Dans un contexte où le contrat de travail des travailleurs de la
société des transports de Toronto (Toronto Transit Commission, TTC) expire le
1er avril prochain, le gouvernement ontarien du premier ministre libéral Dalton
McGuinty a abruptement mis fin au débat de l'Assemblée législative provinciale
sur le projet de loi visant à priver plus de 9000 chauffeurs d'autobus, de
métro et d'employés à l'entretien de leur droit de grève. Il est prévu que le
projet de loi faisant du TTC un « service essentiel » entre en
vigueur et ait force de loi dans la dernière semaine de mars.
L'attaque libérale contre sur le droit le plus élémentaire des
travailleurs survient à la suite du vote pris par le conseil municipal de
Toronto, mené par le multimillionnaire de droite, le maire Rob Ford, requérant
formellement au gouvernement McGuinty – qui a juridiction en la matière
– de mettre au point et d'adopter une telle loi. Depuis son élection
l'automne dernier, Ford a été le fer de lance d'une campagne de salissage
contre les travailleurs du secteur public, il a privatisé la collecte des
ordures ménagères, vendu des biens publics et réduit davantage les taxes des
entreprises et des riches. Il est prévu que le budget municipal 2012 de Ford
tente de décimer ce qui reste du filet de sécurité sociale à Toronto, incluant
la privatisation du logement social de la ville.
Bien que les dirigeants syndicaux de la province aient fait des
déclarations pour la forme défendant « en principe » le droit de
grève des travailleurs, ils ont clairement laissé entendre qu'aucune résistance
sérieuse ne serait organisée pour lutter contre cette dernière attaque.
Le mois dernier, Bob Kinnear, président de l'Amalgamated Transit
Union, section 113, qui représente les travailleurs du TTC, a donné le ton à la
capitulation de la bureaucratie syndicale, en écrivant à la direction que son
syndicat renoncerait volontairement à son droit de grève au cours des présentes
négociations contractuelles ! « Nous agirons comme si une loi sur les
services essentiels était déjà en vigueur », a déclaré Kinnear. « Ça
va donner au maire ce qu'il veut, mais devrait également donner ouverture à
plus de consultation que ce qu'il a permis jusqu'à maintenant.»
Lorsque le gouvernement ontarien a annoncé son intention de priver
les travailleurs du TTC de leur droit de grève, Kinnear s'est empressé
d'annoncer que son engagement de ne pas faire la grève demeurait entier.
Kinnear a dernièrement été louangé par le quotidien le Globe
and Mail, le porte-parole de la grande entreprise, qui le présentait comme
étant un des « rares dirigeants ouvriers qui reconnaissent que l'époque
des belles années est terminée pour les syndicats du secteur public,
spécialement dans le Toronto de Rob Ford ». Le journal a cité avec
approbation les propos antidémocratiques, et la perspective pro-bureaucratique
de Kinnear pour la section 113 : « Je peux vous dire clairement que
j'ai informé mes membres dès le début de ce mandat que le syndicat en tant
qu'organisation aura des décisions et des positions à prendre qui ne seront
peut être pas populaires auprès de la base, mais ces décisions seront prises
dans l'intérêt fondamental de l'organisation à long terme... le bon vieux temps
est fini. Nous devons être beaucoup plus intelligents dans la façon de livrer notre
message. »
En fait, Kinnear n'est pas un cas isolé, au contraire. Au cours de
la dernière période, la bureaucratie syndicale a supervisé la transformation
des syndicats en appendices des employeurs.
Après que le maire Ford a présenté son plan de privatisation de la
collecte des ordures ménagères à Toronto et préparé le déploiement des briseurs
de grève en prévision d'une résistance ouvrière, Mark Ferguson, président d'une
section du Syndicat canadien des employés du secteur public représentant les
travailleurs de l'extérieur de la ville, a promis qu'il n'y aurait pas de grève
à l'expiration du contrat. Lors de la grève qui dura un an à Vale Inco à
Sudbury, la direction du syndicat des métallurgistes (USW) n'organisa aucune
opposition à la campagne sans précédent pour briser la grève, acquiesçant à
l'utilisation des travailleurs de bureau et des techniciens organisés au sein
du USW comme briseurs de grève. Elle assura l'application des ordonnances
antisyndicales des tribunaux, et accepta en fin de compte des concessions
massives.
