À la lumière des
récents cas de salmonellose aux États-Unis, il est intéressant de
se pencher sur Food, Inc., le récent documentaire à charge
sur l'industrie alimentaire. Ce film réalisé par Robert Kenner est
sorti dans les salles américaines en 2009, et en DVD en 2010 [Pour
la France : décembre 2009 au cinéma et prochainement en DVD,
ndt]. Malgré l'absence de conclusions politiques marquantes, le
film constitue une mise en accusation de l'incapacité du système
capitaliste à fournir une alimentation saine et équilibrée à la
grande majorité de la population.
Quoi que vous
pensiez de la grande industrie alimentaire, Food, Inc. vous
montrera, d'une manière inquiétante, que la situation réelle est
encore pire.
Produit et réalisé
par le réalisateur de documentaires télévisés Kenner (notamment
les séries de la télévision publique américaine The American
experience [sur des événements peu connus de l'histoire
américaine et ce qu'ils révèlent de plus large, ndt] et Two
days in october [sur la guerre du Vietnam, ndt]), il tire partie
de la contribution du coproducteur Eric Schlosser (Fast Food
Nation) et Michaël Pollan (Omnivore's Dilemma, Food Rules,
An Eater's Manual et In defense of Food : An Eater's
Manifesto), tous deux sont d'excellents journalistes d'enquête
travaillant sur l'industrie alimentaire.
L'une des idées
maîtresses de Food, Inc. est que la réalité de la
production alimentaire aux États-Unis ne correspond pas à
l'imagerie pastorale souvent montrée sur les emballages, elle est
plutôt constituée de grandes compagnies gérant d'énormes usines
dans des conditions brutales.
Food, Inc. fait
remonter les origines de la production alimentaire moderne -
peut-être d'une manière un peu simpliste - à l'industrie de la
restauration rapide, en particulier McDonald's. Pour rendre leur
entreprise plus profitable, les frères MacDonald ont réduit leur
menu et l'ont limité à quelques éléments essentiels qui
pouvaient être produits en grandes quantités. Les travailleurs ont
été entraînés à ne faire qu'une seule chose, pour qu'ils
puissent être payés moins et être facilement remplacés. Dès
lors, le succès de MacDonald's en a fait le plus gros acheteur de
bouf au monde, et leur exigence d'uniformité a changé toute
l'industrie du bouf.
Eric Schlosser
Eric Schlosser
présente ainsi le film : « la manière dont nous
mangeons a plus changé au cours des 50 dernières années qu'au
cours des 10.000 précédentes. Maintenant notre nourriture vient
d'énormes lignes de production où les animaux et les travailleurs
sont maltraités, et la nourriture est devenue bien plus dangereuse
pour des raisons qui nous sont délibérément cachées. Ce n'est
pas seulement ce que nous mangeons. C'est ce qu'on nous laisse dire.
Ce qu'on a le droit de savoir. »
Schlosser faire
ensuite remarquer que tandis que dans les années 1907 les cinq plus
grands producteurs de viande de bouf contrôlaient 25 pour cent du
marché, aujourd'hui ils en dominent plus de 80 pour cent. Il note
que la production de poulet a changé de façon significative :
« les volailles sont maintenant élevées et abattues en
moitié moins de temps qu'elles ne l'étaient 50 ans plus tôt, mais
maintenant ils sont deux fois plus gros. ils n'ont pas fait que
changer le poulet, ils ont changé les fermiers. Aujourd'hui les
éleveurs de poulet n'ont plus le contrôle sur leurs oiseaux. Une
compagnie comme Tyson possède les oiseaux du jour où ils sont
pondus jusqu'au jour où ils sont abattus. »
« Le maïs a conquis le monde »
Michael Pollan
Michael Pollan fait
remarquer que ce qui semble être une grande diversité de choix
dans chaque supermarché n'est en réalité qu'une « illusion
de diversité ». Il n'y a que quelques compagnies et quelques
plantes qui soient représentées. « Une part importante de
notre alimentation industrielle se révèle n'être que des
réarrangements habiles à base de maïs », ajoute-t-il.
