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Europe et Amérique par Léon Trotsky : nouvelle édition d'essais fondamentaux des années 1920 publiée en Allemagne

Par Peter Schwarz
Le 10 octobre 2000

L'éditeur marxiste allemand Arbeiterpresse Verlag, vient de publier une nouvelle édition d'Europe et Amérique, une collection de discours et d'essais de Léon Trotsky parue à l'origine dans les années 1920. Nous publions ci-dessous la nouvelle préface de cet important ouvrage.

Ces discours et essais de Léon Trotsky publiés dans les années 1920 abordent deux sujets : l'appréciation de la situation mondiale d'alors et les conséquences de celle-ci pour le mouvement ouvrier international. L'approche de Trotsky envers ces questions était loin de l'approche schématique et mécanique à laquelle les social-démocrates avaient réduit le marxisme (avant de l'abandonner complètement) et par la suite reprise par les staliniens dans leur caricature grotesque du marxisme. Selon ces types de pensée, le capitalisme vivait un déclin constant et devait automatiquement entraîner la croissance et finalement la victoire ultime du mouvement ouvrier. Par conséquent, le parti n'avait donc qu'à attendre ­ ou, dans la version « gauchisante » de ce schéma, à mener une activité constante, mais sans but précis.

Trotsky étant marxiste, sa position était certes que ce sont les événements économiques qui déterminent ultérieurement les développements sociaux et politiques ­ mais seulement ultérieurement. L'humanité est maître de son histoire, et elle la fait sciemment. La lutte des classes est plus que la simple reproduction mécanique du processus économique. Elle est menée par des classes, des partis, et des individus qui jouent un rôle critique à certains moments. La trajectoire du processus économique est également loin d'être linéaire. Elle est caractérisé par des contradictions et des changements abrupts qui peuvent avoir une importance décisive en tactiques politiques. C'est précisément pour cette raison qu'un parti marxiste qui fait plus que réagir en prévoyant les événements pour guider le peuple est nécessaire.

Habituellement, cet aspect est laissé de côté dans les ouvrages sur le XXe siècle qui est si souvent mal compris. Les critiques et les essais actuellement publiés traitent surtout des grandes catastrophes ­ les deux guerres mondiales, le stalinisme et le fascisme ­ et expriment vaguement l'espoir, sans justification, que celles-ci ne se reproduiront pas au XXIe siècle. Par contre, on considère rarement les points décisifs où l'histoire aurait pu prendre un chemin différent. Pourtant, ce n'est qu'en étudiant ces points décisifs et les alternatives possibles que l'histoire a délaissées que nous pouvons tirer des leçons de l'histoire.

Les années 1920 sont généralement considérées comme une période de calme relatif, un interlude entre la Première Guerre mondiale, l'ensemble des secousses révolutionnaires et l'ascension du fascisme d'un côté, et la Deuxième Guerre mondiale de l'autre. Mais si l'on considère cette période d'un point de vue subjectif ­ et plus précisément les questions de la direction et de l'orientation politiques de la classe ouvrière ­ il apparaît clairement que les années 1920 ont été décisives car c'est alors que la catastrophe qui s'est ensuivit devint sinon inévitable, du moins beaucoup plus probable.

Le destin de Léon Trotsky est en lui-même décisif dans ce contexte. Au début des années 1920, il était encore l'un des dirigeants de l'État soviétique et de l'Internationale Communiste et jouissait d'une autorité politique inégalée hormis par celle de Lénine. Mais à la fin de cette même décennie, il était exilé sur une petite île turque isolée. L'expulsion de Trotsky par la faction stalinienne représentant les intérêts de la bureaucratie naissante correspond à l'expulsion du marxisme du mouvement communiste international.