Les dirigeants syndicaux de la province ont maintenu une relation
confortable avec le gouvernement de la grande entreprise de Dalton McGuinty,
même si ce dernier a refusé, sauf pour les apparences, de modifier les
politiques de droite de la « révolution du bon sens » imposée par ses
prédécesseurs du parti Conservateur.
Appuyant dans les faits les libéraux depuis leur arrivée au
pouvoir en 2003, la bureaucratie syndicale a régulièrement (et avec gratitude)
défendu les positions du gouvernement dans les divers comités tripartis. En
février, Ken Lewenza, président des Travailleurs canadiens de l'automobile
(TCA), a soumis un document étayant sa position dans lequel il félicitait le
gouvernement pour ses « initiatives positives prises dans de nombreux
domaines » incluant son appui au sauvetage du marché de l'automobile qui a
entraîné des coupes draconiennes dans les salaires, les avantages sociaux et
les conditions de travail. Et tandis que le gouvernement libéral prépare
d'autres mesures d'austérité pour 2012, le document du TCA a appuyé
l'échéancier du ministre des Finances pour équilibrer le budget aux dépens des
travailleurs.
Dans les dernières années, les TCA ont, lors des élections, mis de
l'avant la tactique du « vote stratégique », par lequel les
travailleurs sont encouragés à voter pour les candidats libéraux au lieu des
sociaux-démocrates, contre les conservateurs dans les circonscriptions ou il
est estimé que seul le candidat libéral a des chances de battre le candidat
conservateur, et ce, tant pour les élections fédérales que provinciales. Pour
les prochaines élections provinciales, prévues pour octobre 2011, les TCA, avec
les autres syndicats à la traîne, vont encore une fois promouvoir les libéraux
comme le « moindre mal », en mettant l'accent cyniquement sur
l'alliance de Ford avec les conservateurs pour justifier un appui à McGuinty
– même si le premier ministre est de connivence avec Ford dans ses
attaques contre les services publics et les droits des travailleurs.
Durant ce débat frauduleux sur le projet de loi sur les
« services essentiels », le NPD ontarien a évité d'élaborer
clairement une position sur l'assaut de McGuinty contre le droit de grève. Une
recherche sur le site web officiel du parti reste sans résultat quant à une
déclaration expliquant la position du parti sur le projet de loi. La chef
Andrea Horward, dans les quelques phrases toutes faites livrées aux médias, a
limité ses critiques sur la rapidité inconvenante avec laquelle les libéraux
ont adopté le projet de loi.
La position évasive du NPD sur cette question n'est pas si
difficile à comprendre. Les sociaux-démocrates ont déjà appuyé des lois de
« retour au travail », incluant un front commun avec les
parlementaires libéraux et conservateurs pour forcer le retour au travail des
employés du TTC après seulement deux jours de grève lors des dernières
négociations en 2008. La seule et unique fois que le NPD a formé le
gouvernement en Ontario il a utilisé le « contrat social » pour
rouvrir les contrats d'un million de travailleurs du secteur public afin
d'imposer des congés non payés – c.-à-d. des baisses de salaire –
et des suppressions d'emploi.
Les libéraux de McGuinty ont tenté de présenter leur loi
syndicaliste comme une initiative positive pour « la population de
Toronto ». À cet égard, leur cynisme est sans borne. Le TTC est le seul
système de transport public en Amérique du Nord qui doive financer entièrement
ses coûts d'opérations par les taxes locales et les tarifs, sans assistance
financière gouvernementale. Des trajets d'autobus sont supprimés, le métro est
congestionné et les interruptions de service causées par la décrépitude des
infrastructures sont fréquentes. Si Ford et McGuinty sont préoccupés par les
conséquences des arrêts de travail sur le transport public de la ville, c'est
en raison de leur impact potentiel sur les profits de la grande entreprise. En
plaidant pour le projet de loi, les législateurs provinciaux et les conseillers
de la ville de Toronto, citent régulièrement une étude indiquant qu'une grève
dans le transport public pourrait coûter 50 millions de dollars par jour aux
revenus des entreprises capitalistes.
