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Les vrais enjeux de l’intervention canadienne en Afghanistan

Par Richard Dufour
2 février 2010

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Ce qui suit est le texte du rapport principal donné à une réunion publique organisée à Montréal, le 26 janvier dernier, par l’Internationale étudiante pour l’égalité sociale.

Le 30 décembre dernier, le gouvernement conservateur a suspendu le Parlement canadien pour mettre fin aux travaux du comité spécial sur l’Afghanistan et éviter ainsi de nouvelles révélations sur la complicité d’Ottawa dans la torture de prisonniers transférés aux autorités afghanes.

Parmi ces révélations, il y a eu le témoignage de Richard Colvin, diplomate canadien de haut rang, qui a été en poste en Afghanistan durant 17 mois entre 2006 et 2007. Colvin a expliqué comment ses supérieurs ont d’abord ignoré ses avertissements répétés que les prisonniers transférés au gouvernement afghan par les Forces armées canadiennes étaient victimes de mauvais traitements et de torture. Ensuite, Ottawa a cherché à le faire taire ou à limiter ce qu’il pouvait déclarer publiquement.

« Beaucoup d’entre eux n’étaient que des gens du coin », a fait savoir Colvin dans son témoignage sur les prisonniers transférés. « Des fermiers, des camionneurs, des tailleurs, des paysans… totalement innocents, mais qui ont tout de même été capturés. » Sa conclusion était que « nous avons détenu et envoyé à la torture plusieurs innocents. »

Selon les Conventions de Genève, c’est un crime de guerre de transférer des prisonniers sachant qu’ils pourraient être torturés.

La complicité du Canada dans la torture – et on pourrait citer d’autres cas comme celui de Maher Arar – démontre que l’intervention canadienne en Afghanistan n’a rien à voir avec une lutte pour la démocratie.

Menace sur les droits démocratiques

D’autre part, la manière utilisée par le gouvernement Harper pour essayer de camoufler la face répugnante de la « mission afghane » fait ressortir le lien étroit qui existe entre le tournant militariste du Canada et la menace qui pèse sur les droits démocratiques des Canadiens. 

Dans un éditorial publié le 23 janvier, le Globe and Mail, porte-parole de l’élite financière canadienne et fervent partisan de la guerre en Afghanistan, a commencé par rappeler la longue lutte menée contre les pouvoirs arbitraires de la couronne. Il a ensuite lancé cet avertissement : « Une nouvelle lutte pour les droits parlementaires a commencé. Cette fois, c’est le premier ministre qui manipule des pouvoirs qui pourraient faire de lui un autocrate. »

L’équipe éditoriale du Globe, rappelons-le, a applaudi Harper en décembre 2008, il y a à peine un an, lorsque son gouvernement a recouru aux pouvoirs extraordinaires de la gouverneure générale pour proroger une première fois le parlement et éviter un vote de non-confiance. Cette mesure, largement soutenue par la classe dirigeante, était, plus encore que la récente prorogation, une violation flagrante des normes démocratiques et de l’histoire parlementaire.

Si le Globe critique Harper aujourd’hui, c’est du point de vue de l’establishment, qui est tout à fait disposé à tolérer une remise en cause des normes parlementaires traditionnelles, mais seulement en cas de crise majeure et non pas pour simplement se sortir d’une mauvaise passe politique.

La référence à un régime « autocrate », contenue dans l’éditorial du Globe, n’en demeure pas moins une claire indication du tournant en cours vers des méthodes anti-démocratiques de gouvernement.

De telles méthodes deviennent nécessaires dans un contexte où les intérêts économiques et géopolitiques de la classe dirigeante entrent ouvertement en conflit avec les besoins des travailleurs et des gens ordinaires.

Retour aux traditions militaristes

Ce conflit est particulièrement visible sur la question de l’Afghanistan : alors qu’une majorité de la population est favorable à un retrait des troupes canadiennes, tout l’establishment y compris les partis d’opposition et les grands médias – soutient vigoureusement la plus importante opération militaire du Canada depuis un demi-siècle.

C’est ce qui a fait voler en éclats l’illusion, alimentée pendant des décennies, que l’harmonie sociale règne au pays et qu’à l’extérieur le Canada agit comme une force pacifique.

Le gouvernement conservateur, poursuivant sur la lancée des libéraux, a déchiré le masque de « gardien de la paix » du Canada pour remettre au premier plan ses traditions militaristes.

