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L'héritage que nous défendons

Chapitre 15

Table des matières

La nature de l'opportunisme pabliste

Lorsque le Troisième congrès se réunit, en 1951, un fort courant liquidateur était déjà fermement établi dans la Quatrième Internationale. Ce qui fut à l'origine un débat sur la nature de classe des «États tampons» d'Europe de l'Est et de Yougoslavie était devenu, sous la pression de forces de classes hostiles, une plate-forme politique grâce à laquelle était avancée toute une série de conceptions opportunistes révisant profondément le programme trotskyste et sa perspective historique.

Les théories mises en avant par Pablo, prédisant des «générations d'États ouvriers déformés» et de «guerre-révolution», exprimaient la démoralisation et le pessimisme profonds qui, sous l'impact de conditions objectives défavorables, s'étaient emparés d'importantes sections de la Quatrième Internationale. Les conceptions politiques qui devaient par la suite être connues sous le nom de pablisme apparurent dans les sections de la Quatrième Internationale sous la forme d'une adaptation à la stabilité retrouvée du capitalisme d'une part, et à un renforcement apparent de la bureaucratie stalinienne de l'autre.

À cause de la guerre froide, la situation objective semblait dominée par le conflit mondial opposant les forces impérialistes, États-Unis en tête, à l'Union Soviétique et aux mouvements ouvriers et nationaux révolutionnaires dominés par le stalinisme. Le véritable conflit sous-jacent opposant la bourgeoisie au prolétariat international ­ dont la guerre froide n'était qu'une manifestation partielle et déformée ­ disparut peu à peu de la conscience politique de ceux qui, dans la Quatrième Internationale, réagissaient de façon impressionniste aux événements internationaux.

La guerre de Corée qui éclata en 1950 donna une certaine crédibilité politique à la conception que les États-Unis se préparaient à une guerre totale contre l'Union Soviétique. Déjà pris par la discussion portant sur la nature du processus par lequel le caractère social des États tampons s'était transformé sous la houlette du stalinisme, Pablo se précipita sur la possibilité d'une guerre, en fit quelque chose d'inévitable et d'imminent, le point de départ et la pierre d'angle d'une nouvelle et bizarre perspective de développement du socialisme.

Adoptée au neuvième plénum du comité exécutif international de la Quatrième Internationale, la théorie de la «guerre-révolution» affirmait que le déclenchement d'une guerre entre les États-Unis et l'URSS prendrait la forme d'une guerre civile globale au cours de laquelle la bureaucratie serait amenée à jouer, dans chaque région du globe, le rôle de sage-femme des révolutions socialistes.

Selon le schéma de Pablo, le prolétariat international cessait de jouer tout rôle historique indépendant. Dans les événements mondiaux, toute l'initiative politique revenait à l'impérialisme mondial et à la bureaucratie soviétique. Il l'écrivit en toutes lettres dans un document portant ce titre éloquent : Où allons-nous ? L'essence théorique de sa perspective se trouvait résumée dans le passage suivant : «Pour notre mouvement, la réalité sociale se compose essentiellement du régime capitaliste et du monde stalinien. De plus, que nous le voulions ou non, ces deux éléments constituent en général la réalité sociale, car l'écrasante majorité des forces s'opposant au capitalisme se trouvent, pour le moment, sous la direction ou sous l'influence de la bureaucratie soviétique». [1]

Ce passage extraordinaire mérite que tous les trotskystes le retiennent par coeur, car il est un exemple classique des conséquences théoriques et politiques de l'impressionnisme. Pablo acceptait, sans la moindre critique, l'apparence superficielle des événements politiques et sa réalité correspondait à l'image que se faisait du monde un journaliste petit-bourgeois confus : d'un côté les États-Unis et leurs alliés, de l'autre l'Union Soviétique et les mouvements dominés par la bureaucratie du Kremlin.

