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Crise dans le gouvernement français sur la question de son soutien à la dictature tunisienne

Par Antoine Lerougetel
31 janvier 2011

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Le soutien du président français Nicolas Sarkozy au président tunisien Ben Ali a crée une crise de confiance pour le gouvernement français. Le mouvement de masse, qui pourrait se propager au reste du Maghreb et du Moyen-Orient, menace d'autre régimes autoritaires pro-occidentaux et pose des défis énormes aux intérêts économiques et géopolitiques de l'impérialisme occidental dans la région.

Les hommes d'affaires français possèdent bien plus de mille entreprises en Tunisie ce qui représente la part la plus importante d'entreprises étrangères du pays.

Pendant un bon mois, Sarkozy n'a exprimé aucune critique de la répression par Ben Ali des protestations de masse contre le chômage et la dictature. Les tirs de la police sur des manifestants non armés a provoqué la mort d'au moins 78 personnes, selon les chiffres du gouvernement.

Toutefois, la ministre des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, a lors d’un débat à l’Assemblée nationale le 12 janvier offert à Ben Ali « le savoir-faire de nos forces de sécurité, reconnu dans le monde entier. »

Quelques heures seulement avant la fuite de Ben Ali, le 14 janvier, la douane française a retenu du matériel de maintien de l’ordre destiné à la Tunisie comprenant des gilets pare-balle et des grenades lacrymogènes commandés par la police tunisienne. Le porte-parole du gouvernement, François Baroin, a indiqué, dans une tentative de détourner les critiques sur le soutien du gouvernement pour Ben Ali, que la livraison avait été bloquée sur ordre du gouvernement. « Ben Ali a demandé du renfort et ce matériel n’est pas parti... »

Ceci a été catégoriquement réfuté par la Direction générale des douanes qui a assuré au site internet Rue89 que le blocage de la livraison était dû à une visite d’inspection de routine des douanes à l’aéroport Roissy. Le site a rapporté que contrairement aux affirmations de Baroin, « les instructions pour bloquer la marchandise n’ont été données par le gouvernement que ‘lundi ou mardi [le 17 ou 18 janvier],’ soit trois jours ou quatre jours après la chute de Ben Ali. »

L’hebdomadaire satirique le Canard Enchaîné a rapporté qu’en privé le premier ministre François Fillon avait dit qu’Alliot-Marie était « complètement dingue». Il a été obligé de dénoncer l’utilisation « disproportionnée » de la violence par la police tunisienne le lendemain de la déclaration d’Alliot-Marie. Mais, à un éditorial publié par Libération réclamant la démission d’Alliot-Marie il a répondu en exprimant toute sa confiance dans son ministre des Affaires étrangères.

Alliot-Marie n’a eu aucune parole de regret et a rejeté la faute sur les Américains qui, a-t-elle dit, avaient comploté avec l’armée tunisienne pour désavouer Ben Ali. Le Canard Enchaîné la cite ainsi, « Ce sont les Américains qui ont pris les choses en main…Nous sommes restés tout le temps dans un brouillard total. Inutile de préciser que les Américains n’ont pas pris la peine de nous tenir au courant. »

Ce n'est que le 15 janvier que Sarkozy a rompu son silence. Il a refusé d'autoriser l'entrée en France de Ben Ali et sa famille et il a dit avoir donné l'ordre de bloquer des « mouvements financiers suspects concernant des avoirs tunisiens en France.»

Un communiqué présidentiel a évité toute critique du régime en matière de répression des protestations. Il a appelé « au calme et à la fin des violences » et à « des élections libres aussi vite que possible. » Il a ajouté que la France offrait « un soutien déterminé» au peuple tunisien dans « sa volonté de démocratie », autrement dit Sarkozy soutient les tentatives de rabibocher un gouvernement comprenant des représentants de haut rang du régime Ben Ali avec le saupoudrage de quelques permanents syndicaux et ex-staliniens à des postes mineurs.

