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Le Titanic: un phénomène social

Par David Walsh

Le Titanic, de James Cameron est un succès sans précédent à travers le monde. Le film rapporte des millions de dollars chaque semaine et est apparemment sur le point d'atteindre la barre du milliard de dollars de recettes. Cameron lui même avoue être «un peu mystifié.» Qu'y a-t-il derrière ce remarquable phénomène ?

La première possibilité, qui vient naturellement à l'esprit, c'est que le film contient cette rare combinaison de mérite artistique et de génie populaire. On pourrait penser, par exemple aux films de Charlie Chaplin, ou peut être à certains films d'Alfred Hitchcock. Mais un visionnement critique du Titanic est assez pour dissiper cette possibilité. Le film de Cameron est, d'après l'auteur de ces lignes, médiocre, prévisible, avec des caricatures plutôt que des personnages et des dialogues dignes des soaps télévisés d'après-midi.

Évidemment les dialogues et l'intrigue ne sont pas tout en cinéma. Il y a une tradition bien établie parmi certains réalisateurs de l'industrie du cinéma hollywoodien, qui transcende la médiocrité des scénarios ( parfois les leurs ) au moyen de l'ironie ou par l'utilisation audacieuse des prises de vue ou en suggérant une profondeur émotive et intellectuelle qui va bien au delà du script.

Ce n'est pas le cas pour ce film. Cameron ne fait aucun effort pour surmonter les lieux communs de son propre script, ne dévoile aucun sens visuel particulièrement remarquable et ne suggère rien qui va au delà des banalités que l'on voit et entend durant la projection. En fait, il est apparemment assez fier de l'absence de contradictions dans son film et dans ses personnages. David Ansen écrit dans le Newsweek: « L'affaire par rapport à Jack Dawson ( Léonardo DiCaprio ) ...c'est qu'il n'a pas de côté sombre. DiCaprio n'a jamais interprété un personnage sans démon. » Comment fait-on cela ? Demande DiCaprio. « J'ais demandé à Jim ( Cameron ): Ne peut-on ajouter quelque chose de noir à ce personnage ? » et il était comme: « non Léo, tu ne peux pas. »

Cameron est un technicien compétent mais pas un artiste très significatif. La façon dont il se présente lui-même est très révélatrice. Dans un entrevue il explique: « J'avais l'habitude d'aller à la librairie de l'Université de la Californie du Sud pour y lire tout ce que je pouvais trouver. Je photocopiais du matériel. Je me constituais ma propre bibliographie de référence de dissertation et de doctorats sur l'impression optique et tout. J'étudiais vraiment ces questions techniques de façon très formelle. »

Les goûts cinématographiques du réalisateur sont aussi très révélateurs. « Dr Zhivago ( du réalisateur anglais David Lean ) est un film qui m'a beaucoup marqué lorsque j'avais 18 ou 19 ans. » A une époque - au début des années soixante-dix - durant laquelle la plupart des étudiants en cinéma et beaucoup de jeunes gens s'intéressant au domaine, étudiaient des oeuvres telles que celle de Jean Luc Godard, Luis Bunuel, Joseph Losey ou Éric Rohmer, Cameron admirait un des réalisateurs le plus stoïque et le plus conservateur de l'heure. Dr Zhivago, en particulier, a été décrit par un critique comme étant une « oeuvre avec plus de succès commercial que critique, une oeuvre parfaitement impersonnelle. » (Andrew Sarris, Le Cinéma Américain).

Si le succès du Titanic ne peut être expliqué par l'excellence artistique, alors qu'est-ce qui en fait un tel succès ?

Qu'est-ce que le public a vu ?

Un facteur significatif est sans aucun doute le déclin général dans le niveau des productions cinématographiques hollywoodiennes et, inévitablement, dans les goûts populaires. Lorsque des individus entre 15 et 30 ans déclarent que le Titanic « est le meilleur film qu'ils ont jamais vu » à quoi le comparent t-ils? Jurrasic Parc, Forrest Gump, Le retour du Jedy, Home Alone, Batman, Independence Day, Ghost ou Men in Black ? Tous ces films, produits au cours des 15 dernières années, se retrouvent sur la liste des vingt plus grands succès au guichet de tous les temps.

Le problème ce n'est pas simplement que les films tapageurs et commerciaux atteignent une grande audience; jusqu'à un certain point cela a toujours été le cas. Mais les salles de cinéma à travers le monde n'ont jamais été tant dominées par de tels films à l'exclusion de films américains ou internationaux plus intéressants. Dans ces conditions, le jugement artistique de la population en général a été, bien malgré lui, circonscrit et abruti. Le public a été de plus en plus privé de divertissement intelligent par une industrie, dominée par quelques grands conglomérats, à cour d'idées sauf pour ce qui est de faire un profit.

Cette compréhension de base nous fournit un cadre dans lequel il est possible de comprendre le phénomène du Titanic - mais seulement un cadre.

L'engouement pour le Titanic est tellement grand et tellement hors de proportion par rapport à la qualité du film qu'on est forcé de considérer son succès comme étant un phénomène social valant la peine d'être sérieusement analysé. Ce n'est pas simplement un film - c'est virtuellement une cause. Ces admirateurs le défendent avec ferveur et n'acceptent aucune remise en question ni critiques - ce n'est pas simplement un « bon » film, ou un film « extraordinaire », il doit être considéré comme le « plus grand film de tous les temps. »

( Si ce film était vraiment « extraordinaire » comme le prétendent ces admirateurs, personne ne pourrait le voir cinq, dix ou même plus de fois de suite. Un grand film, par définition, est exigeant. On ne peut se précipiter pour aller revoir une telle oeuvre sans l'avoir digéré, assimilé (en partie du moins) et s'être remis de l'expérience qu'il contient.