Un chercheur en
nutrition du Centre pour l'utilisation des plantes de l'Université
d'Iowa explique qu'« Actuellement nous mettons au point
notre nourriture. Nous savons vers où nous tourner pour certains
aspects, comme la sensation en bouche et l'odeur. bien sûr la
plus grande avancée de ces dernières années a été le sirop de
maïs à haute teneur en fructose. Je parierais que si vous allez
regarder sur un rayonnage de supermarché. 90 pour cent [des
produits] contiendraient soit un ingrédient à base de maïs ou de
soja et la plupart du temps, ils contiendraient les deux. »
Le gouvernement
américain subventionne lourdement la production de maïs depuis
des dizaines d'années, Troy Rousch, vice-président de
l'Association des cultivateurs de maïs américains, explique, « Aux
États-Unis, 30 pour cent de nos champs sont ensemencés avec du
maïs. C'est dû à la politique gouvernementale [.] qui nous
permet en fait de produire du maïs qui sera vendu en dessous du
coût de production. En réalité on nous paye pour surproduire.
C'est à cause des intérêts de ces grandes multinationales [.]
les Cargills [producteur et un négociant de produits et de services
dans les domaines alimentaire, agricole, financier et industrie,
ndt], les ADM [Archer Daniel Midland - un des plus grands
transformateurs de produits agricoles au monde, ndt], les Tysons
[premier exportateur de bouf américain, ndt] et Smithfields [plus
grand transformateur mondial de viande de porc, ndt] ont intérêt à
acheter du maïsen dessous du coût de production. »
Les troupeaux ont
traditionnellement été élevés pour se nourrir d'herbe, mais les
plus grands producteurs se sont mis au maïs. C'est moins cher, il
faut moins de terrains, et les vaches grossissent plus et plus vite.
Cela a entraîné le remplacement à grande échelle des troupeaux
broutant l'herbe par des élevages intensifs (CAFO - Concentrated
animal farming opérations) où des milliers de têtes de bétail
sont concentrées pour être engraissées et prêtes à l'abattage.
Des recherches
indiquent que donner du maïs au bétail entraîne un taux élevé
de bactéries E. coli résistantes à l'acidité dans le système
digestif du bétail. Une forme très toxique appelée E. coli
O157:H7 s'est développée dans des conditions d'élevage intensif
où le bétail reste jour après jour et nuit après nuit dans ses
propres déjections jusqu'aux genoux.
Tandis que des
milliers d'abattoirs existaient dans les années 1970, il n'y en a
plus que 13 qui se chargent de la majorité de la viande bovine aux
États-Unis. Dans des conditions où chacun abat 400 animaux
couverts de déjections par heure, il est pratiquement impossible de
garder la viande propre. De plus, pour la viande de base, un seul
steak haché peut contenir de la viande provenant de milliers
d'animaux, ce qui augmente exponentiellement les risques qu'un
pathogène entre dans le système.
Food, Inc.,
raconte la triste histoire de Barbara Kowalcyk, qui a perdu son fils
Kevin, à cause d'une soudaine infection d'E. coli causant une
hémorragie, celles-ci se trouvaient dans un hamburger contaminé
acheté dans un fast-food. Il est mort en 12 jours. Ce n'est que 16
jours plus tard qu'un rappel des produits à base de bouf a été
décidé, mais l'industrie a laissé les Kowalcyks dans l'ignorance
sur le fait que la mort de Kevin était liée à ce rappel, jusqu'à
ce qu'une action en justice aboutisse plusieurs années après.
Un système biaisé vers une nourriture mal équilibrée
Ce documentaire
suit les habitudes alimentaires d'une famille à faible revenu. Un
seul dollar ne peut pas acheter un paquet de brocoli, mais il peut
acheter un cheeseburger dans un fast-food ou n'importe quel
casse-croûte de supermarché, y compris des chips, des petits
gâteaux et des boissons gazeuses. Pollan indique que le système
alimentaire est biaisé vers ces mauvaises calories parce qu'elles
sont faites à partir de cultures subventionnées par le
gouvernement, notamment le maïs.
Résultat,
l'indicateur le plus significatif de l'obésité est le niveau de
revenu, alors que l'industrie veut faire croire que c'est une
question de responsabilité personnelle. La vraie question est que
la politique agricole du gouvernement (Pollan préfère parler de
"politique alimentaire") fait des nourritures les moins
saines, les plus abordables.