Prenant comme point de départ l'impression que lui faisaient ces deux géants, il en oubliait complètement la classe ouvrière ; ayant ainsi divisé le monde en deux camps, il ignorait commodément le conflit de classe qui sévissait à l'intérieur de chacun de ces camps. Cette omission rendait impossible toute analyse sérieuse des deux protagonistes sur lesquels il concentrait toute son attention. Par ailleurs, en éliminant la classe ouvrière en tant que force historique, Pablo réduisait inévitablement à néant le rôle politique indépendant de la Quatrième Internationale. Le seul rôle que celle-ci pouvait jouer selon la théorie des «deux camps» de Pablo était celui de conseiller de la bureaucratie stalinienne.

La théorie du socialisme par la guerre était le corollaire de la conception subordonnant la lutte des classes au conflit entre le «monde stalinien» et le «régime capitaliste». Il était nécessaire d'introduire un événement cataclysmique quelconque, en dehors de la lutte des classes telle que l'avaient traditionnellement définie les marxistes, grâce auquel les forces révolutionnaires seraient mobilisées et galvanisées. L'impulsion de la révolution mondiale était donc conçue comme étant issue de la détermination de l'impérialisme américain à mener une guerre contre-révolutionnaire contre l'Union Soviétique.

«Une telle guerre prendrait dès le début le caractère d'une guerre civile internationale, en particulier en Europe et en Asie. Ces continents passeraient rapidement sous le contrôle de la bureaucratie soviétique, des partis communistes ou des masses révolutionnaires.

«Une guerre menée dans de telles conditions, avec le rapport des forces tel qu'il existe dans l'arène internationale, serait essentiellement une révolution. Aussi, l'avance de la révolution anticapitaliste repousse et rapproche, en un seul et même temps, le danger d'une guerre généralisée.

«Inversement, la guerre signifie à son tour la révolution.

«Ces deux conceptions de révolution et de guerre, loin d'être opposées ou de faire l'objet d'une différenciation en deux stades de développements réellement distincts, se rapprochent de plus en plus l'une de l'autre et deviennent si intimement liées, que dans certaines conditions et à certains moments, elles deviennent presque indissociables. À leur place, c'est la conception de révolution-guerre, de guerre-révolution qui apparaît et sur laquelle doivent se fonder les perspectives et l'orientation des marxistes révolutionnaires de notre époque.

«Un tel langage choquera peut-être les amateurs de rêveries et de discours pacifistes ou ceux qui déplorent déjà une fin apocalyptique du monde, qu'ils prévoient après une guerre atomique ou une expansion mondiale du stalinisme. Mais ces âmes sensibles n'ont pas leur place parmi les militants et encore moins parmi les cadres marxistes dans notre terrible époque où la dureté de la lutte des classes atteint des extrêmes. C'est la réalité objective elle-même qui force cette dialectique de la guerre-révolution au premier plan, qui détruit implacablement les rêves 'pacifistes' et qui ne donne aucun répit au déploiement gigantesque et simultané des forces de la révolution et de la guerre et de leur lutte à mort .» [2]

Derrière tout ce discours qui avait pour but de vous glacer le sang, on trouve une perspective du désespoir et de la prostration la plus totale. Une perspective qui n'était pas sans rappeler celle des staliniens allemands du début des années 1930 qui, terrifiés, dissimulaient leur pessimisme et l'attente d'une défaite devant les nazis derrière le mot d'ordre : «Après Hitler, ce sera notre tour». Pablo partait de l'affirmation non démontrée que la classe ouvrière était incapable de vaincre l'impérialisme et d'empêcher que n'éclate une guerre nucléaire. Il parvenait de cette façon à la perspective d'un avènement du socialisme après l'anéantissement nucléaire de l'humanité !

Ernest Mandel présenta les rationalisations les plus incroyables de cette «théorie». En dépit des doutes qu'il avait eus au départ, celui-ci jouait à présent le rôle de principal défenseur de Pablo. Il s'attacha à convaincre les sceptiques qu'une guerre nucléaire ne serait, après tout , pas si terrible à longue échéance.

