En
juillet dernier, la direction du Journal de Montréal, qui tient ses
253 employés en lock-out depuis plus de 550 jours, a mis à pied 9
travailleurs et suspendu 115 autres pour une durée variant d'une
semaine à un an. Cette décision intervient après un jugement rendu
par la Cour supérieure le mois précédent qui a trouvé ces
employés coupables d'outrage au tribunal pour avoir participé en
juillet 2009 à une occupation de la salle de rédaction du
journal en dépit d'une injonction.
Quelque
temps avant ces derniers développements, des reporters du World
Socialist Web Site ont visité les lignes de piquetage et discuté
avec les travailleurs présents de la nécessité d'adopter une
nouvelle perspective politique pour éviter une défaite. Ceci
devient encore plus urgent avec la nouvelle attaque lancée contre
les travailleurs par la direction du Journal. Le texte qui suit est
un compte-rendu de la visite du WSWS.
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* *
Le
Journal de Montréal est un quotidien appartenant à Quebecor - un
des plus importants conglomérats médiatiques au Canada - qui
tente d'influencer la politique québécoise en servant de
porte-voix aux sections les plus à droite de l'élite dirigeante
au Québec. Le Journal continue d'être publié à l'aide de
plusieurs moyens orchestrés par sa direction, avec le plein soutien
du système judiciaire. L'un de ces moyens est la « convergence
de l'information » provenant de ses autres entités
d'information comme Canoë, le Journal de Québec, 24 heures, et
l'agence de presse QMI (Quebecor Media Inc.).
Des travailleurs en lock-out du Journal de Montréal sur les lignes de piquetage
Selon
un travailleur rencontré sur les lignes de piquetage : « La
direction utilise son agence de presse, Quebecor Média Inc., comme
organe central de toute l'information des médias de Quebecor pour
ensuite redistribuer le contenu aux entités. Le Journal de Montréal
est le principal fournisseur d'information de Quebecor ». Les
journalistes du Journal s'opposent à ce que Quebecor utilise leurs
articles sur toute sa chaine de publication sans compensation
supplémentaire. Ils sont allés en cour sur cette question, mais
leur requête a été rejetée sous le prétexte que d'autres
agences de ce type existent, comme l'Agence de presse canadienne.
Les travailleurs ont fait appel de ce jugement.
Un
travailleur interrogé a souligné que « la direction
était moins hostile aux travailleurs lorsqu'ils nous côtoyaient
quotidiennement au journal, mais leur vraie nature sort au grand jour
maintenant que le conflit est enclenché ».
Des
travailleurs ont aussi expliqué que la direction aurait eu recours
aux services de briseurs de grève depuis le début du conflit. « Le
syndicat a déposé une plainte devant la commission des relations de
travail relativement à l'utilisation de briseurs de grève, mais
elle fut rejetée car la loi ne prévoit pas qu'un individu puisse
travailler à l'extérieur de l'établissement grâce aux
nouvelles technologies (Internet) ». Autrement dit, les
entreprises peuvent utiliser les moyens modernes de communication
pour contourner à volonté la loi anti-briseurs de grève.
L'impression
du Journal de Montréal se fait également à l'extérieur de
l'établissement. Comme l'a expliqué un employé en
lock-out : « Ceux qui impriment sont des travailleurs
syndiqués, les anciens pressiers qui travaillaient ici à Montréal,
dans la bâtisse du journal, mais qui travaillent maintenant à
Mirabel depuis que la production a déménagé ». Les pressiers
du Journal font partie d'un autre syndicat, dont la direction
décide consciemment de ne pas soutenir les membres du STIJM
(Syndicat des travailleurs à l'information du Journal de Montréal,
affilié à la CSN) en lock-out.
Depuis
le début du conflit, les travailleurs du Journal de Montréal sont
confinés à manifester selon les règles de leur employeur et de la
Cour. À cet égard, une travailleuse a mentionné : « Il
y a des gardiens de sécurité et des voitures qui nous suivent. Il y
a eu une injonction nous interdisant de faire du piquetage à moins
de 50 mètres du Journal. Il y a une limite sur le nombre d'endroits
pour faire du piquetage. C'est interdit de faire du piquetage à
moins de 50 mètres devant les annonceurs du Journal et il est
interdit d'être plus que deux. »
Le
lock-out a été déclenché par Quebecor après que les travailleurs
aient rejeté ses demandes draconiennes visant à augmenter de
25 pour cent le nombre d'heures travaillées sans compensation
salariale aux travailleurs ; réduire de 20 pour cent les
avantages sociaux; couper plus de 75 postes ; introduire la
sous-traitance dans toutes les tâches ; et publier les articles
des journalistes et chroniqueurs dans tout l'éventail de
publication du conglomérat sans compensation additionnelle pour les
auteurs.
La
veille de la visite du WSWS, les travailleurs du Journal de Montréal
manifestaient devant les bureaux de Quebecor où se tenait une
assemblée annuelle des actionnaires qui a vu le PDG de Quebecor,
Pierre-Karl Péladeau, annoncer une augmentation de 5 pour cent
du chiffre d'affaires pour le premier trimestre 2010,
comparativement à la même période l'année dernière. Selon le
site branchez-vous.com : « Le secteur médias
d'information à lui seul a enregistré une hausse de 34,7 pour cent
de son bénéfice d'exploitation. Pour le conglomérat médiatique
ces gains sont le fruit des mesures de restructuration, dont
l'intégration opérationnelle de Canoë à Corporation Sun Media et
le déploiement d'Agence QMI ».
