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WSWS : Nouvelles et analyses : Histoire et culture

Un patchwork mais pas une vue d’ensemble

Par Paul Bond
14 octobre 2006

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Le vent se lève, film de Ken Loach, scénario de Paul Laverty.

Les médias britanniques sont loin de s’illustrer pour leur objectivité ou leur retenue lorsqu’ils abordent le sujet de la partition de l’Irlande, la plus ancienne colonie britannique. Sachant cela, les insultes qui se sont déversées sur Ken Loach à la sortie de son dernier film sortent de l’ordinaire. Tandis que Le vent se lève recevait la prestigieuse Palme d’or au festival du film de Cannes la presse britannique de droite dénonçait le film comme étant pire que le travail des propagandistes nazis.

Tim Luckhurst, dans le Times de Londres, a excusé la cinéaste Leni Riefenstahl d’avoir soutenu le régime d’Hitler au motif qu’elle n’avait pas vraiment compris ce qu’était le nazisme qu’elle louait. D’après Luckhurst cependant, Loach « ne mérite pas une telle indulgence. Il sait pertinemment ce qu’il fait. »

Un autre journal de Murdoch, le Sun, a qualifié le film de « pro- IRA. » Le Daily Mail l’a qualifié de « falsification». Simon Heffer, dans le Telegraph, dénonçant le film comme « pernicieux » a reconnu ne pas l’avoir vu et déclaré qu’il n’avait pas besoin de le voir « pas plus que je n’ai besoin de lire Mein Kampf pour savoir combien Hitler était une ordure ».

L’industrie britannique du film a adopté une attitude tout aussi dédaigneuse vis-à-vis du film. Tandis que les distributeurs français achetaient 300 copies, les distributeurs britanniques n’en achetaient, eux, que 30.

La transgression de Loach semble être double.

D’un côté, il s’agit de la réaction de quelques sections les plus pures et dures de la classe dirigeante britannique face à l’histoire sanglante de l’impérialisme britannique en Irlande. Un précédent film de Loach sur les opérations britanniques cachées en Irlande, Hidden Agenda, avait provoqué une réaction tout aussi hostile de la part des députés conservateurs qui l’avaient accusé d’être pro-IRA.

Il y a aussi le fait que Loach relie explicitement son film à l’Irak, et fait des parallèles avec la résistance à l’occupation impérialiste là-bas. La réaction contre le film reflète l’hostilité qui se déchaîne envers toute opposition à ce pillage impérialiste débridé.

C’est tout à l’honneur de Loach que d’explorer les questions de l’histoire et de l’expérience politique de la classe ouvrière. Loach est fondamentalement un cinéaste sérieux. Qu’il soit une cible tellement visible pour les médias de droite témoigne à la fois de sa persévérance et du fait qu’il soit quasiment le seul à suivre cette voie. Cela soulève deux questions qui sont liées : dans, quelle mesure le cinéma de Loach est-il une réussite artistique, et dans quelle mesure les positions historico-politiques qu’il avance sont-elles défendables ?

Le vent se lève n’est que le deuxième film « historique » de Loach (après Terre et liberté), si on exclut son traitement de la révolution nicaraguayenne dans Carla’s Song. Le film traite de la période juste après la Première Guerre mondiale. Suite à l’Insurrection de Pâques de 1916, la résistance contre l’occupation britannique de l’Irlande s’intensifiait. Le Sinn Fein s’était déclaré Parlement d’Irlande (Dail Eireann). L’IRA (armée républicaine irlandaise) s’était armée et la guerre d’indépendance éclata.

Les Britanniques ripostèrent avec rapidité et brutalité. Ils séparèrent le nord-est du pays et envoyèrent les « Black and Tans », corps paramilitaire de la Royal Irish Constabulary, destiné selon l’expression de Winston Churchill à être un « corps de gendarmerie ». Aux côtés des « Auxiliaires », corps d’armée d’anciens officiers, les « Black and Tans » conduisirent une campagne de répression et de terreur.

En 1921, le premier ministre britannique Lloyd George promit « une guerre immédiate et terrible » si le Dail n’acceptait pas son traité. Usant de menaces, de corruption et de mensonges, Lloyd George réussit à obtenir un accord au Traité anglo-irlandais de 1921, qui entérinait la partition de l’Irlande et forçait tous les membres du gouvernement provisoire irlandais à prêter serment d’allégeance à la Couronne britannique. Ainsi, les Britanniques réussirent à diviser les forces nationalistes du Sinn Fein et à conduire l’Irlande dans une guerre civile.