«Il n'est pas exclu que les ravages très étendus produits par une Troisième guerre mondiale de longue durée provoquera un vaste effondrement de la machine de production dans une grande partie du monde, ce qui faciliterait la déformation bureaucratique initiale de nouvelles révolutions victorieuses. Les déformations ne seraient pas toutefois comparables à la monstrueuse bureaucratisation de l'Union Soviétique qui est le résultat de vingt-cinq années d'une évolution historique spécifique. L'expérience des révolutions yougoslave et chinoise ­ en dépit de toutes leurs faiblesses ­ confirme pleinement la prédiction de Marx selon laquelle chaque révolution prolétarienne victorieuse surmonterait en grande partie les faiblesses et les reculs des révolutions précédentes. Nous sommes convaincus que la révolution américaine sera victorieuse et donnera au monde socialiste une prodigieuse capacité de production, même après les désastres d'une guerre et cela nous permet d'envisager avec confiance la perspective d'une démocratie prolétarienne après la Troisième guerre mondiale». [3]

Si un Jonathan Swift contemporain avait entrepris d'écrire une satire du révisionnisme intitulée «Un modeste plan pour la Troisième guerre mondiale et la réalisation du socialisme», il n'aurait pu faire mieux que Mandel. Pourquoi la Quatrième Internationale devrait-elle reconnaître «le caractère inévitable» d'une guerre ? Pourquoi devrait-elle accepter comme prix du progrès historique un holocauste nucléaire ? Pourquoi ne serait-elle pas capable de mobiliser la classe ouvrière contre l'impérialisme et le stalinisme avant la guerre et de renverser le capitalisme avant qu'une bonne partie de la planète ne soit détruite ?

Afin de comprendre pourquoi ces quelques questions simples ne furent pas posées et encore moins répondues, il faut examiner plus attentivement la façon particulière dont Pablo et Mandel déformèrent la méthode marxiste. En s'adaptant à l'impérialisme et à ses agents staliniens et en cessant de croire à la capacité du mouvement trotskyste de conquérir la direction de la classe ouvrière, Pablo et ses alliés adoptèrent une méthode objectiviste qui convenait parfaitement à une perspective politique laissant toute l'initiative historique à des forces autres que la Quatrième Internationale.

Le point de vue de l'objectivisme, c'est la contemplation au lieu de l'activité révolutionnaire pratique. L'objectivisme observe plutôt qu'il ne lutte, justifie ce qui se produit plutôt qu'il n'explique ce qui doit être fait. Cette méthode fournit la base théorique d'une perspective dans laquelle le trotskysme n'est plus conçu comme la doctrine guidant l'activité pratique du parti déterminé à conquérir le pouvoir et à changer le cours de l'histoire, mais plutôt comme une interprétation générale du processus historique au cours duquel le socialisme est finalement réalisé sous la direction de forces non prolétariennes, hostiles à la Quatrième Internationale. Et si on admettait que le trotskysme avait un rôle direct quelconque à jouer dans le cours des événements, ce rôle était une sorte de processus mental subconscient, guidant l'activité des staliniens, néo-staliniens, demi-staliniens et bien sûr des nationalistes petits-bourgeois de l'une ou de l'autre espèce.

Le pablisme était dans ce sens bien plus qu'une suite de fausses appréciations, de mauvais pronostics et de révisions programmatiques. Il s'attaquait au fondement tout entier du socialisme scientifique et répudiait les principales leçons tirées par les marxistes du développement de la lutte de classe au cours de tout un siècle. La plus grande conquête de la théorie marxiste au vingtième siècle, la conception léniniste du parti, se trouvait sapée dans ses bases, Pablo remettant en question la nécessité du facteur conscient dans la lutte du prolétariat et dans la réalisation historique de sa dictature. Pour Pablo et ses partisans, il n'était pas nécessaire d'éduquer théoriquement la classe ouvrière et de lui faire prendre conscience de ses tâches historiques. Il n'était pas nécessaire de mener une lutte pour le marxisme contre la domination par l'idéologie bourgeoise du mouvement spontané de la classe ouvrière.

