Depuis une semaine, le gouvernement Obama et les médias tentent de
générer au sein de l’opinion publique américaine de l’enthousiasme pour le
meurtre d’Oussama ben Laden. A peine Obama avait-il terminé son discours
annonçant la mort de ben Laden que les médias publiaient des images
d’étudiants célébrant spontanément la nouvelle devant la Maison Blanche.
Bien que la présence de bouteilles de bière et des signes d’ébriété publique
aient fortement atténué la valeur « emblématique » de cette scène, on
voulait de toute évidence qu’elle serve à démontrer l’existence d’une
effusion de soutien populaire pour l’assassinat.
En fait, il n’y a guère eu de signe que le meurtre de ben Laden ait
suscité, parmi la grande masse de la population américaine, quelque chose
ressemblant à l’enthousiasme frénétique qu’il a suscité dans les médias. Mis
à part un petit nombre de manifestations orchestrées, les Américains ont
vaqué à des occupations quotidiennes de plus en plus difficiles, comme ils
le font d’ordinaire. Ils n’ont pas regretté la mort de ben Laden, mais ils
n’ont vu aucune raison de participer à la célébration de son meurtre par les
médias. Malgré tous les efforts entrepris ces dernières 30 années pour
éradiquer la conscience démocratique du peuple, elle existe encore. La
pratique du « meurtre ciblé » n’est pas populaire.
Les médias, qui semblent ressentir le malaise du public, ont réagi avec
une belligérance accrue. Dans une rubrique parue dans le New York Times
de dimanche et intitulée « Tuer le mal ne nous rend pas mauvais, » Maureen
Dowd a fustigé les manifestations de doute quant à la légitimité de
l’assassinat de ben Laden. Elle a dénoncé le « débat absurde » au sujet de
la légalité de ce meurtre. « Je veux de la mémoire, et de la justice et de
la vengeance, » a-t-elle déclamé. Mme Dowd ne reconnaît pas qu’il y a une
incompatibilité fondamentale entre la justice, qui est un idéal ancré dans
des principes démocratiques, et la vengeance qui a poussé des hordes de
lyncheurs à entrer en action.
« La supposition vraiment insensée se cachant derrière une partie des
supputations, » a poursuivi Dowd, « c’est que le fait de tuer Oussama nous
rend semblable à Oussama, comme si toutes les mises à mort étaient les
mêmes. »
L’ironie de sa remarque a échappé à Dowd. Un assassinat est effectivement
un genre de meurtre très exceptionnel et illégal. Sa pratique par un
Etat – et particulièrement par les Etats-Unis – a des implications
politiques de grande portée vu que l’acte est reconnu comme étant la
violation la plus extrême des normes démocratiques et légales. L’implication
des Etats-Unis dans des assassinats politiques dans les années 1960 avait
fait partie d’un modèle d’actions illégales qui ont conduit à la
criminalisation systématique de l’administration Nixon et à ses violations
des droits démocratiques aux Etats-Unis.
Le fameux rapport de 1976 de la Commission sénatoriale présidée par Frank
Church avait explicitement condamné les assassinats comme étant
« incompatibles avec les principes américains, avec l’ordre international et
la moralité. »
Le gouvernement Obama, conscient des réserves quant à l’assassinat, a
tenté d’éviter les problèmes légaux posé par le meurtre de ben Laden en
affirmant qu’il avait été tué lors d’un violent échange de coups de feu et
qu’il avait trouvé la mort l’arme à la main. Cette version initiale a été
abandonnée dans le courant de la semaine dernière. Il n’y avait pas eu
d’échange de coups de feu et ben Laden n’était pas armé.
Même dans le cas d’une interprétation des plus indulgentes de la loi –
qui a été fournie en 2005 dans un essai publié dans le journal de droit
Duke Law Review (« Prendre Oussama ben Laden pour cible : un examen de
la légalité de l’assassinat comme instrument légal de la politique étrangère
des Etats-Unis » – les circonstances véritables de la mort de ben Laden
condamnent le geste du gouvernement Obama. Dans un commentaire analysant la
légalité de l’assassinat dans des conditions de guerre, l’auteur, Howard A.
Wachtel, affirme : « Si Oussama ben Laden, par exemple, était sur le point
de se rendre, il serait illégal pour un soldat américain de le tuer. » Mais,
il semblerait que c’est précisément ce qui s’est passé.
En tout cas, Dowd n’essaie pas de fonder sa défense du meurtre sur des
subtilités juridiques. Elle ne comprend tout simplement pas toute cette
agitation. Elle, et à cet égard le New York Times, écrivent comme si
les questions légales ne portaient pas à conséquence et que les débats au
sujet du meurtre étaient tout simplement « insensés ».
Il vaut la peine de rappeler la réaction en avril 1988 du Times à
l’assassinat par le gouvernement israélien du dirigeant militaire de
l’Organisation de libération de la Palestine, Khalil al-Wazir, connu aussi
comme Abou Jihad. Bien qu’Israël n’ait pas officiellement assumé la
responsabilité du meurtre, il fut présumé que l’assassinat d’Abou Jihad
avait été ordonné par le gouvernement Shamir qui avait justifié, dans des
déclarations officieuses, l’action comme étant une mesure défensive à
l’encontre d’un dirigeant « terroriste » organisant et dirigeant le
soulèvement palestinien dans les territoires occupés de Gaza et de
Cisjordanie.
