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CanadaCanada : L’élite politique veut faire croire
qu’elle s’oppose aux baisses d’impôts pour les entreprises
Par Keith Jones
24 février 2011
Alors que le gouvernement canadien minoritaire du Parti conservateur
prépare un budget d'austérité, les spéculations vont bon train encore une
fois à Ottawa sur une possible chute du gouvernement, ce qui forcerait la
tenue d'élections ce printemps.
Pourtant, l'opposition officielle du Parti libéral, qui a régulièrement
contribué à maintenir les conservateurs de Stephan Harper au pouvoir, n'est
pas en désaccord avec la prétention du gouvernement que la crise est passée
et que la tâche principale est maintenant de couper dans les dépenses
publiques afin de rééquilibrer rapidement le budget.
En effet, les libéraux attaquent régulièrement le gouvernement d'une
position de droite, comparant l'héritage du gouvernement libéral de
Chrétien-Martin (coupes brutales dans l'assurance chômage, le financement de
la santé, l'éducation supérieure et l'aide sociale au milieu des années
1990) avec les déficits budgétaires records accumulé au cours des deux
dernières années par l'actuel gouvernement.
Cependant, dans une volte-face le chef libéral Michael Ignatieff a
déclaré que ses députés voteraient contre le budget à venir à moins que les
conservateurs ne laissent tomber ou au moins reportent leur plan de réduire
le taux d'imposition sur les sociétés d'un sixième cette année et l'année
prochaine. Selon le plan, adopté avec l'appui des libéraux en 2007, le taux
d’imposition pour les entreprises serait réduit de 18 pour cent à 16,5 pour
cent en 2011 et d'un autre 1,5 pour cent pour atteindre 15 pour cent en
2012.
Durant la dernière décennie, libéraux et conservateurs ont fait cause
commune pour réduire de plusieurs centaines de milliards de dollars le taux
d'imposition sur les entreprises, sur les gains en capitaux, et les revenus
personnels. Cette politique a été un important facteur de l'augmentation
extraordinaire des revenus des 10 pour cent les plus riches de la population
et plus particulièrement du 1 pour cent le plus riche de la population. Une
étude récente basée sur les données de Revenu Canada révèle qu'en 2007 le
premier percentile le plus riche gagnait 13,8 pour cent de tous les revenus
des Canadiens et était imposé à un niveau inférieur à celui du 10 pour cent
le moins imposé de la population. Le premier percentile le plus riche de la
population accapare maintenant une plus grande part du revenu national qu'à
la veille de la Grande Dépression, soit avant que les gouvernements n'aient
été forcés sous l'impact du mouvement des masses de concéder aux
travailleurs certaines mesures de protections sociales élémentaires, comme
les programmes de sécurité du revenu, financés en partie par les taxes
perçues sur les riches.
Les diminutions d’impôts et de taxes de la dernière décennie avaient
aussi pour objectif de priver le gouvernement fédéral de dizaines de
milliards de dollars justifiant ainsi le refus d'augmenter ou de maintenir
le financement des programmes sociaux sous le prétexte d'une situation
budgétaire précaire.
Le gouvernement libéral de Chrétien-Martin a réduit le taux d'imposition
des sociétés de 28 pour cent qu'il était en 2000 à 22,1 pour cent en 2005.
Les conservateurs ont tôt fait de souligner que les libéraux avaient voté
en faveur du plan quinquennal de leur gouvernement de réduire les impôts des
sociétés de plus de 50 milliards de dollars lors du budget fédéral de 2007.
Et les libéraux ont fait de la mise en œuvre de ce plan une des conditions
clés de leur adhésion au pacte de 2008 avec le NPD pour former un
gouvernement de coalition dirigé par les libéraux.
Mais maintenant Ignatieff et les libéraux font volte-face. Ils s'opposent
aux deux dernières phases du plan de réduction des impôts du gouvernement,
arguant qu'il est irresponsable de couper l'impôt des sociétés d'un autre 6
milliards de dollars par année et que cet argent manquant ne fera que
creuser le déficit fédéral.
Les libéraux veulent aussi que le gouvernement alloue une somme très
modeste (environ un milliard de dollars) à un programme visant à aider les
familles qui s'occupent de parents âgés et de grands-parents.
Cette politique est une évidente manœuvre politique. Elle vise à puiser
dans la colère populaire à l'égard de la politique des conservateurs à
défendre sans partage le Canada inc. Les sondages de l’opinion publique
montrent qu'une majorité considérable de Canadiens est opposée à d'autres
réductions d'impôt pour les entreprises, seulement une personne sur cinq les
soutenant.
