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Les origines du bolchevisme et Que faire?

Partie 3

Par David North

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Voici la troisième partie de la conférence « Les origines du bolchevisme et Que faire? » prononcée par le président du World Socialist Web Site, David North, à l'occasion du camp d'été du Parti de l'égalité socialiste (Etats-Unis) et du WSWS qui s'est déroulé du 14 au 20 août 2005, à Ann Arbor, au Michigan. La conférence est mise en ligne en sept parties.

La montée d’Oulianov-Lénine

Le travail original de Plekhanov influença une génération entière d’intellectuels et de jeunes qui entraient dans une lutte révolutionnaire vers la fin des années 1880 et au début des années 1890. L’impact de ses polémiques fut important vu que les transformations sociales de la ville et de la campagne correspondaient de plus en plus à l’analyse faite par Plekhanov.

Pendant les années 1890, c’était de plus en plus apparent que la Russie était en proie à un développement économique rapide accompagné d’une croissance industrielle produisant une classe ouvrière de plus en plus puissante. Telles étaient les conditions sous lesquelles Vladimir Illitch Ulyanov, le frère cadet d’un terroriste révolutionnaire martyr, entra dans le mouvement révolutionnaire. En 1893, il établit sa réputation de puissant théoricien à l’aide d’une remarquable critique d’un mouvement populiste qu’il appela Ce que sont les « Amis du Peuple » et comment ils luttent contre les Sociaux-démocrates. Il y a certaines caractéristiques de cet ouvrage qui font de celle-ci une contribution majeure au mouvement révolutionnaire ouvrier et qui, malgré l’attention portée aux conditions particulières de la Russie de 1890, lui donnent une pertinence de longue durée.

Oulianov-Lénine a dédié une grande partie de son ouvrage à attaquer ce qu’il appelait la sociologie subjective de Mikhailovsky, démontrant que les politiques du mouvement narodnik (populiste) n’étaient pas basées sur une étude scientifique des relations sociales qui existaient en Russie. Il démontra qu’ils refusaient de faire face au fait que la production primaire était devenue très développée et que des grandes industries avaient été établies et concentrées dans les mains d’individus qui achetaient et exploitaient la force ouvrière d’une masse de travailleurs qui étaient sans propriété. Mais, ce qui était encore plus important que l’analyse économique (qui fut plus tard développée dans son prochain ouvrage majeur, Le développement du capitalisme en Russie) était la caractérisation de la nature de classe du mouvement narodnik. Il expliqua que les narodniks étaient essentiellement des démocrates petits-bourgeois dont les positions reflétaient la position sociale de la paysannerie.

 

Même si Lénine insistait sur la grande importance des questions démocratiques, c’est-à-dire celles reliées à l’abolition de l’autocratie tsariste, à la destruction des restants du féodalisme dans la campagne et à la nationalisation de la terre, il soutenait non moins passionnément que c’était fondamentalement incorrect d’ignorer la distinction entre le mouvement démocratique et socialiste. La plus grande entrave au développement de la conscience de classe du prolétariat était la tendance visant à subordonner le prolétariat aux opposants bourgeois et petit-bourgeois de l’autocratie.

 

Dans sa virulente attaque contre les vues de Mikhailovsky, Lénine était déterminé à prouver que le soi-disant « socialisme » du démocrate petit-bourgeois n’a rien à voir avec le socialisme du prolétariat. Au mieux, le « socialisme » de la petite-bourgeoisie reflète sa frustration face à la montée en puissance du capital et sa concentration entre les mains des magnats de la banque et de l’industrie. Le socialisme petit-bourgeois est incapable de faire une analyse historique et scientifique du développement du capitalisme dans la mesure où une telle analyse démontrerait la position désespérée de la petite-bourgeoisie elle-même qui, loin d’être une classe montante, représente les fragments d’un passé économique.