Les médias suggèrent différents facteurs pouvant expliquer le succès du Titanic. Le plus important, l'augmentation du pouvoir d'achat des jeunes femmes, particulièrement des adolescentes. Ça n'explique pas grand chose. Premièrement, les filles ne forment pas toute l'audience (près de 40% de l'audience, hommes et femmes, est âgée de plus de 25 ans), bien qu'elles doivent former une proportion disproportionnée du pourcentage de ceux qui voient le film à répétition et en groupe. Et même si c'était vrai que seulement une section de la population se ruait en masse sur un film, la question, « pourquoi ? » se poserait toujours.

Circonstances sociales

Plusieurs admirateurs du film admettent que sa trame dramatique est inepte - alors pourquoi ne peuvent-ils résister ? Quelles circonstances sociales peuvent pousser de larges couches de la population à s'identifier si fortement à une oeuvre si pauvre et y trouver des qualités que, de l'aveu même des partisans du film selon les commentaires recueillis, le film ne possède pas?

Une des caractéristiques prédominantes d'aujourd'hui, c'est le sentiment d'inutilité des vieilles institutions et des idées et croyances qui s'y rattachent, institutions et idées, qui pour beaucoup, même si ce n'est pas articulé consciemment, semblent n'être que des vestiges inertes, d'une autre époque durant laquelle elles avaient du sens. Il y a une présomption largement répandue et non verbalisée selon laquelle il n'y a rien à attendre des partis politiques existants, des parlements, des groupes d'affaires, des médias de masse, des églises, des syndicats - seulement de la corruption et des mensonges.

De nouvelles perspectives et de nouvelles causes, n'ont pas encore à ce point-ci, saisi les masses de la population. La population demeure largement désengagée, politiquement et intellectuellement. Les jeunes sont particulièrement impatients, incertains, équivoques. Ils ne se demandent pas encore, en général, «Quelle direction ?» - pour se poser une telle question il faut déjà savoir qu'une meilleure destination est possible.

Il y a cependant une forte tendance poussant les gens à vouloir « faire quelque chose ». C'est détectable sous bien des formes, même réactionnaires, allant des « Promise Keepers » au « Million Man March ».

Dans ces conditions le fait même de sa popularité initiale (encouragée par les manipulations médiatiques) aide un film comme le Titanic à devenir immensément populaire. « Ça m'a attiré, justement parce que d'autres étaient attirés par le film; je dois voir, dans le film, quelque chose d'extraordinaire et de tragique parce que les autres l'ont vu. » Cette attitude n'est pas tant du conformisme, même si ça en fait partie, qu'une attitude exprimant le désir d'affiliation autour d'un élément unificateur, alors que la nouvelle affiliation sociale et la base nouvelle pour l'unification de l'humanité n'est pas encore apparente pour la vaste majorité.

En donnant leur appui au film, les jeunes répondent à ce qu'ils perçoivent comme étant les thèmes du film: la nécessité de rompre avec les conventions à n'importe quel prix, la liberté et l'amour. C'est, à n'en pas douter, une réponse au climat actuel de conformisme et de cynisme. Mais ce sentiment véritable, quoi que confus, est canalisé vers une oeuvre qui est fondamentalement fausse et superficielle.

Il n'y a pas la moindre trace de révolte dans le film de Cameron. Il n'y a, lors de l'ultime tragédie, rien de nécessaire, rien d'inévitable qui découlerait du conflit entre le personnage de Winslet, sa famille et son fiancé. Jack et Rose trouvent le bonheur ensemble assez simplement; le malheur vient du fait qu'ils sont sur un bateau en plein naufrage. Sans la collision avec un iceberg, ils auraient probablement eu beaucoup d'enfants et vécu heureux le reste de leurs vies.

Une des difficultés de la situation découle du fait que c'est le même climat culturel très bas qui a produit le film, qui a aussi, dans une large mesure, produit la réaction du publique à ce film.

La meilleur façon de décrire le Titanic c'est peut-être de dire qu'il est une sorte de dénominateur commun le plus bas. Le film contient les éléments minimums nécessaires pour attirer une audience - des acteurs principaux attirants, une « histoire d'amour tragique », des effets spéciaux coûteux, une légère dose de critique sociale, un événement historique fascinant et un appui médiatique - mais c'est son caractère doucereux, combiné avec les éléments mentionnés ci-haut, qui lui assure le succès qu'il a. En fait, le Titanic est un grand écran vide sur lequel un grand nombre de personnes projettent leurs désirs, vagues mais puissants, sur la vie, l'amour, la société, qu'ils ne peuvent formuler autrement en des termes plus précis, plus concrets.

Il n'y a rien de «mystifiant » dans le fait qu'un film relativement vide puisse gagner une aussi grande popularité. Au contraire, aucun autre film ne pourrait remplir cette tâche. C'est le vide de Titanic qui permet à l'auditoire d'inventer un film et un monde pour lui-même durant ces trois heures et quart, ou autant de visionnements que requis.

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