Aucun historien sérieux ne peut nier que cet épisode eut des conséquences profondes pour le destin de l'URSS. La suppression de l'Opposition de Gauche atteignit son apogée en 1937 avec la destruction physique d'une génération entière de marxistes révolutionnaires et d'intellectuels de premier plan lors des procès de Moscou. À partir de cette date, un lien direct mène à la liquidation de l'URSS par les héritiers de Staline 50 ans plus tard. Mais on s'attarde pourtant beaucoup moins souvent sur les effets qu'eut la suppression de l'Opposition de Gauche sur le mouvement ouvrier international et la politique mondiale pendant les années 1930 et 1940. L'histoire aurait certainement été différente si les perspectives de Trotsky avaient dominé au sein de l'Internationale Communiste à la place de celles de Staline.

Pour comprendre cette question, dont la pertinence n'a aucunement disparue aujourd'hui, il faut examiner le contenu des concepts stratégiques que Trotsky a présenté dans ses nombreux écrits. En plus des articles contenus dans ce volume, signalons ­ pour ne mentionner que les plus importants ­ La Révolution permanente, L'Internationale Communiste après Lénine, les écrits de Trotsky sur le fascisme allemand et la guerre civile espagnole, et enfin le Programme de transition, le document de fondation de la Quatrième Internationale.

***


Dans plusieurs des écrits contenus dans ce volume, Trotsky examine la situation mondiale du début des années 1920. À la question posée de savoir si le capitalisme peut résoudre les problèmes que confronte alors l'Europe, il répond par un « non » catégorique.

La Première Guerre mondiale n'avait résolu aucune des contradictions qui y avaient donné lieu. Les frontières nationales étaient devenues trop contraignantes pour les forces productives modernes. Le capitalisme allemand, la forme la plus dynamique et progressiste du capitalisme européen, avait tenté de réorganiser l'Europe fragmentée ­ et cette tentative avait échouée lamentablement. Le Royaume-Uni et la France étaient sortis vainqueurs, mais complètement ruinés. Le vrai vainqueur, la nouvelle force dominante de l'économie mondiale, c'était les États-Unis. Le centre de l'économie mondiale s'était ainsi déplacé de l'ancien au nouveau continent.

Évaluant alors la situation mondiale, Trotsky examina les relations entre l'Europe et l'Amérique. Cet aspect était déjà au centre de son rapport intitulé « La situation mondiale » qu'il présenta au Troisième congrès de l'Internationale Communiste à Moscou à l'été 1921. Il revint par la suite sur ce sujet lors de deux autres discours tenus en 1924 et en 1926 (Europe et Amérique). Il conclut alors qu'il était impossible que le capitalisme européen, cerné comme il l'était en un réseau étroit de frontières nationales et dominé économiquement par les États-Unis, puisse échapper au déclin et à la crise à court terme.

« L'énorme supériorité matérielle des États-Unis exclut automatiquement toute possibilité de relèvement économique pour l'Europe capitaliste, écrit-il dans son avant-propos à Europe et Amérique. Si le capitalisme européen révolutionnait dans le passé les autres parties du monde, actuellement, c'est le capitalisme américain qui révolutionne l'Europe en déclin. Cette dernière n'a plus d'autre issue à l'impasse économique que la révolution prolétarienne, l'abolition des barrières douanières et des frontières d'État, la création des États-Unis Soviétistes d'Europe et d'une Union fédérative avec l'U.R.S.S. et les peuples libres d'Asie ».

Dès 1921, Trotsky lutta contre l'interprétation fataliste selon laquelle la victoire de la révolution socialiste était inévitable. En Russie, la classe ouvrière avait pris l'initiative en 1917 en s'emparant courageusement du pouvoir. Mais en Europe occidentale, et plus particulièrement en Allemagne, la première tentative de reproduire l'uvre des ouvriers russes avait échoué. La défection soudaine des social-démocrates au camp de la bourgeoisie avait désorganisé le mouvement ouvrier. Les partis communistes nouvellement organisés manquaient d'expérience pour lutter contre cette dégénérescence avec succès, et ils avaient souffert de nombreuses défaites. C'est ainsi qu'il y eut une période transitoire de stabilisation politique et économique au début des années 1920.