Le malaise de Sarkozy s'est accentué avec les révélations que l'épouse de son ex-allié, Leïla Trabelsi, s'était enfuie en emportant 1,5 tonne de lingots d'or volés de la banque nationale.

Depuis, le personnel du gouvernement a rapidement dû retirer des bureaux des ambassades la photographie montrant une poignée de main chaleureuse entre les deux présidents lors de la visite officielle de Sarkozy en Tunisie en 2008. A l’époque, Sarkozy avait dit à Ben Ali : «J’ai pleinement confiance dans votre volonté de voir continuer à élargie l’espace des libertés en Tunisie. »

Le gouvernement craint des manifestations de masse en France contre sa politique tunisienne. A Paris, un gros contingent de CRS protège l'ambassade d'Arabie saoudite, pays où Ben Ali s'est réfugié après avoir fui la Tunisie.

Malgré les critiques émises par le parti de l'opposition le Parti socialiste et ses alliés soi-disant de gauche concernant la loyauté de Sarkozy envers Ben Ali, ils sont eux aussi tout aussi complices du régime depuis la prise du pouvoir de Ben Ali en 1984.

Le ministre de la Culture de Sarkozy, Frédéric Mitterrand, neveu de l’ancien président François Mitterrand du Parti socialiste, avait été honoré de la citoyenneté tunisienne par Ben Ali dans les années 1990 pour avoir promu la culture tunisienne. Le 10 janvier, le ministre de Sarkozy, ayant appris que le bilan des victimes parmi les manifestants était de 27, a affirmé dans une interview sur la chaîne tv Canal+ : « Mais dire que la Tunisie est une dictature univoque, comme on le fait si souvent, me semble tout à fait exagéré. »

Le soutien impudent du gouvernement Sarkozy pour le régime Ben Ali mine la crédibilité de ses commentaires humanitaires hypocrites. Comme le journal régional l’Est Républicain le fait remarquer, « La célérité à présent déployée pour accompagner la révolution de Jasmin n’a eu d’égale que la réticence, avant-hier, à condamner la répression… »

Le ministre de la Défense, Alain Juppé, a essayé de défendre l’impérialisme français en remarquant que la France n’était pas la seule grande puissance à soutenir la dictature de Ben Ali : « Tous les pays, disons occidentaux…européens et américains, ont considéré que la Tunisie était un pays stable politiquement, qui se développait économiquement…Sans doute avons-nous, les uns et les autres, sous-estimé le degré d’exaspération de l’opinion publique face à un régime policier…et dictatorial…J’aimerais qu’on me cite un seul grand gouvernement européen ou américain qui, avant les événements de Tunisie, avait souhaité le départ de Ben Ali. »

Ce que Juppé a apparemment manqué de noter est que sa déclaration – que tous les pays occidentaux soutiennent « un régime policier et dictatorial » s’ils sont politiquement stables et favorables aux intérêts occidentaux – n’excuse pas le gouvernement français. Au contraire, c’est une mise en accusation de la politique de toutes les principales puissances impérialistes, à la fois dans leur soutien pour la Tunisie et pour d’autres Etats policiers de par le monde.

Dans une autre tentative peu sincère pour couvrir ses liens avec le régime, des responsables gouvernementaux ont affirmé que la France ne s’était pas opposée à Ben Ali par respect de la souveraineté nationale de la Tunisie. L’affirmation que le gouvernement français respecte le principe de la souveraineté nationale est manifestement absurde.

En ce moment précis, il y a quelque 800 soldats français en Côte d’Ivoire, prêts à intervenir dans l’impasse des élections présidentielles. Ceci fait partie d’un vaste réseau des opérations militaires françaises en Afrique, y compris les bases militaires permanentes situées stratégiquement à Djibouti et au Gabon, riche en pétrole. Le gouvernement français intensifie également son action militaire au Niger pour défendre les vastes installations d’uranium à Arlit et qui appartiennent au groupe français de l’énergie nucléaire Areva.

