La chronique du 9 septembre de Bob Herbert dans le New
York Times, intitulée « Hold your heads up [relevez la tête] » est une
lamentation sur la lâcheté du libéralismepolitiqueaméricain.
Herbert, lui-même un libéral, est loin d’être le seul
à remarquer la servilité du libéralisme devant la droite du Parti républicain.
La campagne présidentielle actuelle de Barack Obama est un cas d’école
pour ce qui est du manque de principes et de la duplicité.
Herbert écrit, « Les libéraux ont été tellement abattus
par les coups de la droite qu’ils ont tenté de se débarrasser de leur
propre identité, se décrivant eux-mêmes comme tout sauf des libéraux et
espérant obtenir l’approbation des conservateurs en se présentant comme
des ultra-religieux et des amateurs de fusils, pistolets et autres, depuis
toujours.
« Ainsi, nous avons eu Hillary Clinton, ce qui est tout
de même inattendu, qui a fait campagne pour qu’une loi interdise de
brûler des drapeaux ; et Barack Obama, qui s’opposait un temps à la
peine de mort puis qui s’est transformé en quelqu’un qui ne se
contente pas de la défendre, mais qui voudrait l’appliquer dans des cas
où il n’y a pas même eu d’homicide. »
Une question se pose avec évidence après la description
donnée par Herbert d’un libéralisme prostré et d’un Parti démocrate
apathique (et une question que se posent des dizaines de millions de personnes
dans le monde qui détestent l’administration Bush) : pourquoi ?
Pourquoi le libéralisme américain est-il incapable de mener une lutte contre la
droite ? Ou, pour employer les mots d’Herbert, « Pourquoi les
libéraux ne montent-ils pas au créneau contre ces absurdités, je ne le sais pas. »
Mais Herbert ne s’embarrasse pas plus de cette
question. Il la laisse de côté en levant les bras au ciel et change de sujet,
passant à l’histoire. S’adressant à ses compagnons libéraux, il
présente une version de l’histoire dans laquelle le libéralisme a été
l’unique moteur du réformisme social.
Il révèle ainsi une sérieuse méconnaissance de
l’histoire des États-Unis. Herbert omet les éléments les plus importants
du développement historique : l’influence des changements
économiques et sociaux et le rôle central des luttes indépendantes de la classe
ouvrière.
Selon Herbert, les libéraux « depuis les présidents les
plus puissants jusqu’aux plus humbles manifestants et organisateurs »
ont été à l'origine de, entre autres choses, la sécurité sociale, l’assurance
maladie, l’assistance publique, le mouvement des droits civiques et la
fin de la ségrégation, se battant toujours bec et ongles contre les
conservateurs. Qu’est-il advenu de cet âge d’or ? semble
demander Herbert.
En fait, cet âge d’or n’a jamais existé. Les
réalisations réformistes limitées dont parle Herbert n’étaient pas dues
au libéralisme, mais aux grandes luttes sociales de la classe ouvrière
auxquelles le libéralisme, dans des conditions historiques précises,
s’est adapté et a fait des concessions en renâclant.
De ses origines jusqu'à la fin du 18e siècle et
au début du 19e, en Europe et aux États-Unis, le libéralisme a été
l’idéologie de la bourgeoisie. Sa légitimité politique initiale reposait
sur son engagement à parler au nom des éléments productifs de toute la nation
– ce que l’on appelait en France le « Tiers-état »
constitué de la bourgeoisie, des paysans et des ouvriers – unis dans la
révolution sociale contre les éléments féodaux de la société : la royauté,
le clergé et la noblesse. Cependant, en dépit de ses prétentions, le
libéralisme a, dès le début, exprimé en politique et en économie les objectifs
de la bourgeoisie. En pratique, cela a entraîné la domination de l’Etat
par le capitalisme, la fin des obstacles féodaux au marché capitaliste, et la
subordination de la classe ouvrière.
Contrairement à ce qui s’est produit dans les nations
européennes, le libéralisme aux États-Unis durant le 19e siècle et
la première moitié du 20e a progressivement adopté un ton
social-réformiste. Après la défaite du Sud dans la guerre civile, la vision
libérale du marché national a triomphé.
Ce n’était pas exactement un « marché libre »,
mais la protection et la domination du marché intérieur par le capitalisme
américain. Pourtant l’influence politique du libéralisme sur les classes
moyennes– petits paysans, commerçants, travailleurs indépendants –
lui a permis de se présenter comme le défenseur de la démocratie face à la
tyrannie du marché, une tendance qui s’est manifestée dans le mouvement populiste
des paysans en 1890 et dans le mouvement progressiste du début du vingtième
siècle, dont les rangs étaient majoritairement composés d’artisans, de travailleurs
indépendants des classes moyennes et d’experts techniques.