Le film de Loach utilise les personnages fictifs de deux frères issus de l’Irlande rurale de l’ouest pour incarner les conflits qui déchirèrent le pays tout entier durant cette période. Damien O’Donovan (Cillian Murphy) est sur le point de quitter le pays pour poursuivre ses études de médecine en Angleterre, mais décide de rester après avoir été témoin de la répression britannique.

Son frère Teddy (Padraic Delaney) est déjà membre actif de l’IRA et Damien l’y rejoint à la tête du détachement local. Après que quatre officiers britanniques aient été tués, le propriétaire terrien local (Roger Allam) menace une jeune recrue de l’IRA de représailles envers sa famille. La recrue de l’IRA donne ses camarades et l’unité de l’IRA est arrêtée. Teddy est torturé.

En prison, Damien fait la connaissance de Dan (l’excellent Liam Cunningham), conducteur de train. Dan, adhérent du syndicat révolutionnaire de James Larkin, le Irish Transport and General Workers Union (ITGWU), est un vétéran du mouvement socialiste de Dublin. Dan se joint à l’unité quand certains d’entre eux s’évadent de prison, aidés par un jeune soldat britannique d’origine irlandaise. Ils kidnappent le propriétaire terrien. Quand ils apprennent que les autres ont été exécutés en prison, Damien emmène sur la lande le propriétaire terrien et la jeune recrue de l’IRA qui les avait trahis et les exécute.

Damien s’implique davantage dans la lutte de guérilla, conduisant une embuscade contre deux camions transportant des Auxiliaires. Cependant, des différends commencent à émerger quant à l’avenir de l’Etat pour lequel ils combattent. Teddy soutient qu’il leur faut rester en bons termes avec les hommes d’affaires locaux afin d’être en mesure de financer leurs armes. Damien et Dan défendent eux l’idée d’établir une république ouvrière.

La joie initiale provoquée par la signature du traité de paix se change en colère lorsque sont révélées les dispositions du traité. Pour Teddy, il ne fait aucun doute qu’à ce stade c’est ce qu’ils peuvent obtenir de mieux, mais Damien et Dan font serment de continuer la lutte. Dan est tué lors du raid d’un commissariat et Damien arrêté et condamné à mort. Il est exécuté par un peloton d’exécution commandé par son frère.

Loach, qui fait des films depuis près de 40 ans, a une méthode de tournage qu’il affectionne particulièrement. Contrairement à la plupart des cinéastes, il filme les scènes dans l’ordre chronologique, permettant ainsi aux acteurs de vivre l’histoire tandis qu’elle se développe. Il aime aussi donner le scénario à ses acteurs scène après scène et peu de temps avant le tournage de chaque scène afin de garder autant que possible la fraîcheur de l’expérience. Mais cette méthode tend à renforcer la qualité épisodique de ses films.

Ici, les scènes montrant l’impact plus large de l’occupation (comme lorsque Damien est appelé au chevet d’un enfant malade) semblent quelque peu superficielles. Les épisodes les plus forts sont ceux qui montrent la brutalité de l’occupation (la rafle bestiale des hommes après un match de hockey irlandais, la torture de Teddy dans la garnison locale), mais ils soulignent l’incapacité de Loach à dépeindre un tableau plus large. Trop souvent, on reste sur l’impression que l’épisode sert un objectif utilitaire immédiat sans donner davantage de profondeur.

Utiliser les frères pour symboliser les divisions de la période de la guerre civile est déjà en soi un procédé quelque peu éculé. Murphy et plus particulièrement Delaney sont très bien dans leur rôle, mais le symbolisme de la famille divisée dans le sud-ouest rural pose un problème politique et artistique.

Loach a dit vouloir montrer comment l’occupation et la guerre civile avaient affecté le pays tout entier. En pratique, son film tend à dépeindre l’occupation comme la destruction d’une idylle irlandaise rurale. Loach suggère bien la brutalité envahissante de l’occupation, mais ce faisant il diminue l’idée d’une bataille qui se déroule pour une république ouvrière comme le suggère le scénario. La classe ouvrière de Dublin et de Belfast n’est qu’une présence lointaine. Malgré des références à des événements qui se sont déroulés à Dublin, le film reste un film sur les divisions au sein d’une famille rurale.