Le marxisme cessait d'être une arme politique et théorique active grâce à laquelle l'avant-garde de la classe ouvrière établissait son autorité parmi les masses, les entraînait et les organisait pour la révolution socialiste. Son rôle se trouvait être «confirmé» par une abstraction du nom de «processus historique» qui agissait d'une façon quasi-automatique par l'intermédiaire de n'importe quelle tendance politique, sans tenir compte des forces de classes sur lesquelles elle s'appuyait objectivement, pas plus que de son passé si louche fût-il, ni de son programme si réactionnaire fût-il. Cette conception, qui n'avait rien à voir avec le véritable marxisme, visait à justifier le plus grotesque des opportunismes. Georges Clarke la résuma ainsi dans un article écrit pour commémorer le dixième anniversaire de l'assassinat de Trotsky :

«L'aspect le plus encourageant et le plus satisfaisant de l'expérience riche et variée de l'après-guerre fut la confirmation du trotskysme dans le test que constitue la révolution yougoslave. La célèbre contribution de Trotsky au marxisme, la conception et la stratégie de la révolution permanente, s'y trouva brillamment confirmée. Que ce processus n'ait pas encore été ouvertement reconnu par les dirigeants yougoslaves n'est pas déterminant pour les marxistes. La conscience des hommes, formée par l'environnement, façonnée par l'éducation, gênée par les préjugés et l'ego, influencée par d'obscurs réflexes psychologiques, comme l'histoire de la pensée le révèle si souvent, est, c'est notoire, à la traîne des événements. Ce qui est essentiel, c'est le processus lui-même.» [4]

L'objet de cet article était de prouver que le programme du trotskysme était réalisé miraculeusement par ceux qui étaient ses pires ennemis : «Dix ans après la mort de Trotsky, le dirigeant de ce qui fut un parti stalinien, maintenant au pouvoir, répète presque mot pour mot l'analyse de Trotsky sur la bureaucratie soviétique ! Et ce n'est, nous en sommes absolument convaincus, que le premier pas d'une grande confirmation historique». [5]

La seule conclusion qu'on pouvait tirer de cet article était que le trotskysme, par la seule force de la nécessité historique objective, était réalisé par son adversaire le plus implacable : le stalinisme. Même si Clarke avait l'intention de faire l'éloge de Trotsky, son approche objectiviste se changeait en une justification politique de la ligne de Tito ­ ce qui rappelle un avertissement de Lénine à propos des conséquences de l'objectivisme, qu'il attaquait comme une déviation du matérialisme : «L'objectiviste court constamment le risque, quand il démontre la nécessité d'une série de faits donnés, d'en devenir l'apologiste ; le matérialiste fait ressortir les contradictions de classe et c'est ainsi qu'il détermine son point de vue». [6]

Ces lignes étaient dirigées contre l'école du «marxisme légal» qui, tout en reconnaissant de façon juste la nature capitaliste du développement économique de la Russie dans les années 1890, parlait habituellement de «tendances historiques insurmontables», comme si celles-ci opéraient en dehors et indépendamment de la lutte des classes. Pour les objectivistes, les classes n'existent que comme les exécutants inconscients de forces économiques. Les «marxistes légaux» reconnaissaient et démontraient la nécessité du développement du capitalisme en Russie, mais ne reconnaissaient ni n'admettaient la légitimité historique et politique de la lutte de la classe ouvrière contre la bourgeoisie.

Dans sa critique de l'objectivisme, Lénine insistait sur un point qui avait une très grande importance méthodologique : «...le matérialisme suppose en quelque sorte l'esprit de parti ; il nous oblige, dans toute estimation d'un événement, à nous en tenir ouvertement et sans équivoque au point de vue d'un groupe social déterminé». [7]

C'est le manque d'esprit partisan pour la révolution prolétarienne qui distingue les écrits de Pablo et de Mandel. Leurs prédictions pompeuses déclamées à la façon d'un oracle excluaient toujours l'action et la contreréaction de la classe ouvrière, en tant que sujet conscient du processus historique.