***

C'est pourquoi le thème dominant du Troisième congrès de l'Internationale Communiste fut la réorientation de l'Internationale. Désappointés par les nombreuses défaites, nombre de délégués exprimèrent alors de l'impatience et adoptèrent des positions gauchistes radicales. Cette attitude était particulièrement répandue au sein de la délégation de l'Allemagne, pays où, en mars 1921, le parti communiste (KPD) avait organisé à la hâte une tentative bâclée de soulèvement et avait souffert de lourdes pertes. Certains délégués proposaient une soi-disant « stratégie de l'offensive », selon laquelle le parti devait toujours, et indépendamment des circonstances, passer et appeler à l'offensive.

Trotsky et Lénine rejetèrent fermement ces propositions insensées, ce dernier écrivant sur le sujet son pamphlet Le gauchisme, maladie infantile du communisme. Ils firent tout pour convaincre les délégués de la nécessité de penser davantage aux questions de stratégie et de tactique. L'une des leçons essentielles du Congrès était que pour s'emparer du pouvoir, il fallait avant tout avoir le soutien des masses populaires, et qu' « il ne faut pas que lutter, il faut aussi gagner. Et pour ce faire, il faut maîtriser l'art de la stratégie révolutionnaire ».

Trotsky résuma par la suite les conclusions du Troisième congrès dans son article « L'école de la stratégie révolutionnaire » dans lequel il met à nouveau de lecteur en garde contre une interprétation mécanique et fataliste du marxisme. La transformation de la société, écrit-il, « ne se fait pas automatiquement, comme le lever et le coucher du soleil ». Il faut une classe « avec la conscience, l'organisation, et le pouvoir nécessaires pour ouvrir le chemin vers de nouvelles relations sociales ».

Du même coup, Trotsky excluait explicitement la possibilité que la société puisse continuer longtemps à exister sans subir de transformation. Les efforts des social-démocrates pour créer des fondations stables pour la démocratie bourgeoise étaient dès le départ voués à l'échec. Il déclara que les seules alternatives étaient le socialisme ou la barbarie : « L'humanité ne s'immobilise jamais si un développement vers le haut devient impossible, la société s'effondrera vers l'abîme; s'il n'y a pas de classe capable de pousser la société vers le haut, la société se brise en morceaux et laisse la place à la barbarie ».

Douze ans plus tard cette prédiction se concrétisait avec horreur avec l'arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne. À cette époque, les leçons du Troisième congrès du Komintern avaient depuis longtemps été oubliées. Trotsky avait été déclaré une « non-personne » et le radicalisme gauchiste connaissait une renaissance macabre lors de la soi-disant Troisième période de la lutte des classes propagée par le Komintern qui était dominé par les staliniens depuis 1928. Selon ce point de vue nourrit par la réaction paniquée de la bureaucratie stalinienne face à la crise sociale qu'elle avait elle même engendrée en URSS, il fallait immédiatement mener la lutte pour saisir le pouvoir dans tous les pays du monde.

Les partis communistes se saoulèrent alors de phrases révolutionnaires sans même remarquer la menace fasciste grandissante. Toute mesure tactique visant à influencer les travailleurs social-démocrates était taxée de contre-révolutionnaire et de « trotskyste ». En Allemagne, quiconque militait en faveur d'une union avec le SPD (le parti social-démocrate) contre les fascistes se voyait expulsé du parti. Les social-démocrates étaient définis comme des « social-fascistes » et accusés d'être les frères des nazis. La fragmentation et la paralysie du mouvement ouvrier qui résulta de la politique du parti communiste (KPD) pava la voie pour l'arrivée de Hitler au pouvoir.

Loyal à Staline, Ernst Thälmann, le dirigeant du KPD, avait contraint le parti à adopter cette optique. Il s'était déjà opposé à Trotsky en 1921alors qu'il était délégué au congrès du Komintern. Si les leçons d'alors avaient été bien assimilées, l'histoire aurait été bien différente.