Pollan appelle la
mise au point de nouvelles nourritures « appuyer surles
boutons de notre évolution ». Nos corps sont « conditionnés »
pour rechercher trois choses : le sel, la graisse et le sucre. Ces
choses sont rares dans la nature. C'est pourquoi elles ont si bon
goût pour nous. Mais aujourd'hui, les niveaux élevés de sirop de
maïs à haute teneur en fructose ainsi que les féculents raffinés
dans nos régimes alimentaires entraînent des « piques
d'insuline et graduellement une usure du système par lequel notre
corps métabolise le sucre ».
Les diabètes de
type 2 étaient par le passé une maladie qui n'affectait que des
adultes. Ce n'est plus le cas. Un enfant sur trois né après 2000
contractera un diabète précoce. Ce taux est d'un pour deux parmi
les minorités ethniques.
Le film se
concentre sur l'énorme usine de transformation de porcs de la
compagnie Smithfield à Tar Heel en Caroline du Nord, le plus grand
abattoir au monde. Toutes les images sont prises par des caméras
cachées. La voix d'un ouvrier nous informe qu'« ils ont le
même point de vue sur les travailleurs que sur les porcs. Ils n'ont
pas à s'inquiéter du confort des porcs parce qu'ils vont mourir
[.] et les ouvriers [.] eh bien, on vous traite comme une
machine humaine. »
Une histoire sélective
Schlosser cite le
roman novateur d'Upton Sinclair The Jungle paru en 1907 comme
sonnant le tocsin de la réforme de l'industrie de l'abattage,
entraînant les actions anti-trust de Théodore Roosevelt et la mise
en place des réformes [le roman, un best-seller immédiat, décrit
les conditions de travail de l'époque très crûment et les met en
contraste avec la corruption des dirigeants, ndt]. Plus tard, avec
le syndicalisme, les travailleurs des abattoirs ont obtenu des
conditions de travail comparables à celles des travailleurs de
l'automobile.
« Et que
s'est-il passé ensuite ? » demande Schlosser. Il affirme
que les compagnies sont devenues plus grosses et ont adopté les
méthodes de l'industrie de la restauration rapide. C'est un résumé
hâtif qui laisse de côté les luttes et l'opposition active des
travailleurs. Les années 1930 et 1940 ont été marquées par des
luttes massives pour syndiquer l'industrie des abattoirs y compris
une grève victorieuse en 1933 à l'usine Hormel à Austin dans le
Minnesota. La fin de la Seconde Guerre mondiale a vu une grève
sectorielle dans tout le pays des travailleurs du conditionnement de
la viande. Les grèves ont continué dans l'industrie en 1948 malgré
la loi Taft-Hartley qui les rendait illégales.
Les années 1980
ont débuté avec le licenciement des contrôleurs aériens du PATCO
par le gouvernement Reagan. Cela a entraîné une vague d'attaques
contre les conditions des travailleurs. Dans l'industrie de la
viande, les travailleurs ont été vaincus à Hormel, Wilson Food,
John Morrell, IBP et ailleurs par une stratégie brutale de
fermetures d'usines et de suppression des syndicats. Les politiques
de collaboration avec la direction de l'AFL-CIO ont été un élément
crucial dans la défaite des travailleurs.
Monsanto
La section de Food,
Inc. consacrée à Monsanto fait froid dans le dos. Cette
énorme entreprise est actuellement propriétaire de presque toutes
les récoltes de soja grâce à un processus complexe qui a débuté
par la reconnaissance légale de brevets sur du matériel génétique
par la Cour suprême en 1980. Monsanto produit un herbicide à large
spectre appelé Roundup. Usant des cautions judiciaires
offertes par ce précédent récent, ils ont génétiquement conçu
un soja « adapté au Roundup », qui n'est pas affecté
par cette toxine.
La graine est
conçue pour être une « graine terminante »,
c'est-à-dire qu'elle ne peut pas servir à replanter l'année
suivante, une pratique aussi vieille que l'agriculture. Ainsi,
Monsanto vend cette graine directement à des fermiers avec un
contrat les obligeant à revenir chaque année pour récupérer de
nouvelles graines.
Monsanto utilise son
influence politique et son arsenal juridique pour forcer tous les
cultivateurs de soja, y compris ceux qui n'ont pas passé de contrat
avec Monsanto, à cesser la pratique de garder leurs meilleures
graines pour les replanter. L'entreprise a des légions d'enquêteurs
et de juristes qui sont autorisés à inspecter les graines de
n'importe quel cultivateur qu'ils suspectent de « violation de
brevet ». Le film interviewe des cultivateurs qui ont été
poursuivis en justice par Monsanto. Pratiquement tous ont été
contraints à accepter un arrangement onéreux en raison de la
puissance juridique de l'entreprise. Depuis que Monsanto a commencé
à vendre du soja modifié en 1996, ils ont capté plus de 90 pour
cent du marché.