Questionné
sur les coupures que Quebecor impose aux travailleurs du Journal de
Montréal, un travailleur a mentionné qu'il « trouve
immoral et ne comprend pas qu'une entreprise, qui est une machine à
imprimer de l'argent (en parlant du Journal de Montréal), puisse
mener une telle attaque sur ses employés ».
Jusqu'à
présent, sa « restructuration » a permis à Quebecor
d'augmenter ses revenus par la suppression d'emplois, dont 600 à
sa filiale Sun Media et près d'une vingtaine au journal le Réveil,
par une augmentation des heures de travail au Journal de Québec et
par le lock-out et les récentes mises à pied au Journal de
Montréal. Péladeau a déclaré à cet effet qu'« une
nouvelle philosophie d'entreprise doit prévaloir si nous voulons
sauver à terme notre activité historique de presse écrite ».
Questionné
sur la stratégie avancée par le syndicat de faire appel au
gouvernement afin de régler le conflit au Journal de Montréal, un
travailleur voyait en cela une bonne façon de ramener l'employeur
à la table de négociation. Il a dit : « Le conflit ne
touche pas les autres travailleurs et je comprends que les
travailleurs, membres de différents syndicats, ne pouvaient arrêter
de travailler pour soutenir notre lutte. Je trouve l'idée de faire
un appel à la grève générale au Québec fort sympathique, mais
impossible et irréalisable ».
Ce
commentaire montre à quel point la direction du STIJM et de la CSN,
qui tente depuis le début du conflit d'isoler la lutte de ses
membres et d'éviter tout appel à un appui plus large des
travailleurs, sème la confusion et la démoralisation dans ses
propres rangs. Le fait est que les mesures draconiennes dont sont
victimes les employés du Journal font partie d'un assaut
généralisé de la classe dirigeante sur les travailleurs. Par
exemple, le gouvernement Charest a récemment déposé un des budgets
les plus austères et les plus à droite au Québec depuis la
Deuxième Guerre mondiale. Dans ces conditions, un appel des
travailleurs du Journal de Montréal à l'ensemble de la classe
ouvrière aurait un puissant écho.
Le
syndicat a plutôt fait appel aux actionnaires de Quebecor -
ceux-là mêmes qui profitent des attaques drastiques contre les
travailleurs - pour qu'ils fassent pression sur l'entreprise
pour la reprise des négociations.
Lorsque
les reporters du WSWS ont souligné que Péladeau désirait casser le
syndicat pour mener des attaques encore plus drastiques contre les
travailleurs, un employé interviewé a acquiescé, tout en ajoutant
que « Péladeau est un cas isolé. Suite à ses propos
anti-syndicalistes présentés dans une lettre ouverte il y a
quelques mois, il s'est fait remettre à sa place par des gens très
influents, par les patrons du Québec Inc. ».
Il
est vrai que les patrons du « Québec Inc. »
reconnaissent dans leur grande majorité le rôle clé qu'ont
historiquement joué les syndicats pour imposer la paix industrielle
et sociale au Québec en étouffant les luttes de leurs membres. Mais
ils débattent entre eux sur la meilleure manière d'intensifier
l'attaque sur la classe ouvrière. Une section trouve plus sage de
continuer à utiliser les services de la bureaucratie syndicale pour
imposer les coupes encore plus draconiennes qu'exige un système
capitaliste en crise terminale. Une autre section, représentée par
les « lucides » (un groupe d'anciens politiciens et
hommes d'affaires retraités très influents au Québec), pousse le
gouvernement à adopter une ligne beaucoup plus dure à l'égard
des travailleurs et des services publics, et à écarter au passage
les syndicats.
Péladeau
fait partie de ce second courant, qui est loin d'être marginal,
comme en témoigne l'appui qu'a recueilli le récent budget de
droite du gouvernement Charest dans tout l'establishment politique
et médiatique.
Les
chefs syndicaux du STIJM et de la CSN présentent Péladeau comme un
« mauvais » capitaliste, non pas parce qu'il attaque
sans cesse les intérêts des travailleurs, mais parce qu'il
attaque la position historique privilégiée qu'occupent les
syndicats dans le processus de négociations et dans le système
d'organisation tripartite syndicat-patronat-gouvernement.
La
dernière année et demie passée en lock-out a démontré le courage
et la combativité des travailleurs du Journal de Montréal. Les
récentes mises à pied et suspensions orchestrées par Quebecor sont
un nouvel acte de provocation. La complicité de la Cour dans cette
campagne visant à imposer un recul considérable des conditions de
travail démontre que les travailleurs en lock-out font face à une
lutte politique.
Pour
éviter la défaite, ils doivent bâtir un comité de lutte
indépendant de l'appareil syndical et lancer un large appel aux
travailleurs de toute la province en faveur d'une contre-offensive
commune contre les compressions salariales, la destruction des
emplois et le démantèlement des services publics.