L'adaptation au stalinisme était certainement une des caractéristiques essentielles de la nouvelle conception pabliste, mais ce serait une erreur d'en faire son caractère fondamental. Le pablisme était (et continue d'être) un courant liquidateur de bout en bout : il rejette l'hégémonie du prolétariat dans la révolution socialiste et l'existence véritablement autonome de la Quatrième Internationale en tant qu'expression articulée et consciente du rôle historique de la classe ouvrière. La théorie de la «guerre-révolution» fut le point de départ de l'élaboration de la thèse centrale de ce courant liquidateur : tous les partis trotskystes devaient se dissoudre dans les tendances politiques, peu importait lesquelles, qui dominaient le mouvement ouvrier ou le mouvement populaire de masse dans les pays où travaillaient les sections de la Quatrième Internationale.

Ayant perdu confiance dans les capacités révolutionnaires de la classe ouvrière et dans l'aptitude du trotskysme à défaire les puissantes bureaucraties sociales-démocrates et staliniennes dans le mouvement ouvrier international ou encore à surmonter l'influence des nationalistes bourgeois dans les pays arriérés, Pablo subordonnait toutes les questions de programme, de perspective et de principe à un opportunisme tactique sans bornes.

L'activité pratique du mouvement trotskyste ne devait plus avoir pour orientation principale l'éducation du prolétariat, et pour objectif de le rendre conscient de ses tâches historiques et d'établir de façon inconditionnelle son autonomie programmatique et organisationnelle vis-à-vis de toutes les autres classes. Cette activité ne devait plus non plus se baser sur une analyse scientifique des rapports sociaux de production et des forces de classes qui fondait sur l'histoire la confiance dans le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière. Il fallait au contraire réduire le travail politique à la menue monnaie d'expédients tactiques. Des positions de principe qui étaient l'aboutissement de décennies de lutte étaient sacrifiées au vain espoir d'influencer les dirigeants des organisations staliniennes, sociales-démocrates et nationalistes bourgeoises et de les pousser à gauche.

Ainsi, la construction du parti était conçue d'une façon totalement étrangère aux traditions du marxisme. Pour Lénine et Trotsky, peu importait la sévérité de l'isolement, la ligne politique du parti devait être basée sur les intérêts objectifs de classe du prolétariat et elle devait maintenir et défendre son indépendance politique. Ils possédaient une confiance illimitée dans le fait que la trajectoire historique d'une politique de classe de principe croiserait obligatoirement celle du mouvement vivant de la classe ouvrière dans des conditions où se produiraient de grands soulèvements révolutionnaires.

En outre, cette convergence se préparait sur une longue période par le développement d'un cadre rassemblé sur la base du programme marxiste. Lorsque Lénine et Trotsky parlaient de la «logique des événements», c'était en général pour affirmer que la politique des divers charlatans petit-bourgeois qui, malgré leur popularité et leur domination temporaires du mouvement des masses dans l'une ou l'autre phase de son développement, serait démasquée et, ne pouvant satisfaire aux buts historiques de ce mouvement, s'effondrerait forcément.

Loin de se tenir à l'écart du mouvement de masse, l'intervention du bolchevisme eut toujours pour objectif de surmonter la contradiction entre les tâches posées par l'agonie du capitalisme et le manque de maturité de la conscience politique du prolétariat et de ses alliés.

Pour Pablo et l'école d'opportunisme qu'il fonda, l'ingéniosité tactique remplaçait l'analyse matérialiste historique scientifique en tant que fondement de la vie politique de la Quatrième Internationale. Le trotskysme était de plus en plus conçu comme un dogme ossifié qui avait perdu son importance pour le prolétariat et le mouvement de masse des divers pays où se trouvaient des sections. L'existence indépendante de la Quatrième Internationale, en tant que tendance politique distincte luttant pour chasser les faux dirigeants staliniens, sociaux-démocrates et petits-bourgeois de la classe ouvrière, était vue comme un obstacle encombrant dont il fallait se débarrasser.

Le fond liquidateur de la nouvelle doctrine était très clairement exprimé dans la partie du rapport présenté par Pablo au Troisième congrès mondial d'août et septembre 1951 intitulée Le chemin vers les masses :

«Toutes nos analyses devraient aller dans le sens d'une meilleure et plus profonde intégration dans le mouvement réel des masses. L'aspect le plus frappant de notre mouvement aujourd'hui, et qui le différencie fondamentalement de ce qu'il était avant et même durant la guerre, est la compréhension profonde par la grande majorité de notre internationale de cette nécessité et l'application pratique et concrète de cette compréhension.