Et tout particulièrement, 4.000 soldats français occupent l’Afghanistan, participant à la « guerre contre le terrorisme » néocoloniale aux côtés des Etats-Unis et de ses alliés. Outre ses opérations militaires continuelles contre le peuple afghan, la France participe ainsi au réseau mondial des bases aériennes, aux camps de prisonniers, et aux chambres de torture utilisées pour étouffer l’opposition populaire contre l’occupation.

Le Parti socialiste (PS) est complice de cette politique. Le premier ministre PS, Lionel Jospin, avait reçu Ben Ali en 1997 en déroulant le tapis rouge. Son ministre de l’Economie et des Finances (1997-1999), Dominique Strauss-Kahn, actuellement directeur du Fonds monétaire international (FMI) et probablement le candidat présidentiel du PS en 2012, avait été décoré des insignes de Grand Officier de l’Ordre de la République tunisienne par Ben Ali.

En octobre 2010, après une interview avec le premier ministre tunisien, Strauss-Kahn avait loué la « vision prospective » et les réformes adoptées en Tunisie qui « ont permis au pays de réduire l’impact de la crise financière et économique internationale. » En fait, la pauvreté et le chômage ont précipité les protestations de masse en raison surtout des programmes d’austérité et de privatisation du FMI.

En 2008, quelques mois après que le régime tunisien eut réprimé des grèves et des manifestations dans la ville de Gafsa, au Sud de la Tunisie, Strauss-Kahn avait loué la politique économique du régime comme étant « saine ». Il avait ajouté que le FMI avait une opinion « très positive » de la politique de Ben Ali qui représente « le meilleur modèle à suivre pour de nombreux pays émergents. »

En tentant de camoufler son soutien du régime de Ben Ali, le PS révèle les liens sociaux et politiques étroits existant entre la social-démocratie européenne et la dictature tunisienne. En critiquant la gestion des protestations tunisiennes par le gouvernement Sarkozy comme une « faute majeure », la première secrétaire du PS, Martine Aubry a commenté : « Depuis 2005, le Parti socialiste a toujours condamné l’absence de liberté en Tunisie. »

Cette déclaration soulève immédiatement la question suivante: pourquoi le PS n’a-t-il pas critiqué la dictature de Ben Ali avant 2005 ? Ben Ali était alors au pouvoir depuis près de 20 ans, depuis 1987.

L'affirmation implicite d’Aubry que le PS a encouragé Ben Ali à accorder une plus grande liberté en Tunisie après 2005 est complètement fausse. En fait, tout au long de cette période le PS était officiellement affilié au parti dirigeant de Ben Ali – le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) – au sein de l’Internationale socialiste.

L’organisation internationale comprend les partis travaillistes britannique et australien, le Parti social-démocrate d’Allemagne, le Parti socialiste de France, le parti PASOK de Grèce et le PSOE d’Espagne. Ces deux derniers partis sont actuellement au pouvoir. Au moment même où ils imposaient des réductions massives d’emplois, de salaires et de services sociaux suite au déclenchement de la crise de la dette européenne, le PASOK, tout comme le PSOE, mobilisaient l’armée pour briser les grèves des travailleurs. Des actions que Ben Ali approuverait entièrement.

Le 18 janvier – quatre longs jours après la fuite de Ben Ali de Tunis – Martin Schulz, qui préside le groupe socialiste au parlement européen, a annoncé que l’Internationale socialiste avait expulsé le RCD de ses rangs. Le journaliste de Libération, Jean Quatremer, a rapporté sur son blog que la veille néanmoins, « Le groupe socialiste du parlement européen, présidé par Martin Schulz, a joint ses voix au groupe conservateur PPE [Parti populaire européen] pour bloquer toute résolution sur la révolution tunisienne. »

(Article original paru le 24 janvier 2011)

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