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Incendies : Traumatisme et tragédie au Moyen-Orient

Par Joanne Laurier
4 août 2011

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Réalisé par Denis Villeneuve; écrit par Villeneuve, basé sur la pièce de Wajdi Mouawad

Incendies, le nouveau film du réalisateur canadien Denis Villeneuve, évoque le terrible conflit libanais des années 1970 et 80 et exprime une sympathie pour ses victimes. Villeneuve a dirigé plusieurs longs métrages incluant Polytechnique (2009) et Maelström (2000).

Malheureusement, le film – basé sur la pièce encensée de Wajdi Mouawad – est finalement suffisamment vague historiquement et géographiquement pour laisser place à toutes sortes d'idées à propos des origines des troubles au Liban.

Le préambule du film présente l'image familière de jeunes garçons dans un camp d'entrainement militaire situé quelque part dans le monde arabe. Sur la musique de la pièce « You and Whose Army » de Radiohead, les adolescents se font raser la tête. La caméra cadre en gros plan le visage poignant d'un jeune garçon et capte l'innocence s'évanouissant.

À Montréal, un notaire (Rémy Girard) rencontre deux jumeaux, Jeanne (Mélissa Désormeaux-Poulin) et Simon (Maxim Gaudette) pour la lecture du testament de leur mère. Il leur transmet deux lettres, l'une devant être remise à leur père qu'ils n'ont jamais vu, et l'autre à un frère dont ils ignoraient l'existence. Leur mère Nawal (Lubna Azabal) a toujours été un personnage un peu énigmatique, et ils connaissent peu de choses de sa vie avant son arrivée au Canada.

Jeanne est curieuse de connaître l'histoire de sa mère et quitte pour le pays dont le nom n'est jamais spécifié, mais qui ressemble beaucoup au Liban, alors que son frère reste derrière, ruminant ses ressentiments envers sa mère. Tandis que la complexité de l'histoire de Nawal émerge, il va éventuellement rejoindre sa soeur.

Le film est entrecoupé avec l'expérience des jumeaux dans le pays d'origine de leur mère et des souvenirs des années de jeune adulte de Nawal, une chrétienne. Sa vie politique débute en 1970, lorsque ses frères assassinent son amoureux musulman, le père de leur enfant à naître. Pour éviter la colère de la communauté, elle est envoyée chez une parente en ville après la naissance de son fils qui lui est rapidement retiré. Un maelström politique se développe lorsque des nationalistes chrétiens attaquent les écoles et les camps de réfugiés musulmans dans le sud, où Nawal se dirige à la recherche de son fils.

Les lieux représentés dans Incendies sont fictifs et les événements qui se sont passés au Liban durant la guerre civile y sont délibérément amalgamés. Par exemple, l'un des événements les plus horrifiants – le massacre des Palestiniens en 1982 dans les camps de réfugiés de Sabra et Shatila par les fascistes de la milice phalangiste avec la complicité de l'armée israélienne – n'est jamais mis en scène, mais le spectateur sent la présence de cet événement dans la trame du film.

De plus, les scènes d'incendies, de torture et de répression sont réalistes. Dans l'une des scènes les plus mémorables du film, Nawal voyage en autobus déguisée en musulmane. Le véhicule, transportant des musulmans, la plupart des femmes et des enfants, est attaqué par des forces chrétiennes d'extrême droite qui ouvrent le feu et tuent la plupart des passagers. Nawal se retrouve étendue sur le plancher du véhicule près d'une mère terrifiée et sa jeune fille tandis que la milice asperge l'autobus d'essence. Nawal sort son crucifix et est sauvée non sans avoir tenté en vain de secourir la jeune enfant musulmane.

C'est un moment de grande détresse, la tension monte à l'extrême et un lien émotif est immédiatement créé avec les victimes. Dans ce bref et intense moment, Villeneuve réussit saisir un profond et fondamental moment de vérité à propos du cauchemar au Moyen-Orient.

Bien rythmé, le film manoeuvre habilement entre le passé et le présent alors que Jeanne et Simon visitent les endroits où les événements brutaux dans la vie de leur mère se sont déroulés. La découverte des ces traumatismes aide les jumeaux à mieux comprendre l'absence émotive de Nawal en tant que parent. L'une des révélations les plus difficiles à accepter est la découverte des 15 années de détention de Nawal dans une horrible prison pour avoir assassiné un dirigeant nationaliste de droite. Torturée et violée à répétition, elle est reconnue dans la région comme « la femme qui chante » et est célébrée pour avoir survécu aux tentatives systématiques de briser son moral intransigeant.

Le périple de Nawal à travers les terres blanches et sèches du Liban du Sud est magnifiquement filmé, l'âme du pays et son histoire de souffrance étant toujours présentes dans les images. Villeneuve fait un travail remarquable d'agencement d'images qui dérange et qui provoque une réaction viscérale. Le film excelle dans les moments historiques concrets.