***

La pensée de Trotsky sur le mouvement ouvrier des années 1920 aborde aussi la question de l'opportunisme. L'influence des leaders syndicaux opportunistes était particulièrement prononcée en Grande-Bretagne, la puissance impérialiste proéminente du XIXe siècle, et aux États-Unis, la puissance impérialiste proéminente du XXe siècle. La richesse énorme des classes dirigeantes de ces deux pays leur avait permis de s'acheter la bonne volonté d'une strate corrompue de la classe ouvrière.

Les traditions sont tenaces, et ainsi l'opportunisme a-t-il retenu sa position dirigeante dans le mouvement ouvrier britannique même après que le Royaume-Uni soit devenu depuis longtemps un État de déclin économique. Dans son uvre Où va l'Angleterre ?, Trotsky peint un tableau brillant des dirigeants travaillistes britanniques, examinant le contraste profond entre leurs politiques et les sentiments révolutionnaires des ouvriers. L'essentiel de son analyse est que ce contraste ne peut être résolu qu'en construisant un parti communiste déterminé : « Il n'y a pas de moyen de contourner cette nécessité. Toute personne qui croit que c'est possible mais ne fait que le proclamer, trompe les ouvriers anglais ».

Quelques temps plus tard, l'analyse de Trotsky des sentiments révolutionnaires des ouvriers s'est avérée correcte. En mai 1926, une grève générale secouait les fondations de la société britannique. « La grève générale est la réponse du prolétariat, qui ne veut pas, et en effet ne peut pas, permettre à la banqueroute du capitalisme britannique de devenir le début de la banqueroute de la nation et de la culture britanniques », commentait Trotsky dans la préface de la deuxième édition de Où va l'Angleterre ? Trotsky arrive à la conclusion qu'une grève générale nécessite « plus qu'aucune autre forme de la lutte de classes une direction claire, résolue, énergique, autrement dit une direction révolutionnaire. Mais le prolétariat britannique ne montre dans la grève actuelle aucune trace d'une telle direction, et l'on ne peut pas s'attendre à ce qu'elle se constitue d'un seul coup, toute faite, comme sortie de terre ».

Au lieu d'aider les ouvriers britanniques à développer une pareille direction, les dirigeants du Komintern ont soutenu les leaders syndicaux opportunistes, qui ont rapidement abandonné la grève. Les chefs syndicaux de l'URSS ont coopéré étroitement avec leurs homologues britanniques à l'intérieur du Comité syndical anglo-russe qui fonctionnait sous les auspices de Staline et de Boukharine. Ainsi était raté une autre occasion d'influencer la situation internationale en faveur du mouvement communiste.

Dans son article Europe et Amérique publié en 1925, Trotsky examine l'opportunisme dans le mouvement ouvrier américain et les possibilités d'une révolution sur le nouveau continent. Il s'oppose à la conclusion que la force économique américaine entraînera une longue période de stabilité économique, remarquant que la « puissance des États-Unis en face de l'Europe affaiblie et des peuples coloniaux économiquement arriérés » constituait en même temps leur point vulnérable. « Pour maintenir leur équilibre intérieur, les États-Unis ont besoin d'une issue de plus en plus large vers l'extérieur; or leur débouchement à l'extérieur introduit dans leur régime économique des éléments de plus en plus nombreux du désordre européen et asiatique. Dans ces conditions, la révolution victorieuse en Europe et en Asie inaugurera forcément une ère révolutionnaire pour les États-Unis ».

En « préservant » l'Europe d'une révolution prolétarienne, le stalinisme a aussi permis aux États-Unis « d'échapper » à ce destin.

***

En conclusion, considérons brièvement l'importance de l'analyse de Trotsky pour l'époque actuelle (bien qu'il soit évident qu'un traitement compréhensif du sujet occuperait bien plus qu'une préface). Dans les années 1920, Trotsky prenait les relations entre l'Europe et l'Amérique comme point de départ pour observer la situation mondiale. Mais cette approche est-elle encore valide aujourd'hui ?