«Pour la première fois dans l'histoire de notre mouvement, particulièrement depuis le Deuxième congrès mondial, la maturité de nos cadres est prouvée par l'exploration tenace et systématique de la voie prise par le vrai mouvement des masses dans chaque pays et les formes et organisations qui l'expriment le mieux, et par les pas concrets et pratiques que nous avons pris dans cette voie...

«Ce n'était pas, ce n'est pas encore et ce ne sera pas dans un avenir proche une tâche facile, tant en ce qui concerne sa compréhension que sa réalisation.

«Comprendre le réel mouvement des masses veut tout d'abord dire être capable d'analyser correctement la situation politique dans chaque pays, ses particularités, son dynamisme et de définir la tactique la plus appropriée pour atteindre les masses.

«Ce que nous avons compris pour la première fois dans l'histoire de notre mouvement et du mouvement ouvrier en général ­ pour la première fois d'une façon aussi profonde et à une si grande échelle ­ c'est que nous devons être capables de trouver notre place dans le mouvement des masses comme il est, partout où il s'exprime, et de l'aider à s'élever par sa propre expérience à des niveaux plus élevés.» [8]

Pablo énonçait en toutes lettres le sens pratique de sa proposition pour une «meilleure et plus profonde intégration dans le réel mouvement des masses». Il poursuivait ainsi :

«Mais considérons l'énorme distance que notre mouvement a parcourue ces dernières années vers la maturité. Il n'existe pas à présent une seule organisation trotskyste qui, en tout ou en partie, n'a pas sérieusement, profondément et concrètement compris la nécessité de subordonner toutes considérations organisationnelles, d'indépendance formelle ou autres, à la véritable intégration dans le mouvement de masse, où qu'il s'exprime dans chaque pays, ou à l'intégration dans un courant important de ce mouvement qu'il serait possible d'influencer. Il n'existe pas une seule organisation trotskyste qui n'a pas trouvé ou ne cherche pas un réel milieu pour y travailler.» (nos italiques) [9]

Les marxistes ont reconnu depuis longtemps la nécessité d'intervenir dans les organisations de masse de la classe ouvrière. Cependant, de telles interventions, même si elles exigeaient d'entrer formellement dans une organisation hostile, étaient toujours menées dans l'idée de créer les meilleures conditions pour la construction du parti révolutionnaire de façon à préserver en tout temps son programme politique indépendant et son identité.

Lénine fustigea toute tentative de subordonner le parti révolutionnaire à ces organisations existantes ; il qualifiait cela d'opportunisme et de liquidation. La question ne se posait pas de savoir si les trotskystes, comme toutes les générations précédentes de marxistes, devaient travailler dans le mouvement de masse. Ce que Pablo rejetait clairement c'était la nécessité d'une lutte irréconciliable contre les fausses directions de la classe ouvrière ; il abandonnait la perspective de la construction, en opposition à toutes les agences de l'impérialisme dans le mouvement ouvrier, du parti révolutionnaire indépendant. Au lieu de cela, Pablo proposait que les trotskystes cachent leur véritable programme, s'adaptent au programme et aux perspectives des directions qui dominaient les organisations de masse et fassent simplement office de groupe de pression sans voix dans l'orbite du stalinisme, de la social-démocratie et du nationalisme bourgeois.

«J'irai plus loin encore. Ce qui nous distingue plus encore du passé, ce qui fait la qualité de notre mouvement aujourd'hui et constitue la plus sûre garantie de nos victoires futures, c'est notre capacité croissante de comprendre, d'apprécier le mouvement de masse tel qu'il existe ­ souvent confus, souvent dominé par des directions traîtres, opportunistes, centristes, bureaucratiques et même bourgeoises et petites-bourgeoises ­ et nos efforts pour trouver notre place dans ce mouvement avec pour but de le faire parvenir de son niveau actuel à un niveau plus élevé.