Loach et le scénariste Paul Laverty invoquent le dirigeant socialiste James Connolly dans les débats politiques du film, mais Loach a reconnu que les idées de Connolly avaient eu peu d’impact dans le sud-ouest rural. Pour surmonter cela, Loach implante la dynamique du conflit de classes dans des personnages plus ou moins définis comme « ouvrier » et « propriétaire ».

Loach a tendance, dans ce qu’il fait de plus didactique, à avoir recours à des catégories plutôt qu’à des personnages réels. La discussion politique du film est conduite, de façon un peu artificielle, à travers Dan. Il n’est jamais précisé si Dan est membre du Parti communiste d’Irlande (CPI), nouvellement établi au moment du traité, mais il a néanmoins le passé militant d’une personne impliquée dans le ITGWU de Larkin et l’Insurrection de Pâques 1916.

Cela soulève bien des questions, mais fournit peu d’explications. Larkin avait formé le ITGWU au début du vingtième siècle, pendant que Connolly organisait les ouvriers du textile dans l’Ulster. Tous deux furent attaqués par les nationalistes bourgeois du Sinn Fein qui disaient que le conflit était un conflit de nations et non de classes.

En 1913, les patrons de Dublin, décidés à écraser la menace représentée par le ITGWU procédèrent à un lockout de leurs adhérents. Ce conflit long et sanglant fut finalement trahi par la direction des syndicats britanniques et Larkin partit aux Etats-Unis. Opposant socialiste de la guerre impérialiste, il salua la Révolution russe et fut invité par l’Internationale communiste à représenter l’Irlande, proposition qu’il déclina. (La Révolution russe qui eut un énorme impact en Irlande, n’est absolument pas mentionnée dans le film de Loach.)

Durant le lockout de 1913, le ITGWU, constamment attaqué par la police, avait mis en place un groupe de défense des ouvriers. La Irish citizens army (Armée des citoyens irlandais), force de combat, basée sur la classe ouvrière, fournit le noyau central de l’Insurrection de Pâques de 1916. Connolly qui était opposé à la guerre impérialiste la voyait comme une opportunité révolutionnaire pour la classe ouvrière irlandaise. Il disait pour citer Wilhelm Liebknecht que « la classe ouvrière mondiale n’a qu’un ennemi, la classe capitaliste mondiale, et celle de son propre pays en tête de liste. »

Et pourtant le personnage de Dan, qui semble s’être échoué dans un décor rural, ne sert pas à clarifier toutes les questions politiques soulevées par l’histoire. Il devient plutôt la personnification de la position de Loach sur la résistance à l’impérialisme britannique en Irlande.

Comme dans de nombreuses oeuvres de Loach, il y a une scène pivot de débat politique. C’est peut-être le procédé le plus usé du cinéaste : les débats ne semblant jamais tout à fait capturer les relations entre tendances politiques et sociales dans toute leur richesse et leur complexité. Peut-être que les méthodes de travail de Loach avec les acteurs empêchent ces derniers de donner le meilleur d’eux-mêmes dans ces scènes. Liam Cunningham et Cillian Murphy ont du mal ici à ne pas apparaître comme de simples pamphlétaires.

Damien et Dan s’opposent au traité car il va tout simplement maintenir en place les relations de propriété. Selon les termes de Dan, il ne va que changer l’accent des puissants. Cela est, il faut le dire, bien illustré par un raid organisé par les pro-traité, et qui est mis en parallèle avec un raid des « Black and Tans » au début du film. Comme le dit un personnage « Non aux Black and Tans, Oui aux Green and Tans. » [Green représente les nationalistes irlandais.]

Loach et Laverty sont clairement contre la perspective de limiter le mouvement national à la création d’un état capitaliste. A l’époque, c’est certain, il y avait des gens en faveur d’une république ouvrière, comme le CPI, qui exprimaient leur opposition au traité. Quand le gouvernement provisoire attaqua les Four Courts à Dublin les membres du Parti communiste irlandais luttèrent aux côtés des forces anti-traité. De ce point de vue, le film apporte une correction bienvenue à la promotion de Michael Collins qui était en faveur du traité.

La position de Loach cependant réduit quand même les socialistes au rang de conseillers des soulèvements nationalistes. Sans faire une étude sérieuse de l’état du mouvement ouvrier de l’Irlande à cette époque, il ne peut pas envisager ce qu’une perspective indépendante pour la classe ouvrière aurait pu être.