Entre 1945 et 1990, cette question aurait vraisemblablement reçu une réponse négative. S'il est vrai que les relations transatlantiques n'ont pas toujours été sans quelques secousses, la question de la domination des États-Unis en Europe n'a par contre jamais été sérieusement remise en question. Mais cela a changé depuis la dissolution du Pacte de Varsovie. Les appels à une libération de prédominance américaine deviennent de plus en plus stridents, en faisant même une question centrale des politiques étrangère et de sécurité européennes. Généralement, les gouvernements et les hommes politiques sont discrets sur cette question, mais les études universitaires et les articles détaillés des publications spécialisées non assujetties aux contraintes des relations internationales, laissent peu à désirer du point de vue de la franchise.

Un exemple typique est le dernier numéro spécial de Merkur, le « magazine allemand pour la pensée européenne », intitulé « Europe ou Amérique ? Le futur de l'Occident ».

Dans un de ces articles, Ernst-Otto Czempiel, professeur émérite de relations internationales et membre de la Fondation de recherches sur la paix et la résolution des conflits située à Hesse, accuse les États-Unis d'avoir « étendu et renforcé leurs prétentions hégémoniques mondiales auparavant limitées à l'Occident sur l'ensemble de la planète ». Le souhait des européens pour une « réforme de l'OTAN qui leur permettrait de participer à sa direction » a été brusquement rejeté. « Ce développement continu de la politique mondiale américaine, se plaint Czempiel, ne justifie plus l'épithète de "puissance hégémonique bénévole" accordée justement aux États-Unis pendant les longues années de la guerre froide ». Depuis le milieu des années 1990, les États-Unis poursuivent comme stratégie la transformation du « concept d'hégémonie en une prétention à l'exercice mondial du pouvoir » (Merkur, numéro 9/10, septembre-octobre 2000, pp. 905-6).

Czempiel fait une mise en garde : « ces ambitions pourraient allumer les flammes qui nourriront le prochain conflit global ». Il n'exclut pas la possibilité d'une guerre entre les grandes puissances : « Ceux qui se proclament les gardiens de l'ordre mondial attirent inévitablement des rivaux ». Dans les efforts des pays européens pour former une identité militaire européenne propre, il voit une réaction à la position des États-Unis. « La seule raison pour laquelle on construirait une force de réaction rapide européenne indépendante serait pour redistribuer le pouvoir à l'intérieur des alliances. Les États-Unis n'accordant pas d'égalité, l'Europe tente de forcer la situation » (ibid., p. 901, 910).

Werner Link , un autre professeur émérite en sciences politiques, abonde dans le même sens dans le même numéro. Il encourage l'Europe à « se défaire du manque d'autonomie qu'elle s'est imposée en questions de sécurité et de politique militaires » et considère ­ comme Czempiel ­ la guerre au Kosovo comme le changement décisif survenu entre les relations euro-américaines. La guerre a « crûment démontré aux alliés européens leur dépendance face à la puissance mondiale et leur absence désastreuse de diplomatie armée indépendante ».

Vues à la lumière des développements économiques, ces récriminations fortement vouées à la défense des intérêts de l'Europe face aux « prétentions de puissance dominante mondiale » des États-Unis, il apparaît clairement que l'influence de ces derniers dans l'économie mondiale a connu une baisse importante depuis la période de l'après-guerre.

Selon Trotsky, les États-Unis produisaient dans les années 1920 « entre un et deux tiers de toutes les choses dont l'humanité a besoin pour survivre ». Plus de 80 p. 100 de la production automobile, 70 p. 100 de la production pétrolière, 60 p. 100 de la production de fonte et 60 p. 100 de la production d'acier provenait de ce pays. Lorsque le pays sortit à nouveau vainqueur de la Deuxième Guerre mondiale, la situation était similaire. Le pays concentrait la majeure partie de la production et des réserves d'or mondiales.