«C'est le cas par exemple en Amérique Latine où le mouvement de masse anti-impérialiste et anti-capitaliste assume souvent des formes confuses, où il est contrôlé par des directions petites-bourgeoises comme l'APRA au Pérou, le MNR en Bolivie, ou même par des directions bourgeoises comme Vargas au Brésil et Perón en Argentine. Rejeter ces mouvements d'entrée de jeu, leur coller une étiquette réactionnaire, fasciste ou les considérer comme sans intérêt, serait faire preuve de cette immaturité "trotskyste" du passé et émettre un jugement dogmatique, abstrait, intellectualiste du mouvement de masse. Nous sommes en passe de surmonter cette phase, même dans ce domaine extrêmement arriéré du point de vue de la compréhension de notre mouvement jusqu'à présent, et je suis certain que notre congrès saura voir et apprécier ce progrès au cours de ses travaux.

«Ailleurs, comme en Afrique du Sud, en Égypte, dans les colonies nord-africaines, au Proche-Orient, nous comprenons que la formation ultérieure d'un parti révolutionnaire passe pour l'instant par le soutien inconditionnel du mouvement national anti-impérialiste de masse et par l'intégration dans ce mouvement.» (nos italiques) [10]

Les implications de ce programme liquidateur étaient clairement visibles dans la résolution du Troisième congrès sur les tâches de la Quatrième Internationale en Amérique Latine qui appelait à «la participation à et à l'activité libre de tout sectarisme dans tous les mouvements de masse et toutes les organisations qui expriment, même d'une façon indirecte et confuse, les aspirations des masses pouvant par exemple prendre le chemin des syndicats péronistes, du mouvement bolivien MNR ou de l'APRA au Pérou, du mouvement travailliste de Vargas ou de l'Action démocratique au Venezuela». [11]

En ce qui concernait la Bolivie et le Pérou, le Troisième congrès sanctionnait la formation d'une alliance de type front populaire avec des sections de la bourgeoisie nationale :

«En BOLIVIE, notre inaptitude passée à nous distinguer des tendances politiques du pays qui exploitent le mouvement de masse, le manque de clarté quelquefois de nos objectifs et de notre tactique, une structure organisationnelle floue ainsi que l'absence d'un travail patient et systématique dans les cercles de la classe ouvrière, ont causé un certain déclin de notre influence et une crise organisationnelle. Cependant, les possibilités existent pour que notre section, se basant sur de fortes traditions révolutionnaires, puisse se développer comme la vraie direction révolutionnaire des masses dans ce pays. Nos forces réorganisées et réorientées devront corriger toutes les erreurs mentionnées plus haut, sans toutefois tomber dans le sectarisme ou s'isoler des masses et de leur mouvement, souvent confus idéologiquement et dirigés par le MNR petit-bourgeois.

«Notre section devrait concentrer ses efforts spécialement sur les couches et organisations de la classe ouvrière, en particulier celles des mineurs.

«D'autre part, elle tentera d'influencer l'aile gauche du MNR qui s'appuie précisément sur ces couches.

«Elle proposera au MNR en des occasions déterminées et sur un programme concret une tactique de front uni anti-impérialiste qui fera revivre en essence et rendra plus concrètes encore les revendications contenues dans le programme de Pulacayo de 1946.

«Ces propositions de front uni au MNR, avancées au moment propice, auront pour effet de faire progresser une mobilisation efficace des masses et sont destinées précisément à parvenir à une telle mobilisation.

«D'autre part, dans le cas d'une mobilisation des masses sous l'impulsion ou sous l'influence prépondérante du MNR notre section devra soutenir le mouvement de toutes ses forces, ne devra pas s'abstenir, mais au contraire y intervenir énergiquement dans le but de le pousser aussi loin que possible jusqu'à la prise du pouvoir par le MNR sur la base d'un programme progressiste de front uni anti-impérialiste.