En même temps, le libéralisme réagissait avec hostilité au
développement de la classe ouvrière, à ses grèves de grande envergure, au
mouvement syndical et aux luttes socialistes qui se sont développées des années
1870 aux années 1930, et ont constitué un sérieux défi adressé à la bourgeoisie
en remettant en question son contrôle politique. La réponse privilégiée par
l’état libéral à ce défi de la part de la classe ouvrière a été la
force : l’utilisation des gardes privés, des briseurs de grève, de
la police, des milices et des tribunaux pour écraser les grèves et emprisonner,
terroriser et tuer les dirigeants de la classe ouvrière. La lutte des classes
aux États-Unis à cette période a été parmi les plus sanglantes du monde.
Il ne faut pas oublier que c’est l’icône
libérale Woodrow Wilson qui a fait emprisonner le meneur du socialisme
américain, Eugene Debs, alors un homme âgé, parce qu’il s’était
opposé à l’entrée des États-Unis dans la première guerre mondiale.
L’administration Wilson a lancé la première campagne de calomnies contre
les « rouges » dans la foulée de la guerre, elle a emprisonné et
expulsé des milliers d’immigrés de gauche.
Cependant, en s’appuyant sur ses éléments
démocratiques, le libéralisme a utilisé la carotte autant que le bâton,
présentant un programme réformiste limité – de plus en plus par l'intermédiaire
du Parti démocrate – et en s’appuyant sur les éléments de la classe
moyenne pour établir sa base sociale.
Durant la grande dépression des années 1930, le capitalisme
américain devait faire face à une crise mortelle. Les travailleurs ont mené de
grandes luttes pour le droit de se syndiquer et de grandes grèves, très souvent
organisées par des socialistes et des communistes. En tant qu'idéologie, le
socialisme avait une influence importante sur les idées des travailleurs, des
intellectuels et des artistes. Dans ces conditions, – la force de
plus en plus organisée de la classe ouvrière, la menace que constituaient le
socialisme et le désastre économique de la Grande Dépression – Franklin
Delano Roosevelt traîna la classe dirigeante, qui freinait des quatre fers, sur
la voie d'un réformisme très limité.
À l'apogée de cette crise, la faillite du libéralisme a été
exposée par son meilleur philosophe et intellectuel, John Dewey, qui a écrit
une série d'exposés décrivant sa contradiction indépassable – entre la « liberté »
économique des capitalistes monopolistes d'exploiter et la liberté des masses
de vivre une vie pleine et entière. Ce que Dewey décrivait était en essence la
polarisation du Tiers-état, c'est-à-dire la fin de la prétention de la
bourgeoisie à parler au nom de toute la nation.
Dewey admettait que « l'effondrement tragique de la
démocratie est dû au fait que l'assimilation de la liberté avec le maximum
d'actions individuelles sans entraves dans la sphère économique, dans le cadre
des institutions de la finance capitaliste, est aussi néfaste pour la
réalisation de la liberté pour tous qu'elle l'est pour la réalisation de
l'égalité. » Dewey arrivait à envisager un libéralisme sorti de ce
dilemme, il proposait un système de propriété publique, mais il n'admettait pas
l'existence d'une lutte des classes et était opposé au mouvement indépendant de
la classe ouvrière. Ses plans n'ont jamais quitté la planche à dessins.
Il y a une ironie monumentale dans la chronique d'Herbert.
Il se lamente sur le climat politique réactionnaire devant lequel les
politiciens démocrates comme Obama et Clinton courbent l'échine. Mais ce climat
de réaction et d'ignorance est la conséquence finale d'un processus que le
libéralisme à lui-même mis en marche par l'hystérie anticommuniste de la fin
des années 1940 et des débuts des années 1950.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le libéralisme
américain s'est retourné contre ses alliés du Parti communiste stalinien et a
commencé une purge des éléments de gauche dans le gouvernement, les
organisations ouvrières, la culture et à l'université.
Ce n'était pas parce que le libéralisme était soudainement
pris de dégoût envers les crimes de Staline. Au contraire, durant les
purges sanglantes de la fin des années 1930, lors desquelles Staline avait
exterminé toute la génération révolutionnaire de l'Union soviétique, le
libéralisme américain – y compris ses porte-étendards journalistiques, le
Nation et le New Republic – avaient défendu Staline et ses
procès truqués.
