières du Canada se sont disputés
au sujet d’un plan d’urgence visant à liquider 30 milliards $ de papiers
commerciaux adossés à des actifs (PCAA) dont la valeur s’est effondrée dans la
foulée de l’éruption de la crise des prêts hypothécaires à risque au sud de la
frontière.
La Canadian Imperial Bank of Commerce (CIBC) a rayé de son
bilan 6,8 milliards $ pour la période de neuf mois se terminant le 31
juillet. 3,2 milliards $ supplémentaires ont été perdus par d’autres
banques compétitrices. De plus, la Banque Royale doit plus d’un milliard de
dollars en dédommagements pour son exposition à des « obligations à taux
variable fixé par enchères » presque sans valeur. Et la Banque TD et la
Banque de Montréal possèdent des banques en difficulté aux Etats-Unis.
Les institutions financières canadiennes sont loin de
demeurer spectatrices de la crise financière sur Wall Street. Au contraire,
elles mènent présentement une lutte acharnée pour faire partie du programme de
sauvetage du Trésor américain. (Sous ce plan, les mauvaises créances des
grandes institutions financières américaines sont « nationalisées »
aux frais de la classe ouvrière.)
Selon un article paru mardi dernier dans le National
Post, des lobbyistes représentant le Groupe Financier Banque TD, la Banque
de Montréal, Banque Royale, Financière Manuvie, ainsi que d’autres compagnies
canadiennes, font solidement pression pour que le Congrès américain ne trahisse
pas l’engagement du secrétaire au Trésor Henry Paulson consistant à inclure les
compagnies étrangères dans le sauvetage américain.
La banque centrale du Canada, la Banque du Canada,
travaille étroitement avec la Réserve fédérale américaine et d’autres banques
centrales afin, sans succès jusqu’à maintenant, d’injecter suffisamment de
liquidité dans le système financier mondial pour stopper l’hémorragie.
Le ministre des Finances Jim Flaherty a soutenu que les
institutions financières canadiennes n’avaient pas besoin d’un sauvetage à
l’américaine. Mais lundi, à la suite de la publication d’une déclaration signée
par lui et les autres ministres des Finances du G-7 promettant entreprendre
« toutes actions nécessaires » pour maintenir l’intégrité du système
financier mondial, il a admis que, advenant le cas, le Canada imiterait les
Etats-Unis en retirant « les actifs non liquides déstabilisant les institutions
financières », c’est-à-dire organiser un sauvetage.
Un aspect clé
de la stratégie électorale conservatrice a été de parler des préoccupations
concernant l’état de l’économie. Mais c’est une chose de présenter Harper comme
le dirigeant « prudent et constant » dont le pays à besoin à la
veille d’une période de turbulence économique et de dénigrer le projet de taxe
du « tournant vert » des libéraux « d’expérience risquée » ;
mais c’est une tout autre affaire de concéder le fait que les Canadiens sont
confrontés à une crise historique du système de profit.
De là la
position complexe et contradictoire des conservateurs. Ils appellent à un vote
sur la base qu’ils sont les seuls à pouvoir assurer une « direction
solide » en temps de troubles économiques mondiaux, tout en masquant
systématiquement la fragilité du système économique canadien et mondial.
En vérité les conservateurs cherchent d’abord et avant tout
à convaincre l’élite corporative en demandant à la grande entreprise de se
rallier derrière leur offensive pour l’obtention d’un gouvernement
majoritaire. L’argument implicite est qu’un gouvernement qui n’a pas à aller
en élection avant au moins 2012 sera plus isolé de la pression populaire et
donc dans une meilleure position pour agir brutalement en imposant le fardeau
de la crise économique à la classe ouvrière.
Pour le
souligner, Harper, dans son discours d’ouverture de campagne, a promis que les
conservateurs vont aller de l’avant avec des politiques fiscales destinées à
canaliser une proportion encore plus grande du revenu national vers les
sections les plus privilégiées de la société et à réduire la capacité de l’Etat
à financer les services sociaux et publics.
Les libéraux vont encore plus à droite
L’opposition
du parti libéral a sauté sur les remarques du 15 septembre de Harper selon
lesquelles l’économie serait déjà en récession si cela devait se produire,
notant qu’à d’importants niveaux le rendement de l’économie canadienne a été
pire que celui des Etats-Unis durant 2008. Après avoir parlé de la crise dans le
secteur manufacturier, Dion a même ressuscité le cynique slogan « Emploi,
emploi, emploi » que Jean Chrétien avait employé lorsqu’il avait mené les
Libéraux à la victoire lors de l’élection fédérale de 1993.
