L'élite dirigeante québécoise intensifie ses
efforts pour mettre un terme à la grève étudiante qui dure depuis deux mois
à la grandeur de la province. Elle voit cette grève comme une opposition
inacceptable à son programme de démantèlement des services publics et de
destruction des droits sociaux.
Au plus fort de la grève à la fin du mois de mars,
250.000 étudiants des universités et des cégeps boycottaient leurs cours
pour s'opposer à la hausse de 75 pour cent, durant les cinq prochaines
années, des droits de scolarité universitaires par le gouvernement libéral
du Québec. Actuellement, 180.000 étudiants sont toujours en grève. Huit des
neuf cégeps francophones de Montréal demeurent en grève. Dans de nombreuses
institutions, les étudiants ont voté pour le maintien de la grève jusqu'à ce
que le gouvernement annule la hausse des frais de scolarité et déclare leur
gel.
La ministre de l'Éducation Line Beauchamp a
ordonné aux universités et aux cégeps de la province de « mettre tout en
oeuvre » pour donner leurs cours, ajoutant que ces institutions avaient
l'obligation légale de donner ces cours. Lors d'une conférence de presse
mercredi, Beauchamp a déclaré : « Ma responsabilité est de rappeler aux
directeurs d'établissements des universités et des cégeps que toutes les
mesures doivent être prises pour que les cours puissent se donner. »
Jeudi, un piquet de grève de plus de 500 étudiants
a réussi à empêcher le Collège de Valleyfield, au sud-ouest de Montréal, de
reprendre les cours. Un petit nombre d'étudiants opposés à la grève
s'étaient réunis à l'extérieur du collège jeudi matin, répondant à l'appel
de l'administration qui exigeait le retour en classe en bravant la volonté
exprimée de la majorité. Mais en raison du grand nombre de personnes
pro-grève sur place, les policiers n'ont pas osé intervenir.
L'administration du collège a néanmoins affirmé qu'elle allait maintenir ses
efforts pour mettre un terme à la grève et qu'elle allait tenter de
reprendre les cours chaque jour jusqu'à ce qu'elle réussisse.
Vendredi, l'Université de Montréal (UdeM) a
demandé à la Cour supérieure du Québec de rendre une injonction pour
interdire toute manifestation étudiante sur tout son campus. Cette mesure
viendrait s'ajouter à une autre injonction de la cour rendue plus tôt cette
semaine qui prévoit des sanctions sévères pour les étudiants qui
bloqueraient l'accès au campus ou aux salles de cours de l'UdeM, ou qui
perturberaient la tenue d'activités universitaires.
La semaine dernière, l'autre importante université
francophone de Montréal, l'Université du Québec à Montréal (UQAM), a obtenu
une injonction de la cour qui interdit de gêner l'accès aux pavillons ou aux
locaux de l'UQAM, au risque de se voir imposer une amende de 50.000 $ et une
peine de prison pouvant aller jusqu'à un an.
Les tribunaux ont aussi prononcé des injonctions
pour forcer la reprise des cours au département d'anthropologie de
l'Université Laval à Québec et au Collège d'Alma. La décision du juge Jean
Lemelin, de la Cour supérieure du Québec, était particulièrement
préoccupante, car elle cherchait à réécrire la loi en suggérant qu'un
boycott de cours par les étudiants était illégal, et elle indiquait du même
coup combien le droit de grève des travailleurs est limité sous la loi
québécoise et canadienne. Lemelin a déclaré : « La légalité de cette grève,
a-t-il écrit, apparaît douteuse en regard du régime et des lois du travail
en vigueur au Québec, qui consacre le droit à la grève à certaines personnes
et à certaines conditions très strictes. »
Les nombreuses injonctions – et d'autres sont
certainement à venir – sont appliquées par la police, qui a été
agressivement déployée contre les étudiants, surtout à Montréal, au cours
des deux derniers mois. À maintes reprises, les policiers ont attaqué des
manifestants au poivre de Cayenne et à la matraque, se sont servi de
présumés actes de vandalisme isolés pour qualifier des manifestations
d'attroupements illégaux et ont procédé à des arrestations de masse
arbitraire.
Tandis que les tribunaux et les policiers tentent
de criminaliser la grève étudiante, le gouvernement et les administrations
des cégeps et des universités menacent d'annuler la session si les classes
ne reprennent pas la semaine prochaine.
L'élite patronale du Québec et du Canada appuie de
manière forte les efforts des autorités pour mettre un terme à la grève,
tout comme elle a accueilli la hausse des frais de scolarité et le refus du
gouvernement Charest de même daigner rencontrer les étudiants en grève pour
discuter de leurs demandes.
