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Une oeuvre sincère mais limitée

Rabbit-Proof Fence, réalisé par Philip Noyce

Par Richard Phillips
Le 12 mars 2002

Rabbit-Proof Fence, le dernier film du réalisateur australien, Philip Noyce, porte à la connaissance d'un public beaucoup plus large une des nombreuses histoires tragiques, qui avaient été jusque très récemment cachées, l'histoire de la "génération volée" - les quelques 30 000 enfants aborigènes retirés de force à leurs parents par les autorités australiennes entre 1900 et la fin des années 60.

Le film, actuellement sur les écrans australiens, et dont la sortie aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne est prévue pour le mois de juin, raconte l'histoire vraie de trois jeunes filles aborigènes qui ont résisté à cette politique. Les filles - Molly Kelly, âgée de 14 ans, Daisy, sa soeur de 8 ans et Gracie Cross, leur cousine âgée de 10 ans - furent retirées en 1931 à leurs familles par la police, à Jigalong, un campement aborigène au bord du Little Sandy Desert, au nord-ouest de l'Australie et transférées au célèbre camp de Moore River Native, près de Perth. Refusant d'accepter cette situation, les filles s'évadèrent et suivirent le "rabbit-proof fence" (barrière de protection contre les lapins) qui coupe en deux l'Australie Occidentale du nord au sud. Les filles parcoururent une distance de 2 400 kilomètres pour essayer de rejoindre leur communauté tout au nord de l'Etat.

Gracie fut rattrapée avant de parvenir chez elle. Mais le voyage épique des deux autres filles se déroula dans la partie la plus inhospitalière de l'outback australien (l'intérieur du pays -NDLR). Doris Pilkington Garimara, la fille de Molly Kelly, a livré le premier récit de ce voyage incroyable dans son livre de 1996, Follow the Rabbit-Proof Fence.

Les premières scènes du film de Noyce se déroulent à Jigalong. Les pères des filles, qui s'étaient depuis volatilisés, étaient des ouvriers blancs employés à la construction de la barrière de protection contre les lapins. Molly (Everlyn Sampi), Daisy (Tianna Sansbury) et Gracie (Laura Monaghan) étaient élevées et soignées collectivement par Maude et Lily, leurs mères aborigènes. En tant qu'enfants métisses, elles attirèrent l'attention de la police locale qui signala leur cas à A.O Neville (Kenneth Branagh), le Chief Protector (le protecteur en chef) des Aborigènes pour l'Australie Occidentale.

Neville, qui avait été nommé à ce poste en 1915, disposait du contrôle juridique total sur tous les Aborigènes vivant en Australie Occidentale. Il donna l'ordre aux policiers d'enlever les enfants. Un policier local enleva les filles terrorisées à leur mère, obligea celles-ci à monter dans une voiture et les emmena à la gare la plus proche où elles furent mises dans des cages et envoyées au camp de Moore River.

Cette scène à forte puissance émotionnelle, comme d'autres moments dans la nouvelle maison des enfants à Moore River, donne une image juste de la brutalité de la politique gouvernementale envers la population indigène. Le portrait de la vie déshumanisante au camp est particulièrement frappant et dérangeant. Les enfants sont enfermés tous les soirs, tels de vulgaires criminels, dans des dortoirs collectifs, il leur est interdit de parler leur propre langue et on leur dit qu'ils n'ont pas de parents. On leur sert une nourriture infecte qu'ils sont obligés de manger avec leurs mains. La journée est ponctuée de chants religieux. Une discipline de fer règne dans le camp. Quiconque pris à contrevenir aux règles de la mission où à essayer de s'évader est placé en régime cellulaire pendant 14 jours.

Aux scènes de la vie au camp s'intercalent des scènes présentant Neville comme un bureaucrate froid, administrant le programme gouvernemental "d'assimilation". Le but à court terme de cette politique qui avait été légalement instituée en Australie Occidentale en 1905 et pratiquée à des degrés divers dans l'Australie tout entière au cours des 65 années qui suivirent, était de séparer les enfants aborigènes métis de leurs familles et de leur culture, de les convertir au christianisme et de les former à devenir des domestiques ou des employés à bas salaires. Cependant, le but du gouvernement à long terme était encore plus sinistre - empêcher les enfants métis de procréer avec des aborigènes de pure souche, dans le but "d'éradiquer" l'ethnie aborigène.