Dans un discours prononcé en 2006 à Calgary en présence de l’ambassadeur américain, le premier ministre Harper a souligné que son gouvernement voulait faire du Canada un « chef de file » sur la scène internationale. Il a déclaré : « Nous voulons faire en sorte que notre pays soit en mesure de préserver notre identité et notre souveraineté, de protéger nos intérêts cruciaux et de défendre nos valeurs les plus importantes dans le monde. »

En clair, Harper veut faire de l’armée canadienne une force meurtrière que les autres puissances doivent prendre en compte. Il espère ainsi tailler une place au grand capital canadien dans le partage du butin néocolonial.

Mais pour que le Canada puisse avoir sa part dans le pillage des ressources de la planète, sa classe dirigeante doit surmonter l’opposition latente, mais profonde, de la population à ses aventures militaires. Cela requiert une rupture décisive avec l’aura pacifiste dont s’est entouré le Canada durant la période de la guerre froide.

Dans son discours de Calgary, Harper a fait mention spéciale de la crête de Vimy dans le Nord de la France. Il a indiqué qu’elle fut « le théâtre de certains des pires combats de la Première Guerre mondiale ». Effectivement, les troupes canadiennes y ont joué un rôle de premier plan, signant en quelque sorte dans le sang le nouveau statut qu’acquérait par là le Canada en tant que puissance impérialiste.

L’élite dirigeante canadienne espère faire jouer un rôle similaire à son intervention en Afghanistan, lancée sous l’égide de l’OTAN au nom de la lutte au terrorisme.

La véritable nature de cette intervention est illustrée de mille façons : complicité dans la torture ; frappes aériennes en plein cœur de quartiers fortement peuplés ; soutien du régime corrompu de Karzaï ; et maintien d’une majorité de la population dans la plus grande pauvreté.

Causes profondes de la guerre

Washington a lancé la guerre en Afghanistan en octobre 2001 dans le cadre de sa campagne pour faire valoir les vastes intérêts de l'élite dirigeante américaine à travers le monde. L'effondrement de l'Union soviétique, dix ans plus tôt, avait créé un vide politique en Asie centrale, région qui constitue le deuxième plus important bassin recensé de pétrole et de gaz naturel au monde.

Dans une déclaration publiée le 9 octobre 2001 sous le titre, « Pourquoi on s’oppose à la guerre en Afghanistan », le WSWS a expliqué ceci :

« La région de la Mer Caspienne, à qui l'Afghanistan fournit un accès stratégique, renferme environ 270 milliards de barils de pétrole, soit 20 pour cent des réserves recensées dans le monde. Elle contient aussi 20 milliards de mètres cube de gaz naturel, soit environ un huitième des réserves de gaz de la planète. 

« Ces ressources critiques sont situées dans la région politiquement la plus instable du monde. En attaquant l'Afghanistan, en installant un régime soumis et en amenant de grandes forces militaires dans la région, les États-Unis cherchent à établir un nouveau cadre politique au sein duquel ils peuvent exercer un contrôle hégémonique. »

Un coup d’œil sur une carte de la région permet d’apprécier l’importance stratégique de l’Afghanistan. Ses pays frontaliers sont les suivants :

* au nord : les anciennes républiques soviétiques du Turkménistan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan. Le Turkménistan, en particulier, dispose d’importants, et très convoités, gisements de gaz naturel. Les États-Unis ont érigé un réseau de bases militaires dans cette région historiquement considérée par la Russie comme étant sa cour arrière, ce à quoi s’oppose ouvertement Washington aujourd’hui. La guerre Russie-Géorgie de l’été 2008 – après que la Géorgie ait envahi avec le soutien américain la région séparatiste pro-russe de l’Ossétie du Sud – montre bien l’instabilité de la région.

* à l’ouest :  l’Iran, une puissance régionale que les États-Unis considèrent comme un obstacle à leurs visées hégémoniques. Sous le couvert de l’ONU et avec le soutien européen et canadien, Washington accuse aujourd’hui l’Iran de camoufler un programme militaire derrière son projet nucléaire civil. Cette accusation, qui n’est accompagnée d’aucune preuve tangible, ressemble dangereusement à la campagne du Gros Mensonge utilisée pour justifier la guerre en Irak : les fameuses armes de destruction massive, qui n’ont jamais existé.