«Au contraire, si au cours de ces mobilisations de masse notre section s'avère être en mesure de partager l'influence sur les masses révolutionnaires avec le MNR, elle avancera le mot d'ordre d'un gouvernement ouvrier et paysan des deux partis sur la base toutefois du même programme, un gouvernement basé sur des comités d'ouvriers, de paysans, et d'éléments révolutionnaires de la petite-bourgeoisie urbaine.» (nos italiques) [12]

Cette proposition démontrait clairement que le courant liquidateur pabliste menait directement à la collaboration de classe et à la trahison de la classe ouvrière sous le déguisement d'«une intégration dans le mouvement de masse». L'orientation proposée par Pablo n'avait rien de commun avec la tactique poursuivie par les bolcheviks en 1917 sur la base de la théorie de la révolution permanente. Elle sanctionnait l'adaptation de Lora au nationalisme bourgeois de Paz Estenssoro qui mena directement à la défaite de la classe ouvrière bolivienne en 1952.

Pablo prônait la même politique pour la section péruvienne, qui reçut l'ordre

«...d'examiner sa tactique vis-à-vis de l'APRA dans le contexte de considérations très semblables à celle de notre tactique vis-à-vis du MNR en Bolivie, dans le but d'influencer son aile la plus radicale et la plus anti-impérialiste et elle devrait être prête à pousser le mouvement de masse contre la dictature d'Odria, un mouvement qui sera très probablement canalisé par ce parti (l'APRA) à la première occasion. Elle doit étendre et consolider ses points d'appui dans les principales couches ouvrières de ce pays en particulier dans le prolétariat des mines.» [13]

L'idée que les trotskystes devaient défier les nationalistes bourgeois du MNR et de l'APRA pour gagner la direction de la classe ouvrière et de la paysannerie opprimée, qu'ils devaient chercher à démontrer aux masses l'incapacité de ces organisations à réaliser la révolution démocratique et à mener une lutte persistante contre l'impérialisme et qu'ils devaient démasquer la duplicité politique des prétentions démocratiques de ces organisations, les conceptions politiques défendues par Pablo avaient jeté l'anathème sur tout cela. Selon les nouveaux préceptes révisionnistes, c'était là tomber dans le «sectarisme».

Il se révéla qu'au Troisième congrès de 1951, une tendance révisionniste achevée s'était développée dans la direction de la Quatrième Internationale et cela signifiait que l'existence du parti mondial fondé par Léon Trotsky était menacée de destruction. Se référant au Troisième congrès, le renégat Banda, qui ne se sert jamais du terme de liquidation dans son analyse du pablisme affirme : «Je ne doute guère du fait que si Trotsky avait été présent à cet incroyable rassemblement d'empiristes et de pragmatistes, il s'en serait publiquement dissocié et il aurait déclaré : "si c'est là du trotskysme, je ne suis pas trotskyste"».

Léon Trotsky n'aurait rien fait de tout cela, précisément parce qu'il était marxiste et non pas un petit-bourgeois hystérique comme Michael Banda. Banda, lorsqu'il se trouva en face de la crise fatale de l'organisation dont il était le secrétaire général, perdit complètement la tête, abandonna toutes ses responsabilités politiques, appela la presse bourgeoise à la rescousse et quitta le pays.

Si Trotsky avait été vivant en 1951, il aurait organisé une lutte prolongée contre les révisionnistes dans la Quatrième Internationale, soumis leurs conceptions à une analyse précise et réarmé politiquement tous ceux qui défendaient les principes marxistes. Mais de telles méthodes dépassent l'entendement de Banda qui a depuis longtemps cessé de comprendre le sens d'une politique révolutionnaire basée sur les principes.


[1] National Education Department Socialist Workers Party, Towards a History of the Fourth International, juin 1973, 4e Partie, t.1, p.5.
[2] Ibid., p.7.
[3] SWP International Information Bulletin, avril 1951, p.12.
[4] George Clarke, Leon Trotsky - A new Vindication, dans Fourth International, t.11, n°4, juillet-août 1950, p.103.
[5] Ibid., p.105.
[6] Lénine, OEuvres complètes, Editions Sociales, Paris 1976, t.1, p.433.
[7] Ibid.
[8] Michel Pablo, Main report to the Congress : World Trotskyism Rearms, dans Fourth International, t.12, n°6, novembre-décembre 1951, p.172.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p.211.
[12] Ibid., p.211-212.
[13] Ibid.

 

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