Le gouvernement ne « doit ni céder ni faire de
compromis » avec les étudiants, a déclaré le président et chef de la
direction de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Michel
Leblanc, lors d'une entrevue avec le magazine hebdomadaire Les Affaires.
« C’est souvent le problème que nous avons au Québec : les élus reculent
trop souvent lorsqu’un groupe de pression manifeste fort. »
Dans un éditorial publié hier, André Pratte, le
rédacteur en chef de La Presse, le quotidien le plus influent au
Québec, a minimisé l'ampleur des mesures répressives employées pour briser
la grève. « Les leaders étudiants et journalistes parlent "d'un retour en
classe forcé", écrit Pratte. Forcé? La police a-t-elle poussé les étudiants
dans les classes? »
Grand apôtre des coupes dans les dépenses
sociales, de la marchandisation et de la privatisation, Pratte a ensuite mis
l'accent sur le besoin d'une défaite décisive de la grève des étudiants afin
de paver la voie à d'autres « réformes » de la grande entreprise. « Si le
gouvernement Charest, a déclaré Pratte, devait suivre les conseils de la
gauche et des pâtes molles qui, tout en étant d'accord avec la hausse des
droits de scolarité, tremblent à la vue de la "crise", il n'y aurait plus
moyen d'apporter quelque réforme que ce soit au Québec. »
Le Globe and Mail, le supposé journal de
référence du Canada et la voix traditionnelle de l'establishment financier
de Bay Street, a aussi publié un éditorial et un commentaire attaquant les
étudiants.
La classe dirigeante voit que la grève est une
opposition implicite aux mesures d'austérité mises en oeuvre par tous les
paliers de gouvernement et par tous les partis officiels à travers le
Canada. De plus, c'est un affront insupportable pour elle que de voir les
étudiants exiger une éducation de qualité en tant que droit social, au
moment où, en réaction à la crise économique mondiale, elle annonce que tous
les droits gagnés par les grandes luttes sociales de la classe ouvrière au
siècle dernier – que ce soit le système de santé publique ou des retraites
décentes – doivent être saccagés.
La grève étudiante est à un carrefour. Si elle
demeure limitée à une protestation à revendication unique visant à faire
pression sur l'establishment, elle serait défaite. Et ce, même malgré la
ténacité des étudiants et le vaste appui populaire qu'ils ont pu recueillir.
Les étudiants doivent rendre explicite leur
opposition implicite à la stratégie de classe de la grande entreprise et de
tous ses représentants politiques en se tournant vers la classe ouvrière et
en luttant pour une contre-offensive de cette dernière contre tout le
programme de réaction sociale défendu par l'élite dirigeante. Un tournant
vers la classe ouvrière exige avant tout une lutte pour briser l'influence
politique de la bureaucratie syndicale. Depuis des décennies, celle-ci
étouffe la résistance des travailleurs, isole les luttes des travailleurs du
Québec de celles des travailleurs du reste du Canada et du reste du monde,
et cherche à les attacher au parti de la grande entreprise qu'est le Parti
Québécois (PQ).
Cette perspective socialiste est rejetée par les
fédérations étudiantes qui mènent la grève, y compris par celle qui a
déclenché le mouvement de grève, la CLASSE (la Coalition large de
l'Association pour une solidarité syndicale étudiante). Bien que les
dirigeants de la CLASSE critiquent la FECQ (Fédération étudiante collégiale
du Québec) et la FEUQ (Fédération étudiante universitaire du Québec) pour
leurs liens étroits avec le PQ, leur orientation est fondamentalement la
même : faire pression sur le gouvernement libéral de Jean Charest pour le
forcer à négocier.
Orientés vers l'establishment politique et
acceptant la permanence de l'ordre social existant, les dirigeants de la
CLASSE s'oppose vigoureusement à un tournant vers la classe ouvrière et
séparent volontairement l'opposition étudiante à la hausse des frais de
scolarité d'une opposition plus large aux programmes d'austérité des
libéraux au Québec et des conservateurs au niveau fédéral. Dans la mesure où
ils parlent d'élargir la lutte des étudiants, c'est pour rejoindre les
syndicats et n'importe quels groupes de protestation de la classe moyenne.
L'Internationale étudiante pour l'égalité sociale
(IEES) organise une réunion d'urgence à Montréal ce dimanche pour discuter
de ce qui est en jeu dans la grève étudiante au Québec et du rôle que
celle-ci peut jouer comme déclencheur d'un mouvement politique indépendant
de la classe ouvrière, au Québec et à travers le Canada. Cette réunion aura
lieu ce dimanche 15 avril, à 13 h 30, à la salle 202 du Centre St-Pierre,
1212 rue Panet.