Malheureusement, même certains de ces moments sont délibérément ambigus. À la fin, cette ambigüité est employée au service d'une finale qui dissout dans un nuage de confusion libérale le contenu historique tangible du film. La fin d'Incendies détruit la base de la structure d'un film sur lequel Villeneuve a travaillé fort, auquel participent des acteurs qui livrent une performance sincère.

Dans les notes de production, Villeneuve parle de prodiguer de la politique de manière apolitique. Il acclame la pièce de Mouawad pour avoir abordé le sujet de la colère sans alimenter la colère. « L'émotion » explique le réalisateur, « ne doit pas être une fin, mais un moyen pour atteindre l'effet de catharsis désiré [une fin difficile à avaler]. Incendies c'est aussi le voyage de Jeanne et Simon vers la source de la haine de leur mère. C'est une quête universelle et elle me touche profondément.

« Les guerres qui ont divisé cette région impliquent parfois17 factions différentes avec des alliés et des traîtres... Les spectateurs du film doivent comprendre l*fessentiel de ce qui peut être compris en acceptant du même coup que la situation soit devenue trop complexe pour être simplifiée à une représentation en noir et blanc. »

Dans une entrevue donnée en avril avec movingpicturesnetwork.com, Villeneuve décrit la situation avec sa propre interprétation simplifiée : « Des frères qui s'entretuent, c'est ça la guerre [civile]... C'est ce que j'aime de cette pièce, cette idée que toutes les personnes sont reliées entre elles, et c'est plus terrible de penser que tout le monde s'entretue alors qu'ils sont tous liés en quelque sorte, comme une grande famille. » Sans révéler la fin du film et sa métaphore centrale, il est permis de dire que dans Incendies fascistes, tortionnaires, violeurs et victimes sont reliés biologiquement de manière bien improbable.

Dans une autre entrevue avec comingsoon.net, le réalisateur prétend que « la clé de la liberté en tant qu'adulte – se libérer de sa colère contre ses parents afin de comprendre sa propre enfance et les liens entre le passé et le présent. »

Premièrement, on peut se questionner sur la sagesse d'un parent (Nawal) qui envoie ses enfants dans une zone de guerre afin d'y découvrir, à travers un processus extrêmement risqué, se qu'elle aurait pu (et aurait dû) leur dire dans l'environnement sécuritaire de Montréal. Cette incongruité est malmenée par Villeneuve pour les besoins de son récit.

Même en mettant cet élément de côté, le film comporte de nombreux problèmes. La réconciliation et le pardon sur le plan individuel est une chose, mais cela ne modifie pas les faits historiques : l'intervention de l'impérialisme mondial au Moyen-Orient, ses machinations via Israël et les mouvements fascistes, tels les Phalanges, sans mentionner l'impotence et la servilité de la bourgeoisie nationale (le PLO et le Hamas). Encourager un individu à pardonner à quelqu'un qui lui a fait du mal n'est pas la même chose que d'essayer d'obtenir le même résultat auprès d'une population opprimée avec des platitudes libérales face à un exploiteur mondial et ses agents régionaux.

Des classes ou des peuples entiers ne se jettent pas dans les bras d'un ennemi mortel au nom d'une amnistie abstraite et creuse, et ils ne devraient pas le faire. La situation réelle contemporaine du Moyen-Orient est brouillée dans Incendies au point d'en être expulsée et remplacée par des schémas simplifiés.

Villeneuve s'est engagé, sûrement involontairement, dans une sorte d'habile tour de passe-passe intellectuel. Il a créé, à partir d'épisodes historiques spécifiques d'injustice et d'oppression, des moments très puissants sur le plan émotif. Il implique très fortement le spectateur pour ensuite le laisser tomber en absolvant essentiellement les forces responsables des atrocités commises. Le spectateur veut savoir ce qui c'est passé et aussi comprendre comment éviter que de telles choses se reproduisent. Ceci est dans l'intérêt de la clarté et de la justice, et non dans un but de vengeance.

La tâche consiste à identifier la réalité sociale qui rend possible ces horribles événements, à essayer de venir à bout des contradictions qui permettent à ces atrocités de se répéter, et pas seulement au Moyen-Orient. Les véritables relations sociales doivent être disséquées, et non assainies, avec les moyens que l'artiste jugera appropriés. À son meilleur et lorsqu'il se montre le plus responsable, Incendies montre que la vérité historique peut être rendue de manière artistique.

Le communalisme au Liban ne pourra être vaincu simplement avec le lait de la gentillesse humaine. La politique des grandes puissances et les divisions de classe alimentent les tensions sociales et ethniques. Penser autrement est chimérique et affaiblit le film.

Jusqu'à quel point Villeneuve est-il conscient que son dur travail et toutes ses perles n'abordent pas la question du rôle d'Israël et surtout celui des États-Unis?

(Article original paru le 28 juin 2011)

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