 

La principale conclusion que Lénine tira pour le mouvement socialiste révolutionnaire est qu’il doit lancer une lutte impitoyable contre l’influence de l’idéologie démocratique petite-bourgeoise dans le mouvement ouvrier. Le mouvement socialiste révolutionnaire devait être éduqué pour comprendre qu’il n’y a rien d’intrinsèquement socialiste aux demandes démocratiques et que l’abolition de l’autocratie et la destruction des États féodaux, bien qu’elles soient historiquement progressistes dans un sens, n’impliquent pas du tout la fin de l’exploitation de la classe ouvrière. En fait, le résultat de la réalisation de ces demandes, en elles-mêmes, faciliterait simplement le développement du capitalisme et une exploitation accrue du salariat. Cela ne signifie pas que la classe ouvrière ne doit pas supporter la lutte pour la démocratie. Bien au contraire : la classe ouvrière doit être l’avant-garde de la lutte pour la démocratie. Mais, en aucun cas elle ne doit lancer cette lutte sous la bannière de la bourgeoisie ou de la petite-bourgeoisie. Plutôt, elle doit lancer cette lutte pour la démocratie dans le but de faciliter la lutte contre la bourgeoisie elle-même.

 

Il dénonça les « amalgameurs » et les « alliancistes » qui défendaient l’idée que les travailleurs devaient, au nom de la lutte contre le Tsarisme, mettre de côté leurs objectifs indépendants de classe et, sans se soucier des questions de programme, former des alliances avec les opposants politiques du régime.

 

Les marxistes ne posent pas la lutte démocratique en s’adaptant aux libéraux ou aux démocrates petits-bourgeois, mais en organisant les ouvriers dans un parti politique indépendant et à eux, basé sur un programme socialiste révolutionnaire. Résumant la nature du populisme russe, Lénine écrit : « Si vous refusez toutes les belles paroles sur les "intérêts du peuple" et que vous creusez plus profond, vous vous rendrez compte que vous êtes en train d’avoir affaire avec de fieffés idéologues de la petite-bourgeoisie… »

 

Vers la fin de son ouvrage, Lénine met l’emphase sur le fait que le travail du parti révolutionnaire doit être orienté pour que l’ouvrier « comprenne la structure politique et économique du système qui l’opprime ainsi que la nécessité et l’inévitabilité de l’antagonisme de classe dans ce système… Lorsque ses représentants les plus avancés ont saisi les idées du socialisme scientifique et l’idée du rôle historique de l’ouvrier russe, lorsque ces idées deviennent répandues et lorsque des organisations stables sont formées parmi les ouvriers pour transformer l’actuelle guerre économique sporadique des ouvriers dans une lutte de classe consciente, l’ouvrier RUSSE, s’élevant à la tête de tous les éléments démocratiques, renversera l’absolutisme et mènera le prolétariat russe (aux côtés des prolétaires de tous les pays) sur le chemin d’une lutte politique ouverte vers la victorieuse révolution communiste. »

 

Déjà, dans ce travail original, Lénine présenta, dans une forme justement et adéquatement développée, les conceptions qui devaient guider la construction du Parti Bolchevik. Lénine n’a pas inventé le concept du parti ou de l’organisation politique indépendante de la classe ouvrière. Mais, il dota ces concepts d’un caractère politiquement et idéologiquement concret d’une intensité inégalée. Il était convaincu que l’organisation politique de la classe ouvrière ne fonctionne pas seulement à l’aide de mesures pratiques, mais par une lutte théorique et politique impitoyable contre toutes les formes idéologiques par lesquelles la bourgeoisie tente d’influencer et de dominer la classe ouvrière. L’unité politique de la classe ouvrière requiert une lutte implacable contre toutes formes de théories et de programmes qui reflètent les intérêts d’une classe étrangère. Autrement dit, l’homogénéité politique de la classe ouvrière pourrait être réalisée seulement sur la base de la plus haute conscience théorique. En 1900, dans un article sur « Les tâches urgentes de notre mouvement », Lénine a écrit ceci :

 

« La Social-démocratie est la combinaison du mouvement de la classe ouvrière et du socialisme. Sa tâche n’est pas de servir le mouvement de la classe ouvrière passivement à chacune de ses différentes phases, mais de représenter les intérêts du mouvement en entier, de montrer à ce mouvement son but ultime et ses tâches politiques ainsi que de préserver son indépendance politique et idéologique. Isolé de la Social-démocratie, le mouvement de la classe ouvrière devient inévitablement insignifiant et bourgeois. En lançant uniquement une lutte économique, la classe ouvrière perd son indépendance politique ; elle devient à la remorque des autres parties et trahie le grand principe : "L’émancipation des classes ouvrières doit être réalisée par les classes ouvrières elles-mêmes." Dans chaque pays, il y a eu une période dans laquelle le mouvement de le classe ouvrière a existé indépendamment du socialisme, chacun suivant sa propre voie ; et dans chaque pays cet isolement a affaibli autant le socialisme que le mouvement de la classe ouvrière. Seulement la fusion du socialisme avec le mouvement de la classe ouvrière a, dans tous les pays, créé une base durable pour les deux. » [4]