Les choses ont changé depuis. L'Europe a maintenant largement rattrapé les États-Unis du point de vue économique et de nouveaux rivaux puissants sont apparus dans d'autres régions du monde, notamment en Asie orientale. Si en 1924 le revenu national des États-Unis était 2,5 fois celui du Royaume-Uni, de la France, de l'Allemagne et du Japon réunis, le produit national brut de ces pays est à présent de loin supérieur à celui des États-Unis. Et si l'on considère l'Union Européenne qui fonctionne de plus en plus comme une unité économique, la production de l'Europe a déjà dépassé celle les États-Unis. En 1995, 30 p. 100 du volume de production mondiale provenait de l'UE, comparé à 27 p. 100 des États-Unis.

La différence est encore plus frappante quand on considère le commerce mondial. En 1995, plus de 40 p. 100 du commerce mondial provenait des membres de l'UE, un chiffre qui comprend cependant le commerce entre les membres de l'UE. Mais même si l'on exclut le commerce à l'intérieur de l'UE, l'union prise comme un pays unique compte toujours pour 20 p. 100 du commerce mondial, alors que les États-Unis en constituent 15 p. 100.

Ces chiffres révèlent un autre changement fondamental par rapport aux années 1920. Plus de 40 p. 100 de la production mondiale et plus de 50 p. 100 du commerce mondial proviennent de pays autres que les membres de l'UE et des États-Unis, la plupart du Japon et de d'autres pays d'Asie orientale. L'importance de l'économie américaine a non seulement chuté par rapport à l'UE, mais même encore plus par rapport à l'ensemble de l'économie mondiale. Des pays qui pourraient devenir de grandes puissances économiques arrivent ainsi sur la scène politique mondiale, notamment la Chine et, à un degré moindre, l'Inde.

Un autre indice de la détérioration de l'économie américaine est son immense dette étrangère qui, de 1990 à 1996, est passé de 170 milliards $ à 550 milliards $. En 1997, comme en 1998, elle a augmenté d'environ 500 milliards $. Elle est à présent d'environ 2 000 milliards $, soit à peu près l'équivalent du PNB annuel de l'Allemagne.

À la lumière de ces faits, quelle serait une juste évaluation des plaintes au sujet des aspirations américaines de superpuissance mondiale unique et des efforts pour construire une identité militaire européenne indépendante ?

D'un côté, les États-Unis restent effectivement la seule superpuissance militaire depuis la chute de l'URSS. Il est vrai que les dépenses militaires européennes ne sont inférieures aux dépenses des États-Unis que d'un tiers. Mais l'Europe ayant de larges forces armées terrestres disparates et distinctes, sa capacité militaire n'est seulement que d'un dixième de celle des États-Unis. Par ailleurs, les États-Unis sont de plus en plus enclins à soutenir leur statut de puissance mondiale en faisant appel à leur puissance militaire pour compenser leur faiblesse économique.

De l'autre côté, la réaction des puissances européennes indique que ces dernières ne veulent plus accepter sans questions les prétentions des États-Unis de diriger le monde. Pour le moment, cela s'exprime par la revendication d'un « statut égal », comme le fait toujours une puissance faible qui en confronte une plus forte. Comme le remarque Trotsky dans cet ouvrage, les États-Unis ont aussi commencé leur existence dans le monde la politique mondiale impérialiste active en soutenant la paix, la démocratie, et l'égalité des droits. L'importance de cette demande d'un « statut égal » est en fait une lutte pour la redistribution des sphères d'influence politiques et économiques. Les conflits entre l'Europe et les États-Unis ne vont que s'intensifier dans l'avenir.