Un autre élément tout aussi important dans le regain soudain d’énergie
des libéraux lorsqu’il s’agit de s'opposer aux conservateurs est le désir de
se distancier du gouvernement avec lequel ils ont régulièrement uni leurs
forces durant les cinq dernières années, que ce soit pour réduire les taxes
des entreprises ou pour la guerre en Afghanistan.
Durant la session parlementaire d'automne, les libéraux et les
conservateurs ont conclu une entente pour prolonger l'intervention des
Forces armées canadiennes en Afghanistan jusqu'en 2014, soit trois ans
supplémentaires, et ont défait une motion qui aurait amélioré
l’admissibilité des travailleurs à l’assurance-emploi.
Les libéraux ont une longue expérience dans le domaine de l'imposture, se
présentant comme des opposants aux politiques favorisant la grande
entreprise des autres partis ouvertement de droite, pour ensuite les mettre
en œuvre eux-même. En 1974, Trudeau a remporté les élections en se
positionnant contre la politique d’un gel des salaires et des prix de 90
jours des conservateurs pour, une fois au pouvoir, imposer un gel des
salaires de trois ans. Lors des élections fédérales de 1993, les libéraux
ont attaqué le gouvernement du Parti conservateur-progressiste sortant pour
son « obsession » envers le déficit, pour ensuite sabrer le financement des
programmes sociaux en imposant les compressions budgétaires les plus
importantes de l'histoire du Canada.
Le virage d'Ignatieff sur la question des impôts a été largement dénoncé
dans les principaux médias de la grande entreprise. Alain Dubuc, l'ancien
éditorialiste du quotidien montréalais La Presse accusait cette semaine
Ignatieff de « jouer la carte de l'anticapitalisme primaire ».
L'intensité de l'opposition au virage d'Ignatieff indique que la réponse
de l'élite dirigeante au Canada à la crise du capitalisme, comme partout
ailleurs dans le monde, est d'accélérer de façon importante le processus du
transfert des richesses de la classe ouvrière vers les détenteurs de
capitaux en démantelant ce qui reste de l'État-Providence et en ajustant le
système d'imposition et de taxation encore plus selon les intérêts des
privilégiés.
Pendant ce temps, les conservateurs, ont monté une défense tous azimuts
de la politique de réductions d'impôt pour les entreprises. Ils estiment
ainsi solidifier leurs appuis dans les conseils d'administration des
compagnies au pays. Harper et son ministre des Finances Jim Flaherty ont
insisté sur le fait que la réduction du taux d'imposition des sociétés (le
niveau d'imposition fédéral et provincial combiné sur les sociétés étant
déjà l'un des plus bas, sinon le plus bas, parmi les principaux pays de
l'OCDE) est essentielle à la compétitivité, autrement dit la profitabilité,
des sociétés canadiennes.
Avec les libéraux qui promettent de voter contre le budget si le
gouvernement ne cède pas sur les deux dernières phases de son plan de
réduction d'impôt sur les sociétés, les conservateurs vont devoir obtenir le
soutien de l'un des deux autres partis de l'opposition, le parti
régionaliste pro-indépendantiste du Bloc québécois ou les sociaux-démocrates
du Nouveau Parti démocrate (NPD), s'ils veulent éviter de voir leur budget
rejeté par la Chambre des communes et des élections au printemps.
Harper a publiquement déclaré que le pays n'avait pas besoin d'élections.
Mais si les sondages devaient montrer que les conservateurs ne sont pas très
loin de pouvoir obtenir une majorité parlementaire, ils provoqueraient leur
propre défaite en introduisant une mesure dans le budget que les autres
partis ne pourront appuyer. Le problème des conservateurs c'est que bien
qu'ils aient l'appui de la grande entreprise canadienne, ils n'ont pas été
capables de se rallier plus d'un tiers de l'électorat.
Dans le passé, le BQ et le NPD ont aidé le gouvernement Harper à se
maintenir au pouvoir en lui assurant le vote parlementaire dont ils avaient
besoin. Mais Harper subit les pressions des membres de son propre parti,
dont la majorité a ses racines dans le Parti réformateur, un parti chauvin
anglophone basé dans l'ouest du pays, qui lui demande de ne pas céder aux
« séparatistes » et de refuser la demande du BQ que le gouvernement fédéral
prévoie dans son prochain budget des versements ponctuels de plusieurs
milliards au gouvernement du Québec pour régler divers dossiers controversés
entre les deux paliers de gouvernement.
Le NPD pour sa part, a signalé être prêt à s'entendre avec Harper et ses
conservateurs, probablement le gouvernement fédéral le plus à droite depuis
la Grande Dépression.
