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Canada : La mort de Jack Layton et le mythe de la solidarité nationale

Par Richard Dufour
3 septembre 2011

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La mort subite la semaine dernière du nouveau chef de l’opposition officielle Jack Layton, le chef du Nouveau Parti démocratique (NPD) basé sur les syndicats, a été transformée en un événement quasi officiel de célébration de la social-démocratie et du nationalisme canadien.

C’était bien ce que Layton espérait et visait, comme le souligne sa « Lettre aux Canadiens » qu’il a rédigé avec ses principaux adjoints dans les jours qui ont précédé son décès et rendue publique quelques heures seulement après l’annonce qu’il avait succombé à un cancer.

Ce à quoi les travailleurs empreints d’esprit critique et les socialistes doivent réfléchir, c’est la raison pour laquelle les médias corporatistes, opposants politiques ostensibles de Layton, et l’ensemble de l’établissement – à l’exception du National Post et du groupe Sun Media, ont choisi d’encenser Layton comme un véritable héros national.

Quelques heures après la mort de Layton, le premier ministre conservateur Stephen Harper a offert à sa famille que des funérailles nationales soient organisées, un privilège rarement accordé à quiconque n’a pas été premier ministre, gouverneur général ou qui, au moment de son décès, n’était pas membre du cabinet fédéral. Le Globe and Mail, le journal canadien de référence, a consacré sa première page en entier mardi dernier, à brosser une esquisse de Layton et publier un court extrait de sa « Lettre aux Canadiens ».

Tout au long de la semaine dernière, les réseaux de télévision et les quotidiens ont salué la vie et la carrière politique de Layton, encourageant le pays à pleurer sa disparition comme étant la perte d’un infatigable défenseur des défavorisés et un promoteur de la politique de principes. Le tout a culminé samedi avec la couverture en direct des funérailles nationales de Layton par la CBC, le diffuseur du gouvernement canadien, et les deux autres grands réseaux de télévision de langue anglaise du pays.

La lumière est jetée sur certains des calculs qui se cachent derrière la campagne médiatique pour faire de Layton un objet de l’adulation nationale dans le long éditorial publié dans le Globe du 23 août. Intitulé « Jack Layton: He ennobled politics » (Jack Layton : l’homme qui a ennobli la vie politique), l’éditorial fait l’éloge du chef du NPD décédé, pour avoir « travaillé de façon pragmatique au-delà des lignes partisanes » et avoir su conserver « un cours tempéré ». Sous Layton, se réjouit le rédacteur en chef du Globe, les sociaux-démocrates du Canada se sont éloignés de « leur appel du cœur traditionnel pour plus de services publics et contre les réductions d’impôts ».

Layton a certes fait avancer le NPD, qui depuis des décennies avait désavoué son programme réformateur de chiffe molle, mais justement pour le pousser encore plus à droite. En prenant la direction du parti en 2003, Layton a tracé la voie pour que le NPD devienne un parti « gouvernemental », prouvant à la classe dirigeante canadienne qu’il était un parti « modéré », « financièrement responsable » et « progressiste », c’est-à-dire un parti de droite bourgeois.

Sous la direction de Jack Layton, le NPD a abandonné ses appels timides à la bourgeoisie pour une augmentation des dépenses sociales et fait siennes les exigences de la classe dirigeante pour un budget équilibré.

En matière de politique étrangère, le NPD a fourni une couverture politique vitale à la bourgeoisie canadienne qui trépignait de participer aux interventions militaires dirigées par les États-Unis dans des endroits aussi éloignés que l’Afghanistan, Haïti, et plus récemment en Libye, dans l’espoir de faire avancer ses propres intérêts prédateurs géopolitiques et obtenir sa part dans la redistribution des ressources de la planète en menant au grand jour une politique d’agression impérialiste.

En 2005, Layton a conclu un accord pour maintenir au pouvoir le gouvernement libéral qui, sous Paul Martin et Jean Chrétien, avait effectué la plus grande réduction de dépenses sociales de l’histoire canadienne, en plus de mettre en œuvre des réductions d’impôts massives pour les grandes entreprises et les riches. Trois ans plus tard, Layton a accepté de siéger dans un gouvernement de coalition libéral qui était prêt à mettre en place un régime libéral de type conservateur avec 50 milliards $ de réduction de plus dans les impôts des sociétés et à prolonger la guerre en Afghanistan pour une période supplémentaire de trois ans.

Même les médias corporatistes ont fait remarquer que la plate-forme du NPD aux élections fédérales cette année-là ne différait guère de celle des libéraux. Le NPD n’avait en effet proposé aucune initiative importante en matière de dépenses sociales, ni de mesures visant à réduire les inégalités sociales, préférant s’engager à maintenir le niveau record actuel des dépenses militaires, et faisant de la réduction des impôts pour les petites entreprises le pivot de son plan pour la création d’emplois.