* au sud, le Pakistan. Les services secrets pakistanais entretiennent des liens de longue date avec les forces talibanes de l’Afghanistan, comme contrepoids au rival stratégique qu’est l’Inde. Les liens tribaux sont aussi très forts entre les deux pays : les pachtounes, ethnie majoritaire de l’Afghanistan, sont très présents des deux côtés de la frontière. Le Pakistan est maintenant soumis à une intense pression pour qu’il emploie la force militaire contre ses vieux alliés de la mouvance islamique, à défaut de quoi les États-Unis menacent d’intervenir militairement sur le territoire du Pakistan.  En fait, c’est déjà commencé : les médias parlent de plus en plus de la guerre AfPak, qui est en train de déstabiliser un pays de 170 millions d’habitants, doté par ailleurs de l’armée nucléaire.

* à l’est : la Chine, sans doute à l’heure actuelle, la principale rivale stratégique des États-Unis sur la scène mondiale qui convoite, elle aussi, les ressources énergétiques de l’Asie centrale. La Chine représente aujourd’hui la deuxième plus grande économie nationale, et vient de dépasser l’Allemagne comme le premier pays exportateur dans le monde. Le surplus du compte courant de la Chine est de loin le plus important au monde, et il en est de même pour ses réserves en monnaie étrangère, dont mille milliards de dollars détenus sur la dette américaine.

Si, sur cette carte, on superpose le tracé des projets de pipeline pour le transport du gaz turkmène et du pétrole de la mer Caspienne, on voit un entrecroisement de lignes en Afghanistan et autour de l’Afghanistan. Les véritables enjeux, économiques et géopolitiques, de la guerre en Afghanistan sautent alors aux yeux.

Et combien ridicule et pathétique sonne tout le bavardage des médias et des politiciens sur la supposée lutte contre le terrorisme et pour la démocratie, alors qu’ils taisent le fait historique que c’est Washington qui a armé et soutenu les forces islamiques en Afghanistan pour combattre les soviétiques. La guerre en Afghanistan paraît pour ce qu’elle est : une guerre impérialiste pour le contrôle des ressources énergétiques vitales et la poursuite des intérêts géostratégiques des grandes puissances.

Déclin historique des États-Unis

Le recours croissant des États-Unis à la force – suivis en cela par l’Europe et le Canada – n’est pas un signe de force, mais de grande faiblesse.

Depuis près de quatre décennies, les États-Unis sont en déclin permanent. Ils sont passés durant cette période du plus important créditeur au plus grand débiteur au monde. La position du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale est de plus en plus menacée.

Mais l’appétit de la classe dirigeante américaine n’a pas diminué pour autant.  Si elle ne peut plus continuer à dominer le monde sur la base de sa force économique, elle cherchera à le faire par les armes. Elle mise sur sa supériorité militaire par rapport à ses rivales : l’écart s’amenuise, mais pas au même rythme que son déclin économique.

Fait à noter, l’escalade du militarisme américain s’est poursuivie de plus belle sous l’administration Obama, qui a annoncé décembre dernier le déploiement en Afghanistan de 30.000 soldats en renforts, portant leur effectif total dans ce pays à plus de 100.000 hommes. Dans son discours de réception du prix Nobel, Obama a clairement fait savoir que les États-Unis n’allaient tolérer aucune restriction à la défense implacable de leurs propres intérêts, et ce, dans tous les coins du globe.

Quels que soient les espoirs de l’élite dirigeante américaine, toutefois, l’idée qu’elle peut renverser son déclin économique par l’usage de la force militaire s’avère futile et catastrophique. 

En Irak, après avoir massacré plus d’un million de gens et détruit ce qui était autrefois une société moderne, les États-Unis n’ont réussi à établir qu’un régime fantoche et instable, qui balance entre des rivalités sectaires menaçant continuellement de dégénérer en guerre civile.

En Afghanistan, plus de huit ans de guerre ont produit un régime tout aussi instable et une situation pour l’impérialisme américain qui ressemble de plus en plus au bourbier du Vietnam. Un danger similaire guette le Canada. C’est la raison sous-jacente de la fermeture précipitée du Parlement par Harper dans une tentative désespérée – et combien téméraire – de détourner l’attention publique de la question afghane.