S'adressant aux médias à sa sortie d'un caucus du NPD, Jack Layton, chef
du parti fédéral déclarait que son parti était prêt à travailler avec le
gouvernement, incluant à soutenir son budget, si certaines conditions
étaient respectées: « Avec un peu de coopération de la part de tous les
partis, il y a des choses sur lesquelles nous pouvons travailler
immédiatement — renflouer la caisse de retraite publique, rendre la vie plus
abordable, avancer sur la question de la santé publique. »
Le NPD demande un montant de 1,6 milliard de dépenses gouvernementales
additionnelles, incluant un montant de 700 millions de dollars pour le
supplément de revenu garanti pour les personnes âgées à faible revenu et une
réduction de la taxe fédérale sur le mazout. Il presse également le
gouvernement d'augmenter les prestations fédérales de pension de vieillesse
(RPC) en augmentant les cotisations, ce qui inclut une augmentation des
cotisations des travailleurs, et un engagement à long terme d'augmentation
du financement du régime public de santé. Le gouvernement avait précédemment
annoncé un plan d'augmentation des cotisations au RPC, une annonce qui avait
reçu l'assentiment enthousiaste du principal allié du NPD, le Congrès du
Travail du Canada (CTC). Mais en décembre, le gouvernement Harper est revenu
sur son engagement. Il a annoncé une nouvelle solution « volontaire » à la
crise des pensions — un fonds commun de placement qui n'ajoutera pas un sou
pour garantir les prestations de vieillesse, mais qui sera une nouvelle
occasion d'enrichissement pour les banques et l'industrie des services
financiers.
Layton est si anxieux d'offrir l'appui parlementaire du NPD aux
conservateurs qu'il a publiquement contredit le leader parlementaire du
parti, Thomas Mulcair, qui avait dit qu'il était « hautement improbable »
que le NPD soutienne le budget si le gouvernement va de l'avant avec les
prochaines phases du plan de réduction d'impôt des entreprises. Questionné
sur les remarques de Mulcair, Layton a expliqué qu'il n'allait pas présumer
du budget, ajoutant « vous êtes dans un monde de probabilité lorsque vous
utilisez des mots tels qu' "improbable" ».
Layton a déjà répété l'argument qu'utiliserait le NPD s'il concluait une
entente avec le gouvernement, notant que les réductions d'impôt pour les
entreprises — auxquelles le NPD a toujours prétendu s'opposer — ne feront
pas partie du budget actuel puisqu'elles ont été adoptées en 2007.
En réalité, le NPD a renié son opposition sur la réduction des impôts sur
les sociétés ainsi que sur la participation du Canada dans la guerre en
Afghanistan en décembre 2008 comme partie de l'entente intervenue avec le
Parti libéral pour créer une coalition. Il avait promis de servir au sein
d'un gouvernement qui s'engageait dans ses deux voies.
Les médias attribuent les manœuvres de Layton à sa crainte de perdre des
sièges si des élections étaient tenues dans les prochains mois. Il est
certain que le NPD offre peu d'attrait pour les travailleurs, s'étant
illustré à plus d'une occasion pour sa servilité à l'égard de la grande
entreprise et est identifié à la bureaucratie syndicale qui fonctionne main
dans la main avec la grande entreprise pour détruire les emplois et les
salaires et augmenter la productivité.
Mais les manœuvres du NPD avec les conservateurs visent également à
offrir une preuve supplémentaire à l'élite dirigeante qu'elle peut et
devrait faire confiance au NPD pour lui donner une partie du pouvoir.
L'opposition massive de l'establishment à la coalition NPD et libéraux —
allant jusqu'à appuyer la fermeture du Parlement par Harper afin d'empêcher
la coalition de prendre le pouvoir, même s'il s'agissait clairement d'une
rupture avec les pratiques parlementaires — n'a fait que pousser les
sociaux-démocrates et ses alliés dans la bureaucratie syndicale encore plus
vers la droite.
La direction du NPD demeure disposée, malgré ses dénégations publiques, à
former un gouvernement de coalition avec les libéraux. En effet, des
« vétérans politiques » du NPD, incluant l'ancien chef du parti fédéral Ed
Broadbent et l'ancien premier ministre de la Saskatchewan, Roy Romanov, ont
discuté l'an dernier avec des dirigeants libéraux de la possibilité de
fusionner les deux partis pour en former un nouveau, les libéraux-démocrates.
Actuellement, il y a peu d'enthousiasme dans les cercles de la grande
entreprise pour des élections, puisque le résultat prévisible est l'élection
d'un autre gouvernement minoritaire. En offrant de maintenir le gouvernement
réactionnaire conservateur au pouvoir même s'il se lance dans une série de
mesures d'austérités, Layton déclare sa fidélité à la bourgeoisie et
auditionne pour un rôle de ministre au cabinet, si ce n'est celui de
vice-premier ministre.
(Article original anglais paru le 5 février 2011)