La réponse de Layton à l’appui sans précédent recueilli par le NPD aux élections fédérales de mai dernier a été d’intensifier sa campagne pour convaincre la classe dirigeante que le NPD devrait être autorisé à assumer le rôle jusqu’ici attribué aux libéraux, c’est-à-dire de servir comme son parti gouvernemental de « gauche ». Cette campagne a notamment vu une poussée à la dernière convention nationale du parti pour rayer le mot « socialisme » de la constitution du NPD.

Mais la demi-canonisation de Layton n’est pas qu’une simple réponse au repositionnement du NPD. La classe dirigeante voit qu’il y a une profonde aliénation populaire à l’endroit de l’establishment politique et que la colère sociale monte. Par ailleurs, elle s’attend à ce que cette colère aille rapidement en s’intensifiant à mesure qu’elle se manifestera, et dans des conditions où, aux prises avec la plus grande crise du système capitaliste depuis la Grande Dépression, elle sabrera les emplois et les salaires et démantèlera ce qui reste de l’État providence.

Les références démesurées des médias à l’égard du « pragmatisme » de Layton et de sa personnalité « près des gens » ne font en fait que souligner ce qui faisait de lui un atout si précieux de la classe dirigeante, et la vraie raison pour laquelle elle est en deuil, puisqu’elle perd avec sa mort la possibilité de mettre une sympathique figure populiste sur son orientation politique de droite.

Le NPD est apprêté et promu pour jouer un rôle central dans l’étouffement de la lutte des classes et, si le gouvernement Harper faiblit devant l’opposition populaire, à assumer la responsabilité directe d’imposer l’ordre du jour d’austérité et militariste de la bourgeoisie.

Comme d’habitude, des changements politiques clés sont préparés à huis clos par les conseils d’entreprises et les cercles dirigeants, dans le dos de la population canadienne. Des changements pour lesquels les sociaux-démocrates fournissent une couverture vitale en affirmant que le pouvoir réside au Parlement et qu’il est le forum où les « représentants du peuple » peuvent travailler ensemble pour un « Canada meilleur ».

Le rejet et la répression de la lutte de classe en faveur d’une solidarité nationale fictive ont été la spécialité de Jack Layton, jusqu’à ses derniers moments. Ainsi, à la fin du mois de juin, il a déploré la législation des conservateurs criminalisant les travailleurs des postes en grève contre les concessions, alors même qu’il conspirait activement avec le Congrès du travail du Canada et le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes pour mettre fin à la grève afin d’éviter un affrontement direct entre la classe ouvrière et le gouvernement Harper.

Dans sa « Lettre aux Canadiens » Layton écrit : « le Canada est un magnifique pays, un pays qui représente les espoirs du monde entier. Mais nous pouvons bâtir un meilleur pays, un pays où l’égalité, la justice et les opportunités sont plus grandes… Nous pouvons faire tout ça parce que nous avons enfin un système de partis politiques fédéraux qui nous offre de vrais choix; où notre vote compte; où en travaillant pour le changement on peut effectivement provoquer le changement. »

Comme pour rendre absolument clair qu’il rejetait toute notion de mobilisation des travailleurs dans une lutte de masse pour l’égalité sociale, les derniers mots de Layton ont été : « Mes amis, l’amour est cent fois meilleur que la haine. L’espoir est meilleur que la peur. L’optimisme est meilleur que le désespoir. Alors aimons, gardons espoir et restons optimistes. Et nous changerons le monde. »

La bourgeoisie canadienne a pourtant le sang d’Afghans et de Libyens ordinaires sur ses mains. Elle a procédé à des rafles et emprisonné des centaines de jeunes Canadiens lors du Sommet du G20 à Toronto en juin 2010, pour le seul « crime » d’avoir protesté contre les politiques économiques et sociales dévastatrices poursuivies par les gouvernements de partout dans le monde afin d’apaiser les marchés financiers internationaux. Elle prépare maintenant une nouvelle série de réductions massives dans les dépenses sociales qui laissera des millions de travailleurs avec peu ou aucune protection, alors même qu’une grave récession plane sur toute l’économie mondiale.

Non, la bourgeoisie canadienne ne parle pas la langue de « l’amour », de « l’espoir » et de l’« optimisme », mais bien celle de la guerre et de la réaction sociale.

Les travailleurs canadiens ne doivent pas se laisser endormir politiquement par les partisans de la réconciliation des classes tel Jack Layton. Comme l’histoire du NPD elle-même le démontre clairement, les sociaux-démocrates agissent comme des prêtres défenseurs de la « solidarité sociale » lorsqu’ils sont dans l’opposition, et comme policiers de l’inégalité et de l’austérité capitalistes quand ils sont au pouvoir.

Les travailleurs et les jeunes en quête d’un monde libre d’oppression et de guerres doivent apprendre à parler la langue du socialisme et de la lutte des classes. Ce n’est que par le développement d’un mouvement politique indépendant de la classe ouvrière et la lutte pour un gouvernement ouvrier, que les besoins de la vaste majorité des travailleurs pour des emplois bien rémunérés, des soins de santé publique de haute qualité, l’accès à l’éducation et aux autres services publics vitaux seront sécurisés.

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