Sans cela, l’argument se réduit à des appels à des tactiques plus radicales que devrait adopter le mouvement national. Au cours du débat, un volontaire, Congo, dit que s’ils arrêtent la campagne, ils ne parviendront alors jamais à gagner la « liberté ». (La prestation de Martin Lucey est frappante, elle capture cette spontanéité de pensée que Loach semble désirer, mais que très souvent il ne parvient pas à réaliser.) Néanmoins, comme cela apparaît clairement, cette campagne ne concerne pas une république ouvrière, mais plutôt la garantie de l’intégrité territoriale de l’Irlande sur des fondements essentiellement capitalistes.

Reflétant la faiblesse du mouvement socialiste irlandais après les persécutions ayant suivi 1916, tel était le principal débat au sein du mouvement républicain pendant la guerre civile qui fut combattue comme une lutte nationaliste bourgeoise. Eamonn de Valera, premier président du Dail avait dit au Sinn Fein en 1917, « La seule bannière sous laquelle notre liberté peut être gagnée est la bannière de la république… Certains y trouveront à redire et préféreront d’autres formes de gouvernement… Ce n’est pas l’heure de discuter de la meilleure forme de gouvernement. C’est l’heure d’obtenir notre liberté. »

Loach semble vouloir s’inspirer de l’histoire des colonnes volantes de l’IRA dans le sud ouest pour les actions de Teddy et Damien. (Ernest O’Malley qui fut torturé au château de Dublin et Tom Barry qui conduisit l’embuscade de Kilmichael, sont tous deux clairement invoqués dans les personnages des frères.) En mêlant cette tendance du républicanisme avec le point de vue explicitement socialiste de Connolly, Loach (consciemment ou inconsciemment) brouille les lignes de divisions, basées sur des principes, existant entre le nationalisme bourgeois et l’internationalisme socialiste.

En dernière analyse, Le vent se lève se révèle au spectateur comme une œuvre fortement contradictoire. D’un côté, Loach, du fait de son association passée avec le mouvement socialiste révolutionnaire et son engagement continu vis-à-vis des problèmes de la vie et de la conscience de la classe ouvrière, continue à traiter de sujets et de thèmes que peu d’autres cinéastes abordent. Parmi les gens sérieux du milieu du film international, il continue à jouir de la réputation de quelqu’un d’intègre. Les attaques des médias de droite en Grande-Bretagne ne sont pas dues au hasard ni ne sont en aucune manière déplacés. Ils ont des raisons d’être hostiles à l’œuvre de Loach en général et à son film irlandais en particulier.

Cependant, ses limites politiques et artistiques sont en dernière analyse un frein à chacune de ses entreprises. Le vent se lève, comme d’autres films de Loach, semble vouloir revenir aux organisations ouvrières traditionnelles qui se sont effondrées et révèle un manque de lucidité critique sur la base programmatique de ces échecs. Leur effondrement, sans oublier la fin de l’Union soviétique et la dégénérescence dévastatrice du mouvement ouvrier dans le monde entier, met chaque cinéaste de « gauche » devant une situation nouvelle et compliquée.

Loach a peut être réagi mieux que la plupart, mais un film comme celui-ci révèle que tout n’a pas été analysé en profondeur. Sans cela, sincérité et compassion envers la classe ouvrière ne suffisent pas à le conduire au succès artistique. Pour ajouter à la difficulté, la méthode naturaliste, basé sur la quasi improvisation se révèle de plus en plus inadéquate pour s’attaquer aux problèmes idéologiques et historiques les plus complexes. On est pris aux tripes par certains passages de ce film, et à d’autres moments on reste froid et peu convaincu.

Etant donné les parallèles évidents entre l’occupation britannique de l’Irlande et la situation actuelle en Irak, ainsi que la radicalisation qui se produit dans de larges couches de la population, le film Le vent se lève aurait pu et peut-être aurait dû être un événement politico-artistique majeur, qui touche et aide vraiment à former une nouvelle génération de jeunes gens en particulier. Que ce ne soit pas le cas est dû en tout premier lieu aux efforts de l’industrie du film pour enterrer le travail de Loach, mais les éléments non clarifiés et restés sans réponse de son film y sont aussi pour quelque chose.

(Article original paru le 11 octobre 2006)

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