Malgré ces sérieux revers, l’option militaire ne sera pas pour autant écartée. Après l’envoi de renforts en Afghanistan et l’extension de la guerre au Pakistan, l’administration Obama a ajouté le Yémen sur la liste des pays ciblés par Washington. Et elle multiplie les menaces de sanctions contre l’Iran et les allégations incendiaires sur son supposé programme d’armes nucléaires. Autrement dit, l’impérialisme menace d’entrainer l’humanité avec lui dans sa chute.

Inégalités sociales

J’ai commencé cet exposé en notant le lien qui existe entre le tournant de l’élite dirigeante canadienne vers le militarisme et son assaut croissant sur les droits démocratiques les plus élémentaires.

Ce sont là deux expressions d’une seule et même crise du capitalisme mondial, une crise engendrée par les contradictions fondamentales de ce système économique : celle entre la production sociale et la propriété privée, et celle entre l’économie mondiale et le système des États-nations.

Ces contradictions ont poussé les inégalités sociales à un niveau historiquement sans précédent, ce qui est la source fondamentale du tournant de l’élite dirigeante vers des méthodes de gouvernement de plus en plus autoritaires et anti-démocratiques.

Tant qu’il y a une certaine redistribution des richesses produites par la société en son ensemble, la classe dirigeante peut tolérer des formes parlementaires qui maintiennent l’apparence d’un contrôle populaire sur les élus et les choix de gouvernement.

Lorsque la polarisation des richesses dépasse une certaine limite, toutefois, et que les besoins de la population entrent en collision frontale avec l’accumulation obscène de profits par une minorité, l’État laisse tomber son masque d’arbitre impartial et montre son poing armé, exclusivement dédié à la défense de la minorité possédante.

Une étude récente du Centre canadien de politiques alternatives donne une image saisissante de la rapidité avec laquelle se creuse le fossé entre riches et pauvres au Canada.

L’étude note au départ que l’année 2008 a semé le chaos dans l’économie mondiale et jeté au chômage des centaines de milliers de Canadiens, mais que pour les chefs d’entreprise les mieux payés au Canada, ce fut plutôt une bonne année, après plusieurs années de vaches grasses.

En 2008, les 100 PDG les mieux payés du Canada ont totalisé en moyenne un revenu total s’élevant pour chacun à plus de 7,3 millions de dollars. C’est 174 fois le seuil moyen de revenu, qui se chiffrait à 42.305 dollars. Si l’on compare plutôt le revenu astronomique de ces PDG avec le revenu minimum, soit18.833 dollars, c’est du 390 pour 1.

Ramenons cette comparaison à l’échelle d’une charge régulière de travail sur une année. Prenons au hasard l’un de ces 100 super-riches.

Par exemple, Frank Stronach, de Magna International, le principal fabricant de pièces d’auto au Canada, qui a été très actif dans le démantèlement de l’industrie automobile du Canada et l’élimination de dizaines de milliers d’emplois.

Ou bien Pierre Péladeau, de Quebecor, qui vient de fêter le premier anniversaire du lockout des 253 employés du Journal de Montréal, jetés à la rue pour avoir refusé des concessions qui revenaient essentiellement à déchirer leur convention collective.

Ou encore Paul Desmarais Jr ou André Desmarais, de Power Corporation, qui ont menacé de fermer le quotidien La Presse si les employés n’acceptaient pas des coupures de postes et un gel salarial.

L’un de ces messieurs arrive à son bureau le premier lundi de janvier. En milieu d’après-midi, il aura déjà gagné ce qu’un employé au salaire minimum prendra toute l’année pour gagner. Le lendemain avant l’heure du diner, il aura gagné un montant que le travailleur canadien au seuil de revenu moyen ne pourra atteindre que les derniers jours de décembre, douze mois plus tard.

Et il s’agit d’un fossé qui va en grandissant. Entre 1998 et 2008, après ajustement pour inflation, le revenu total moyen des 100 personnes les plus riches du pays s’est accru de 70 pour cent. Durant la même période, le revenu moyen a chuté de 6 pour cent. Autrement dit, au cours des dix dernières années, le revenu réel des superriches a augmenté de manière significative tandis qu’il a reculé pour la grande majorité des travailleurs canadiens.

Que nous disent ces chiffres ? Que la lutte contre la guerre et pour la défense des droits démocratiques est indissociable de la lutte pour l’égalité sociale et pour le socialisme. Et que le travail mené par l’Internationale étudiante pour l’égalité sociale, et par son club ici sur le campus de l’UQAM, revêt une signification exceptionnelle.

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