Au cours d'une scène dérangeante, Neville utilise des plaques de lanterne magique pour expliquer ses théories d'éradication à un auditoire de femmes de la classe moyenne de Perth. Plus tard, il visite la mission pour inspecter la couleur de peau des enfants détenus. D'après le "Chief Protector", les enfants à couleur de peau plus claire sont plus intelligents. Ils faut les séparer des autres enfants et leur donner une éducation un peu meilleure.

Encouragées par Molly, les filles s'évadent du camp et commencent leur périlleux voyage. À la différence des autres détenus de Moore River, qui se sont entendus dire qu'ils étaient orphelins, les filles de Jigalong n'ont pas oublié leurs mères et sont déterminées à rentrer chez elles.

La suite du film alterne entre le périple de trois mois des jeunes filles, poursuivies par Moodoo (David Gulpilil), traqueur d'Aborigènes, employé par la mission spécialement dans le but de rattraper les évadés et Neville qui apparaît de plus en plus furieux et frustré. Grâce à l'aide occasionnelle de quelques Aborigènes et de quelques ouvriers agricoles blancs sur leur chemin, Molly et Daisy parviennent à rentrer chez elles où elles sont accueillies avec émotion par leurs familles. La tentative d'un policier local pour arrêter les filles est repoussée par la communauté et le film s'achève sur l'image brève de Molly et Daisy maintenant octogénaires et qui habitent toujours à Jigalong.

Juste avant le générique de fin, un court texte explique que Molly continua à endurer les horreurs de la politique gouvernementale d'assimilation. Après son mariage et la naissance de ses deux enfants - Doris et Annabelle - elle-même et ses deux filles furent capturées en 1940 et renvoyées de force à Moore River. Molly s'échappa à nouveau et bien que contrainte d'abandonner Doris, âgée de 4 ans, elle marcha le long de la barrière jusqu'à Jigalong avec Annabelle, âgée de 18 mois, dans les bras. Une année plus tard, Annabelle fut enlevée par les autorités gouvernementales. Molly ne revit plus jamais sa fille cadette, et ce ne fut que 30 ans plus tard que Doris et sa mère furent à nouveau réunies.

Un premier pas attendu depuis longtemps

Déjà réalisateur de 20 longs métrages, Noyce déclara qu'il considérait Rabbit-Proof Fence comme son "défi le plus important" parce qu'il voulait un film qui "permette aux Australiens de regarder en face l'histoire des relations interraciales", un film qui fournirait "une compréhension des émotions profondément ressenties qui ont alimenté les débats sur la question de la génération volée". Même si le réalisateur de 54 ans a fidèlement raconté l'histoire des jeunes filles, le film n'est pas la réussite artistique qu'il aurait pu être.

La carrière de réalisateur de Noyce, qui commença au début des années 70, connut des hauts et des bas. Parmi ses premières uvres dignes d'intérêt, on trouve Backroads (1977), sur la vie des Aborigènes dans l'outback et Newsfront (1978), l'histoire de deux photographes d'actualités filmées en Australie dans les années 40 et 50. Ces films furent suivis de deux téléfilms médiocres - The Dismissal (1983), sur un coup d'Etat constitutionnel qui fit tomber le gouvernement travailliste Whitlam et Cowra Breakout (1984), qui traite de l'évasion en masse de prisonniers de guerre japonais dans l'Australie rurale pendant la deuxième guerre mondiale.