 

Lorsque Lénine écrivait ces mots, il était en train de lancer une lutte féroce contre une nouvelle tendance qui avait apparu dans la Social-démocratie russe, connue sous le nom d’Économisme et dont l’existence était liée à la montée du révisionnisme bersteinien en Allemagne. L’essentiel du point de vue des économistes était de minimiser la lutte politique révolutionnaire. S’adaptant au mouvement spontané de la classe ouvrière dans le milieu des années 1890, les économistes proposaient que le mouvement social-démocrate se concentre sur le développement de grèves et d’autres aspects de la lutte économique de la classe ouvrière. L’implication de ce point de vue était que le mouvement ouvrier devait renoncer à ses objectifs socialistes et révolutionnaires en tant qu’objectifs pratiques. Une place de choix dans la lutte politique contre l’autocratie devait être concédée à l’opposition bourgeoise, libérale et démocratique. Le programme révolutionnaire indépendant qui avait été proclamé par Plekhanov et Lénine devait être abandonné en faveur d’activités syndicales visant à améliorer les conditions économiques de la classe ouvrière dans les cadres de la société capitaliste. Ou, comme E.D. Kuskova l’a proposé dans le fameux Credo publié en 1899 :

 

« Le marxisme intolérant, le marxisme négatif, le marxisme primitif (qui conçoit trop schématiquement le concept de division de la société en classe) cèdera sa place au marxisme démocratique et la position sociale du parti dans la société contemporaine devra changer drastiquement. Le parti reconnaîtra la société ; ses tâches corporatives étroites et, dans la majorité des cas, sectaires seront élargies dans des tâches sociales et sa lutte pour le pouvoir sera transformée dans un désir pour le changement, pour la réforme de la société contemporaine à travers des idées démocratiques qui sont adaptées à la présente situation dans le but de protéger, de la façon la plus efficace possible, (tous) les droits des classes laborieuses. » [5]

 

Ce n’était pas tout : le Credo déclarait que « les pourparlers pour un parti politique indépendant des travailleurs n’est rien d’autre que le résultat de l’implantation d’objectifs étrangers et d’accomplissements étrangers sur notre sol. » [6]

 

L’émergence de l’Économisme faisait parti d’un phénomène international : dans des conditions où le marxisme était devenu la force politique et idéologique dominante du mouvement ouvrier en Europe de l’Ouest, il s’était développé à l’intérieur de ce mouvement ouvrier une opposition qui n’était rien de moins qu’une opposition bourgeoise au marxisme. Autrement dit, la montée du révisionnisme représentait, comme je l’ai déjà expliqué, une tentative des idéologues capitalistes de la petite bourgeoisie pour contre-attaquer et affaiblir l’expansion de l’influence marxiste dans le mouvement ouvrier. En 1899, les implications de ce révisionnisme sont devenues très claires lorsque le socialiste français Millerand est entré dans un gouvernement bourgeois.

 

L’éruption de l’opportunisme provoqua une crise au sein de la Social-démocratie internationaliste. Comme je l’ai déjà dit, le premier à s’y opposer fut Plekhanov. Plus tard, Rosa Luxembourg contribua à la lutte avec sa magnifique brochure, Réforme ou Révolution ? À contrecoeur, les sociaux-démocrates allemands étaient jetés dans l’arène. Mais, nulle part la lutte contre l’opportunisme n’était autant développée qu’en Russie sous le leadership de Lénine.

 

Au tournant du vingtième siècle, le mouvement socialiste russe n’était pas une organisation politique unifiée. Il existait de nombreuses tendances et groupes qui s’identifiaient au socialisme et même au marxisme, mais qui conduisaient leur travail politique et pratique sur une base locale ou en tant que représentant d’un groupe religieux ou ethnique spécifique à l’intérieur de la classe ouvrière. Le Bund juif était le plus fameux de ce dernier type d’organisation.