Dans un commentaire courroucé, Tom Wicker, qui était alors le chroniqueur
en chef du New York Times, avait déclaré que l’assassinat « violait…
le comportement décent attendu d’un gouvernement démocratique et respectueux
des lois. » Il avait exprimé sa consternation face à « l’idée que les
dirigeants les plus haut placés et les plus responsables d’Israël
approuvaient délibérément un assassinat politique. »
La rubrique de Wicker avait rejeté comme justification d’un meurtre
l’argument « qu’Israël vivait dans un quasi état de guerre, entouré par des
ennemis implacables. » Il a déclaré, « Le meurtre calculé est l’instrument
du terrorisme pas celui de société décentes dans lesquelles il doit toujours
être illégal, inhumain, immoral. »
Le sentiment exprimé par Wicker est introuvable chez l’establishment
médiatique d’aujourd’hui. Ces dernières 25 années on a vu s’effondrer
l’engagement de l’élite dirigeante américaine pour la démocratie.
La raison ne se trouve pas dans la « menace » que poserait un terrorisme
aux Etats-Unis. Même avant le 11 septembre, la démocratie américaine était
déjà dans un état de décomposition avancée. A la fin des années 1990, un
complot pour relever de ses fonctions le président (la destitution de
Clinton) avait failli réussir. Les élections de 2000 s’étaient terminées
avec la suppression par la Cour suprême du plus fondamental des droits
démocratiques – le droit des citoyens de voir leurs votes décomptés.
Le pourrissement de la démocratie fut accéléré par les attentats du 11
septembre, une journée qui reste enveloppée de mystère. Des guerres furent
lancées sur la base de mensonges massifs et une menace terroriste qui fait
l’objet d’un battage médiatique infini a été invoquée au cours de la
dernière décennie pour justifier l’éviscération des principes et des droits
constitutionnels.
Qu’est-ce qui explique ce processus réactionnaire ? Il faudrait être
aveugle pour ne pas voir le lien entre l’accumulation massive de la richesse
par une petite élite et son hostilité de plus en plus flagrante à l’égard de
la démocratie.
Dans ce contexte, il convient de prendre note d’un autre essai publié la
semaine dernière dans le New York Times par le chroniqueur David
Brooks. Sous le titre, « La politique du solipsisme, » cet essai dénonce la
démocratie comme étant une perversion de la vision de la république de la
part des fondateurs. « La distinction [entre une république et une
démocratie] s’est perdue au cours de ces dernières décennies, mais elle
importante. »
Brooks continue en disant: « Au fil des années, les principes
démocratiques ont inondé les principes républicains. Nous sommes à présent
impatients à l’égard de toute institution qui entrave la volonté populaire,
la considérant comme non démocratique et illégitime. »
Brooks reste flou au sujet du processus de démocratisation qu’il déplore.
Il parle seulement de « ces dernières décennies » et du « fil des années ».
En fait, il dénonce l’entière tradition démocratique qui tire son
inspiration de la Déclaration d’indépendance de Jefferson qui proclame « la
vie, la liberté et la recherche du bonheur » comme des droits inaliénables.
Pour être historiquement plus précis, Brooks – qui fait fonction de
philosophe politique au Times – a pris dans son collimateur la
« renaissance de la liberté » proclamée par Lincoln à Gettysburg qui fait
valoir comme son idéal « un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le
peuple. » Brooks n’éprouve que le mépris le plus profond pour cette grande
vision démocratique. « Les politiciens, » écrit-il, « considèrent comme leur
devoir de servir les électeurs comme une entreprise sert ses clients. »
La cause immédiate de la diatribe de Brooks contre la démocratie est la
résistance populaire à l’encontre des coupes massives des dépenses sociales
exigées par l’aristocratie financière et patronale. Il déclare, « Les
électeurs devront approuver des arrangements institutionnels restreignant
leur désir de dépenser pour eux-mêmes maintenant. » Ils seront tenus
d’accepter que « la politique ne consiste plus à satisfaire les besoins
immédiats des électeurs. »
Nous n’avons pas ici simplement à faire aux essais d’écrivains
individuels. Les chroniqueurs du Times expriment le sentiment
politique et les tendances profondément réactionnaires existant au sein de
la classe dirigeante américaine. Son engagement pour la démocratie est en
train de disparaître. Elle est obsédée par l’accumulation et la protection
de sa richesse qui découle d’activités financières criminelles à l’intérieur
du pays et d’une violence sans fin à l’étranger.
Au-delà des frontières des Etats-Unis, et durant ces dix dernières
années, les victimes du militarisme impérialiste américain se sont chiffrés
à des centaines de milliers sinon à des millions. A l’intérieur des
Etats-Unis, l’élite dirigeante est en train d’intensifier la
contre-révolution sociale qui menace de pauvreté de vastes sections de la
classe ouvrière.
Une violence illimitée, la répudiation de la légalité et la suppression
de la démocratie : voilà la trajectoire réactionnaire du capitalisme
américain contemporain.
La défense des droits démocratiques et la défaite de la réaction sociale
dépendent de la mobilisation politique de la classe ouvrière sur la base
d’un programme socialiste international. C’est là la tâche à laquelle s’est
engagé le Parti de l’Egalité socialiste (Socialist Equality Party).
(Article original paru le 9 mai 2011)