Après avoir réalisé Dead Calm (Calme Blanc), un film policier avec Sam Neil et Nicole Kidman, en 1989, Noyce partit à Hollywood où il habite depuis 12 ans. Comme beaucoup d'autres avant lui, Noyce a fait des compromis artistiques et politiques et a passé la plus grande partie des années 90 à produire des films policiers ou d'action de série B comme Patriot Games (1992), Clear and Present Danger (1994), The Saint (1997), The Bone Collector (1999) ainsi que d'autres films loin d'être inoubliables. Malgré cela, Noyce a trouvé la force de réaliser Rabbit-Proof Fence, le tout premier film tant attendu sur la "génération volée". On raconte qu'il s'est retiré d'une production hollywoodienne de 220 millions de dollars pour faire ce film, et il mériterait pour cette raison d'être applaudi.

Mais, en dépit de l'engagement de toutes les personnes impliquées dans le film, comme par exemple Kenneth Branagh, qui a renoncé à ses cachets habituels, le film est plutôt superficiel. Branagh, le seul personnage qui a dans le film des répliques substantielles, fournit une interprétation honnête et par moment intéressante de l'efficacité froide de A.O Neville. Les jeunes filles - Everlyn Sampi, Tianna Sansbury et Laura Monaghan - dont c'est le premier rôle au cinéma, font une prestation louable. Mais l'importance accordée dans le film à l'aspect pratique du voyage prend le pas sur une exploration plus profonde des personnages. On n'arrive à aucun moment à comprendre les filles en tant qu'enfants ou à se faire une idée réelle de leur enfance à Jogalong.

Néanmoins, le problème le plus significatif est l'échec de Noyce à fournir un contexte historique plus large à ces événements ou à tracer le lien entre les actes de Neville et le long et sanglant bilan de l'oppression des Aborigènes en Australie. Ceci affaiblit l'impact global du film.

Cette approche a plu à quelques critiques locaux qui ont fait l'éloge de Rabbi- Proof Fence parce que le film n'était pas "trop politique". L'article de Leigh Paatsch dans le Daily Telegraph de Sidney du 21 février est tout à fait caractéristique. Il écrit: " Sans prendre une position démagogique, Rabbit-Proof Fence fait subtilement glisser le débat toujours d'actualité sur la Génération volée vers ce qu'il aurait toujours dû être: une énigme humanitaire tragique qui n'a toujours pas trouvé de réponse claire".

Il ne fait aucun doute que Noyce rejetterait ce jugement qui obscurcit plutôt qu'il n'éclaire. Mais son film aurait été considérablement plus fort s'il avait clairement établi que Neville n'était pas un individu isolé, et que "l'assimilation" n'était qu'une étape du génocide des Aborigènes qui était en cours et avait débuté avec la colonisation britannique à la fin du 18ème siècle. Ceci aurait donné un compte rendu plus véridique de "l'histoire des relations raciales" et aurait conféré au film une texture plus riche et plus puissante.

Comme le prouvent de nombreux documents, les autorités australiennes au départ considéraient les Aborigènes comme une espèce humaine inférieure qui ne pouvait pas, en général, être exploitée directement comme main-d'uvre à bon marché, et qui devrait être éloignée de toute bonne terre agricole. Si les concepts racistes de supériorité des blancs constituaient la justification idéologique de l'oppression gouvernementale, les Aborigènes furent en réalité les victimes de l'économie capitaliste qui se développait - en particulier la pulsion du capital britannique et plus tard australien, à maximaliser profits et investissements sur le continent, ce qui nécessitait la destruction de tous les obstacles, y compris les obstacles humains.

Au cours des 120 premières années de la colonisation britannique et au cours des premières décennies du 20ème siècle, les hommes, femmes et enfants aborigènes furent chassés et tués comme des bêtes sauvages dans une politique que l'on peut définir avec précision et en accord avec les Conventions de 1948 des Nations unies comme un génocide - une entreprise systématique de destruction d'une ethnie.

Les chiffres diffèrent, mais la population aborigène, estimée en 1788 entre 250 000 et 750 000, était tombée à 31 000 en 1911. Dans l'Etat de Tasmanie, les efforts combinés de policiers, de soldats, de groupes d'autodéfense et de colons blancs éliminèrent la population aborigène tout entière dans les premières décennies du 19ème siècle.