On oppose souvent à cette analyse que la mondialisation et l'intégration accrue de l'économie mondiale qui l'accompagne affaiblissent l'État-nation et rendent improbables un conflit ouvert entre les grandes puissances. Selon cette optique, les disputes transatlantiques sur les questions commerciales et militaires indiqueraient en réalité « à quel point les relations sont devenues en fait étroites, qu'essentiellement, ces relations sont très saines » (tiré d'un article récent publié dans le journal allemand Süddeutsche Zeitung). Cette interprétation est erronée à sa base même. S'il est vrai que la capacité de l'État-nation d'imposer des lois et d'isoler le pays s'est affaiblie à cause de la mondialisation, cela ne signifie pas pour autant que les antagonismes nationaux ont disparus. Bien au contraire, l'intensification immense de la concurrence mondiale, dans laquelle les hauts et les bas des marchés financiers et le sort des entreprises diverses transforment la vie de millions de gens, accroît immensément les rivalités nationales.

La valeur de l'euro qui chute depuis des mois par rapport au dollar démontre à quel point ces conflits sont graves. Les experts financiers sont perplexes face à ce développement et les hommes politiques européens ne cessent de souligner que l'économie européenne est « fondamentalement saine ». En dernière analyse, les États-Unis ont favorisé une importation massive de capitaux de l'étranger au prix d'une polarisation sociale sans précédent. La dérégulation garantit certes de gros profits sur les investissements en plus d'attirer le Capital aux États-Unis, mais cela a pour résultat que la croissance économique de ces dernières années n'a bénéficié qu'à l'infime minorité des membres les plus hauts placés de la société américaine d'un côté, alors que la lutte pour la survie quotidienne devient de plus en plus difficile et intolérable pour les masses populaires.

En retour, l'Europe ne peut maintenir sa position face aux États-Unis qu'en les émulant avec des réductions du niveau de vie de sa population et des dépenses sociales. L'unification européenne est presque entièrement basée sur cette idée. Pour tenir contre la concurrence mondiale, le patronat européen considère l'unification de l'Europe comme une nécessité absolue. Mais les méthodes qu'il utilise marginalisent non seulement de larges sections de la classe ouvrière, mais aussi de vastes couches des classes moyennes. De leur côté, les États-Unis doivent maintenir leur avance, car un arrêt dans l'importation des capitaux de l'étranger provoquerait inévitablement une récession sévère.

Le conflit croissant entre l'Europe et les États-Unis entraîne ainsi une intensification continue de la polarisation sociale sur les deux continents. À la différence des années 1920, ce n'est plus seulement l'Amérique qui révolutionne l'Europe. L'inverse est maintenant tout aussi vrai. Seule une initiative venant « d'en bas » peut briser ce cercle vicieux de guerre économique et d'élimination de la couverture sociale. Et, comme dans les années 1920, l'élément décisif est le facteur subjectif.

Appliqué aux dirigeants syndicaux et social-démocrates d'aujourd'hui, le terme « opportuniste » qu'utilisait Trotsky serait un euphémisme. Ces derniers ont en effet tout à fait rejoint le patronat. Depuis l'arrivée au pouvoir des social-démocrates dans la plupart des pays européens au milieu des années 1990, le démantèlement des programmes sociaux et la dérégulation de l'économie ont été effectués procédé à des rythmes encore plus rapides que sous les gouvernements conservateurs précédents. L'écart entre ces partis et les masses populaires a grandi en conséquence. Vu l'absence d'alternative politique, cet écart a été principalement comblé par des partis de droite. Les décennies de domination du mouvement ouvrier par le stalinisme et la social-démocratie ont laissé place à une crise profonde. Mais cela doit changer. Les immenses conflits sociaux qui se développent sous la surface de la société créent les conditions requises pour entraîner des changements rapides dans la conscience populaire.

Ces changements, cependant, n'auront pas lieu spontanément. Ils passent en effet par la résurrection des traditions internationalistes et socialistes qui ont été étouffées par le stalinisme. La société de communication moderne a créé de nouvelles possibilités en ce domaine. Plus que jamais, la classe ouvrière mondiale est intereliée. Et c'est là un autre aspect des relations entre l'Europe et l'Amérique : tout pas en avant du mouvement ouvrier sur un continent stimulera le mouvement ouvrier de l'autre.


 

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