 

Pendant que le mouvement ouvrier russe se renforçait dans la deuxième moitié des années 1890, la nécessité d’une cohérence programmatique et organisationnelle devenait évidente et urgente. La première tentative pour tenir un congrès de tous les sociaux-démocrates russes, à Minsk, en 1898, avorta à cause de la répression policière et des arrestations de délégués. Après cette retraite, les plans pour tenir un congrès furent compliqués par le caractère de plus en plus hétérogène du mouvement socialiste russe, dont l’émergence de la tendance Économiste était une expression significative.

 

Même si Plekhanov était encore le chef théorique du socialisme russe, Oulianov-Lénine devint la figure majeure au cours d’un travail préparatoire intense pour l’organisation d’un congrès unifié des sociaux-démocrates russes. Il devait principalement cette influence à son rôle de premier plan dans la publication du nouveau journal politique du Parti ouvrier social-démocrate russe, l’Iskra (L’étincelle). Parmi le mouvement des émigrés et parmi les marxistes engagés dans une activité révolutionnaire pratique en Russie, Iskra s’est attirée une immense crédibilité en procurant une cohérence théorique, politique et organisationnelle dans toute la Russie. Ces mouvements seraient, sans Iskra, demeurés des mouvements disparates. La première édition d’Iskra fut publiée en décembre 1900. Lénine expliqua, dans une déclaration fondamentale publiée sur la page couverture, que « [n]otre tâche principale et fondamentale est de faciliter le développement politique et l’organisation politique de la classe ouvrière. Ceux qui renvoient cette tâche à l’arrière-plan et qui refusent de lui subordonner toutes les tâches spéciales et les méthodes particulières de lutte s’enfoncent dans une impasse et causent beaucoup de tort au mouvement. »

 

Dans des mots qui demeurent, même après le passage d’un siècle, extraordinairement pertinents dans les conditions actuelles, Lénine critique sévèrement ceux « qui pensent que c’est convenable et approprié de traiter avec les travailleurs de "politique" seulement à des moments exceptionnels dans leurs vies, seulement lors d’occasions festives… » Visant les représentants de la Tendance Économiste, pour qui le syndicalisme militant et l’agitation sur les demandes économiques représentaient l’alpha et l’oméga de l’activité radicale dans la classe ouvrière, Lénine soutenait que la tâche décisive à laquelle étaient confrontés les socialistes était l’éducation politique de la classe ouvrière et la formation d’un parti politique socialiste et indépendant. « Pas une classe dans l’histoire », écrit Lénine, « n’a pris le pouvoir sans produire ses chefs politiques, ses représentants capables d’organiser un mouvement et de le diriger. » Lénine proposa, en quelques mots, « de dédier une série d’articles dans les éditions suivantes aux questions d’organisation, qui sont parmi les problèmes les plus ardus auxquels nous devons faire face. » [7]

 

Ce qui est sorti de cette proposition fut possiblement la brochure politique la plus brillante, la plus influente et la plus controversée du vingtième siècle : Que faire ? de Lénine. En tenant compte de la profonde controverse engendrée par ce livre, particulièrement après la Révolution bolchévique de 1917, c’est remarquable que Que faire, lorsqu’il fut publié pour la première fois en 1902, fut accepté par les leaders sociaux-démocrates russes, notamment par Plekhanov, comme une déclaration des principes du parti sur les tâches politiques et d’organisation. Cela est d’une certaine importance politique puisque plusieurs des dénonciations de la brochure de Lénine soutiennent que Que faire  a introduit un élément conspirateur et totalitaire dans le socialisme qui n’avait aucune base dans le marxisme classique. Nous nous pencherons sur ces critiques au cours de notre propre critique de cet ouvrage.

 

À suivre

 

Notes:
[4] Collected Works, Volume 4 (Moscow: Progress Publishers, 1964), p. 368.
[5] Marxism in Russia, Key documents, 1879-1906, edited by Neil Harding (Cambridge 1983) p. 251.
[6] Ibid, p. 252.
[7] Ibid, p. 369-70.

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