Ce sont les intérêts impérialistes des États-Unis qui
avaient changé. Le libéralisme et le Parti démocrate ont rompu leur alliance
avec le Parti communiste et ses compagnons de route parce que l'Union
Soviétique était devenue le principal obstacle à la libre projection de
l'impérialisme américain sur tous les continents. Ce changement a pris Staline
et le Parti communiste des États-Unis au dépourvu. Comme preuve de leur bonne
foi, ils ont mené à bien une subordination de la classe ouvrière à la
bourgeoisie à la manière de ce qu'avait été le Front populaire sous Roosevelt,
alors même que les alliances politiques antérieures étaient en train de
s'effondrer tout autour d'eux.
Le président Harry Truman, une autre icône du libéralisme, a
lancé une nouvelle campagne de calomnies contre les « rouges » en
1948, pour pouvoir écraser l'opposition intérieure au programme de
l'impérialisme mondial américain et pour mater la classe ouvrière américaine,
laquelle émergeait de la période de l'immédiat après-guerre plus combative que
jamais. Une section substantielle de l'intelligentsia libérale s'adapta à la « terreur
rouge » et apporta sa contribution idéologique au projet de l'impérialisme
américain, beaucoup d'entre eux ont rejoint le Comité américain pour la liberté
culturelle, qui était associé au Congrès de la liberté culturelle financé par
la CIA. Le rôle de ces organisations était de fournir une légitimité
intellectuelle à l'anticommunisme, qui avait jusque-là été considéré comme un
point de vue marginal et réactionnaire.
L'enrôlement des intellectuels libéraux n'était pas un
hasard. Il reflétait leur position de classe et la richesse extraordinaire du
capitalisme américain, qui s'activait à acheter des intellectuels dans les
bureaucraties étatiques, à saturer d'argent les universités, et à fonder des« think tanks » (groupes de réflexion) et des
fondations anticommunistes.
La campagne anticommuniste créa une atmosphère culturelle et
intellectuelle délétère. Elle faisait appel aux plus bas instincts de la population
– l’arriération culturelle, l'ignorance, les superstitions
religieuses, la haine et la peur. L'anticommunisme devint rapidement la
religion séculaire des États-Unis.
Ces caractéristiques réactionnaires de la vie politique
officielle n'ont fait que se renforcer tout au long des 60 dernières années. Le
résultat peut en être observé dans l'élection présidentielle actuelle, Barack
Obama et les éléments libéraux des médias d'information ne peuvent s'en prendre
ouvertement aux conceptions politiques théo-fascistes de Sarah Palin, la
candidate républicaine à la vice-présidence, de peur d'entraîner une tempête de
condamnations publiques à leur égard.
Quant aux lois sur les droits civiques des années 1950 et
1960, qui ont été adoptées dans le contexte de la Guerre froide et donc d'une
compétition avec l'Union soviétique pour gagner de l'influence dans le tiers
monde, l'histoire a démontré que les présidents libéraux de l'époque –
Truman (démocrate), Dwight Eisenhower (républicain), John Kennedy (démocrate)
et Lyndon Johnson (démocrate) – n'ont accédé à certaines des demandes de
ce mouvement largement composé de noirs pauvres du Sud qu'à contrecœur.
Les réformes des droits civiques n'ont principalement concerné que l'oppression
légale ou quasi-légale de la population noire du Sud et n'ont pas touché les
questions d'égalité sociale et économique qui animaient le mouvement pour la
liberté.
La tentative du libéralisme de trouver un équilibre entre un
réformisme limité, aux États-Unis, et l'impérialisme, à l'étranger, se termina
lors de la guerre du Vietnam et des émeutes urbaines de la fin des années 1960
sous l'administration Johnson. Elle était tombée sous les coups des
contradictions que Dewey avait étudié dans les années 1930. Elle ne pouvait pas
réduire la fracture entre les conceptions monopolistiques des nantis – le
projet impérialiste – et les besoins sociaux de la classe ouvrière
– le projet de réformisme social.
Ensuite, et avant même que les flammes de 1968 ne soient
éteintes, le déclin économique des États-Unis au cours des années 1970, dû à la
guerre du Vietnam et à la réapparition de leurs rivaux capitalistes, a
fragilisé les fondements des réformes économiques. Ces réformes n'avaient été
rendues possibles que par l'expansion des forces productives entre les années
1940 et 1960.
L'effondrement du réformisme libéral et sa faillite
intellectuelle exhibée dans la chronique d'Herbert, est la conséquence de longs
processus historiques. Le libéralisme n'a jamais été une tendance qui mettait
en avant les besoins de la classe ouvrière. Au vingtième siècle, il a plutôt
cherché à repousser les changements fondamentaux à travers un timide agenda
réformiste afin de mieux atteindre les objectifs impérialistes du capitalisme
américain. Ce numéro d’équilibriste s'est révélé irréalisable.
(Article original paru en anglais le 19 septembre 2008)