Mais, la
réponse des libéraux à l’instabilité économique grandissante et aux critiques
de la classe dirigeante sur leur plan pour utiliser les politiques
« environnementales » afin de renforcer la position compétitive du
capital canadien est d’aller encore plus à droite. Les libéraux se vantent
maintenant que ce sont eux, et non les conservateurs, qui ont imposé les plus
importantes coupures dans les dépenses publiques et les plus grandes baisses
d’impôts corporatifs et des particuliers de l’histoire canadienne.
Assignant à
Bob Rae, l’ancien premier ministre néo-démocrate de l’Ontario et candidat
« vedette » libéral, la tâche de mener le bal contre le programme
économique de Harper, les libéraux ont fait remarquer que leur parti sous Jean
Chrétien et Paul Martin avait coupé dans les dépenses publiques dans les années
1990 à un niveau si draconien qu’un surplus de 13 milliards fut placé à la
disposition du gouvernement Harper. Ils ont ensuite ajouté que le gouvernement
conservateur n’avait pas perdu de temps à « annuler » le surplus avec
son « irresponsable » baisse de deux points de pourcentage de la taxe
sur les biens et services (TPS). (Les économistes de la grande entreprise
favorisent presque universellement les taxes à la consommation, qui incombent
davantage à la classe ouvrière, plutôt que l’imposition des revenus personnels,
des gains en capitaux et des entreprises.)
Lundi, les
libéraux ont annoncé qu’ils élimineraient la taxe que le gouvernement Harper a
imposée (sous une tempête de protestation de la part de Bay Street) sur les « trusts
d’investissement », une nouvelle forme d’organisation corporative inventée
dans le seul but d’échapper à la taxation.
Des ombudsmans et des commissaires pour résoudre une crise historique
Jack Layton,
le chef du NPD, le parti social-démocrate du Canada, a fait seulement des
appels très limités et insipides à la colère populaire liée à l’insécurité
économique et aux inégalités sociales grandissantes. Le NPD de Layton se
présente de plus en plus comme le chien de garde du consommateur, promettant de
réduire les frais bancaires et de nommer un « médiateur pour le prix de
l’essence » et un « commissaire des emplois ».
Répondant à
une déclaration de Harper dans laquelle le premier ministre a défendu
l’élimination des emplois comme le prix à payer pour une économie compétitive
qui fonctionne bien, Layton a admis que tous les emplois ne peuvent être protégés.
Il a ensuite dit que, contrairement aux conservateurs, le NPD va établir un
« commissaire pour les emplois » pour « lutter » contre les
mises à pied.
« Aucun
politicien ne peut garantir des emplois », a dit Layton, « mais ils
peuvent garantir qu’ils vont se battre pour défendre ces emplois. »
En réponse à
la crise du système financier, Layton a déclaré que le NPD favorise une
règlementation accrue et d’autres changements de règlements, comme
l’élimination d’actions sans vote, qui protégerait mieux les investisseurs.
Layton a appelé à une « revue de A à Z » de l’industrie bancaire
canadienne. « Nous devons nous assurer que les institutions financières
sont correctement capitalisées, qu’elles affichent complètement tous leurs
risques aux investisseurs, qu’elles ne substituent pas des faux systèmes
d’évaluation à une gestion véritable de risque et qu’elles fonctionnent avec
soin et prudence. »
Nul besoin de
l’affirmer, Layton et le NPD n’ont pas autant de choses à dire sur
l’irrationalité et les injustices d’un système social dans lequel la vie
socioéconomique est subordonnée à la quête du profit par une minorité.
La demande la plus « radicale » du NPD est de révoquer
le plan systématique de baisses d’impôts pour les entreprises introduites par
le gouvernement Harper. Ces coupes sont les dernières d’une longue série
d’allégements fiscaux aux entreprises, dont plusieurs ont été institués au
niveau provincial par les gouvernements du NPD.
De plus, le NPD propose de redonner la majorité de ce qu’il
prendrait sous forme de subventions pour attirer l’investissement et aider les
compagnies à développer ou adopter des « technologies vertes ».
Une semaine peut être longue en politique bourgeoise. Alors
que les marchés financiers se ralliaient à la fin de la semaine dernière en
réponse à l’annonce de sauvetage par l’administration Bush, les trois partis
principaux ont vite abandonné toute discussion sur la crise financière. Plutôt,
ils ont repris leur petite politique de réconciliation et d’annonces reliées à
tel ou tel « groupe démographique » — presque toujours présentées
sous la forme de courtes phrases à la télévision dans les circonscriptions
qu’ils ont le plus de chance de « saisir » selon divers sondages.
Peu importe la teinte du prochain gouvernement, les
convulsions dans les marchés financiers, qui annoncent une crise systémique du
système capitaliste, auront un impact énormément plus grand sur les véritables
politiques qu’il mettra de l’avant que les différents programmes et plateformes
électorales.
(Article original anglais paru le 24 septembre 2008)