Après s'être emparées des meilleures terres agricoles, les autorités gouvernementales et religieuses commencèrent à regrouper les Aborigènes dans des réserves, où tous les aspects de leur vie - revenus, langue, religion, culture - furent mis sous le contrôle de l'administration. On donna à cette politique le nom officiel de "protection".

A la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle, les administrateurs gouvernementaux préparèrent consciencieusement l'élimination finale de l'ethnie aborigène. Chaque Etat avait un protecteur et chaque protecteur avait le pouvoir de retirer les enfants métis à leurs parents pour les emprisonner dans des missions gouvernementales ou religieuses.

James Isdell, un des protecteurs régionaux de l'Australie Occidentale, écrivit dans une lettre à un de ses supérieurs en 1907 que les femmes aborigènes étaient des "prostituées par essence" et tous les Aborigènes "sales, répugnants et immoraux". Isdell dit qu'il n'hésiterait pas à retirer les enfants métis à leurs mères, parce que celles-ci oublieraient leurs rejetons très rapidement. Leur chagrin, déclarait-il, n'était causé que par la déception due à la perte du revenu provenant de la prostitution de leurs filles.

C'est dans cette atmosphère politique et culturelle qu'A.O Neville devint Protecteur en chef des Aborigènes d'Australie. Ses théories "d'éradication", expliquées dans son livre, Les minorités de couleur en Australie: leur place dans notre communauté, codifiait une politique qui était déjà mise en pratique par les autorités d'Etat et les autorités fédérales dans toute l'Australie.

Selon le plan en trois points de Neville, les enfants métis seraient retirés à leurs mères, des mariages arrangés encourageraient les unions interraciales entre métis et "blancs" et l'ethnie aborigène de pure souche tout entière finirait par disparaître. Comme il le déclara devant la commission royale de l'Australie Occidentale: "[Les métis] doivent être protégés contre eux-mêmes Ce point délicat exige l'application du bistouri du chirurgien pour le bien du patient, et peut-être contre la volonté du patient. "

Il n'était pas rare que d'autres législateurs préconisent la stérilisation. En fait, en 1934, trois ans après l'évasion de Molly, Daisy et Gracie du camp de Moore River, le sous-secrétaire du ministère de l'Intérieur du Queensland, réclama publiquement la stérilisation de tout Aborigène métis.

Il est certains que tous ces éléments ne pouvaient être inclus dans le film Rabbit-Proof Fence. Mais un portrait plus en profondeur de Neville et des souffrances endurées par Molly, Daisy et Gracie, et une quantité innombrable d'autres enfants aborigènes, dépend d'une compréhension d'au moins certains aspects de cette histoire et du contexte politique plus large.

Noyce réduit le deuxième emprisonnement de Molly et de ses deux enfants, ainsi que son évasion en suivant la barrière à quelques mots à la fin du film. Mais il aurait pu mettre en scène ces événements et les utiliser pour explorer l'impact psychologique plus profond de cette politique sur cette femme devenue mûre. Ainsi Noyce aurait eu l'occasion de mettre en scène la présence de Neville au premier congrès national des "protecteurs" des Aborigènes en 1937, juste trois ans avant que les autorités n'appréhendent Molly une nouvelle fois.

Neville était une figure de proue à ce congrès infâme et sa politique "d'éradication" fut adoptée à l'unanimité comme mission nationale. Il demanda aux délégués réunis "Allons-nous avoir une population d'un million de noirs au sein du Commonwealth, ou allons-nous les fondre dans notre communauté blanche et finir par oublier qu'il y a eu des Aborigènes en Australie?" Ceci aurait pu fournir des éléments forts pour le film.

En dépit de ces points faibles, qui démontrent un certain manque de courage politique chez Noyce, Rabbit-Proof Fence est une oeuvre sincère et qui vient du coeur. Elle jette un jour nouveau sur le secret peut-être le plus honteux du capitalisme australien, et il faut espérer qu'elle ouvrira la voie à d'autres pour approfondir ces mêmes questions et d'autres questions cruciales.


 

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