Quelques voix se sont élevées dans la presse officielle arguant
que les difficultés financières de la TTC n'allaient pas nécessairement être
réduites par la loi antigrève. Elles font valoir que les arbitres provinciaux
ont traditionnellement été réticents à faire des changements significatifs
– comme permettre la sous-traitance – dans les contrats couvrant
les travailleurs « essentiels » et que la désignation du terme
« essentiel » encourage les arbitres à accorder plus que ce qui
aurait normalement été négocié. Les généreuses augmentations de salaire
accordées aux policiers à travers le pays sont constamment mentionnées pour venir
soutenir cette assertion.
Il est fait abstraction dans ce débat de la glorification par
l'establishment des forces policières en tant que défenseurs de
« l'ordre », et ce, dans un contexte de croissance des inégalités
sociales et du poids politique croissant au sein du gouvernement d'une police
dorlotée qui fait pression pour obtenir plus de pouvoir et d'argent. Tandis que
la propagande officielle présente constamment les policiers comme des citoyens
exemplaires, les travailleurs sont montrés, avec de plus en plus d'agressivité,
comme étant paresseux, cupides et des trouble-fête ingrats.
Il est vrai qu'auparavant, il y avait un consensus au sein de
l'élite pour maintenir le droit de grève des travailleurs du TTC, en partie
parce que les gouvernements agissent très rapidement pour rendre une grève
illégale et aussi par appréhension qu'un arbitre serait plus favorable à
l'égard des travailleurs considérés comme essentiels. Si ce sentiment est
aujourd'hui complètement disparu, c'est parce que c'est maintenant un secret de
polichinelle dans les coulisses du pouvoir que le prochain gouvernement
ontarien – avec un déficit annuel de 19 milliards de dollars – va
adopter une loi spéciale donnant l'ordre aux arbitres de rendre des ordonnances
conformes à la « capacité de payer » de l'employeur, ou bien éliminer
complètement le processus d'arbitrage actuel. Cela permettra ainsi, dans un
contexte d'austérité imposée par le gouvernement, d'utiliser la loi sur les
services essentielles pour sabrer les salaires et restreindre encore plus les
droits des travailleurs.
Sous les effets de la crise mondiale du capitalisme, l'élite
dirigeante s'est embarquée dans une offensive qui tend à modifier
historiquement la position sociale de la classe ouvrière pour la rejeter dans
les conditions semblables à celles des années 1920. Les coupes brutales
imposées présentement dans pratiquement toutes les sphères sociales et légales
de la vie des travailleurs par le gouverneur du Wisconsin aux États Unis sont
devenues le modèle à suivre pour toutes les juridictions à travers le
continent.
À cet égard, un récent éditorial écrit par l'influent libéral John
Mraz, publié dans le quotidien néoconservateur du National Post, est
très instructif pour les travailleurs canadiens. Mraz exhortait la grande
entreprise à se préparer à une importante confrontation de classe à Toronto
dans les mois à venir. L'offensive de Ford pour la privatisation de la collecte
des ordures ménagères « n'est que le début », a-t-il écrit.
« Cela va créer un précédent pour les prochaines négociations quand les
contrats de chaque syndicat vont arriver à terme. Cela va aussi attirer
l'attention de tous les maires du pays qui sont aux prises avec des scénarios
semblables, et cherchent à réduire leur budget municipal. Des petites villes au
plus grosses, le pouvoir du mouvement ouvrier organisé continu de contrecarrer
les tentatives des administrations municipales de réduire les coûts et de
développer des méthodes plus efficaces. »
Marz a soutenu qu'il est à prévoir que les travailleurs de Toronto
vont résister à la privatisation du service de collecte des ordures et au
démembrement de leur contrat. Il a réclamé de Ford et de l'élite dirigeante de
se préparer à la possibilité d'un « soulèvement » des « 150,000 membres
du syndicat dans la ville de Toronto » – incluant « des grèves
généralisées semblables aux infâmes manifestations en France qui paralyseraient
la ville et l'économie ». Pour se préparer à une telle confrontation, Mraz
conseille aux politiciens de la ville de « jouer dure », de lancer
une campagne préventive de relations publiques afin de vilipender les
travailleurs syndiqués et de ne pas hésiter à organiser une force de
travailleurs de remplacement pour briser toute grève dès le début.