Des entrées à Washington
La réglementation
de l'industrie alimentaire a été considérablement affaiblie sous
les gouvernements démocrates comme républicains. La politique du
gouvernement est déterminée directement par les grandes
entreprises. Dans le cas de Monsanto, en particulier, il y a un
chemin direct qui va de la compagnie à des gens haut placés au
Capitole : dans le gouvernement Bush, par exemple, Donald
Rumsfeld et John Ashcroft, et dans le gouvernement Clinton
précédent, Mickey Kantor et Robert Shapiro, tous ont soit été
employés par Monsanto, soit ont bénéficié d'importantes
donations de sa part.
Il y a également
un réseau de responsables de l'Agence de protection de
l'environnement et de la Food and Drugs Administration (FDA -
chargée de veiller sur l'alimentation et de délivrer les
autorisations de mise sur le marché des médicaments) qui y
contribuent. Une personnalité comme Michael Taylor, par exemple,
qui a travaillé alternativement pour la FDA et Monsanto. Taylor a
été récemment nommé vice-commissaire de la FDA pour
l'alimentation. En tant que juriste chez Monsanto, il a conseillé
l'entreprise durant le débat sur l'obligation de mentionner la
présence d'organisme génétiquement modifié dans la nourriture ;
puis en tant que vice-commissaire à la FDA, il a supervisé la
décision de ne pas faire figurer cette mention.
Un autre cas
remarquable de ce genre est le juge à la Cour suprême Clarence
Thomas. Avocat pour Monsanto de 1976 à 1979, il a par la suite en
tant que juge rédigé la décision majoritaire dans un procès qui
a empêché des paysans de conserver leurs propres graines.
Des conclusions politiques timides
Mais Food, Inc.
comme tant de documentaires contemporains sur des questions
sociales, mine ses propres révélations. Il est victime des faibles
opinions politiques libérales de ses créateurs.
Le film montre une
foire des produits naturels en pleine effervescence à Anaheim, en
Californie, où les produits bio sont décrits comme « l'un
des segments ayant la croissance la plus forte de l'industrie
alimentair », avec plus de 20 pour cent de croissance
annuelle. On entend les commentaires de Gary Hirschfield, de
Stonyfield Farms, un producteur de yaourts bio : « Nous
n'allons pas nous débarrasser du capitalisme [.] En tout cas,
nous n'allons pas nous en débarrasser dans le laps de temps qu'il
nous reste pour arrêter le réchauffement climatique et inverser
l'intoxication de notre air, de nos aliments et de notre eau. »
Chaque fois que
nous mangeons, nous votons pour notre système d'alimentation, nous
dit ce film. Comme si la population, entièrement à la merci des
monopoles alimentaires et de leurs représentants en politique,
avait le choix !
Le droit à une
nourriture saine est une question sociale pour laquelle il faut
lutter, comme l'éducation, le logement et la sécurité sociale. Et
tous les droits que nous avons gagnés par le passé, il faut s'en
souvenir, l'ont été dans d'énormes batailles de classes.
Comme Hirschfeld le
dit lui-même : « En tant qu'environnementaliste, il
m'est apparu assez clairement que c'est le monde des affaires qui
est la source de toute la pollution [.] en fait de toutes les
choses qui détruisent ce monde. »
Le monde des
affaires capitaliste est effectivement la cause de l'horrible état
de l'industrie alimentaire. Mais Il ajoute, « Je peux
débattre avec mes amis radicaux toute la journée, mais personne ne
peut remettre en cause le fait que la vente d'un million de dollars
supplémentaires [de yaourts sans pesticides] à Walmart [grande
chaîne de supermarchés] aide à sauver le monde. » C'est
absurde.
Les réalisateurs
trébuchent devant l'énormité du problème et leur propre point de
vue. Les décisions individuelles ne changeront rien, tant que le
système capitaliste de profit restera intact. La société doit
être réorganisée, y compris la production de nourriture et sa
distribution, sur toute la ligne. Sauver le monde est la tâche de
la classe ouvrière, par la réorganisation socialiste de la
société.