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Les origines du bolchevisme et Que faire?

Partie 4

Par David North

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Voici la quatrième partie de la conférence « Les origines du bolchevisme et Que faire? » prononcée par le président du World Socialist Web Site, David North, à l'occasion du camp d'été du Parti de l'égalité socialiste (Etats-Unis) et du WSWS qui s'est déroulé du 14 au 20 août 2005, à Ann Arbor, au Michigan. La conférence est mise en ligne en sept parties.

Que faire?

L’ouvrage de Lénine commence par un examen de la demande exprimée par la tendance économiste – c’est-à-dire les partisans russes d’Édouard Bernstein – pour la « liberté de critique ». Il situe ce slogan – qui à première vue semble éminemment démocratique et séduisant – dans le contexte de la dispute faisant rage au sein de la social-démocratie internationale entre les défenseurs du marxisme orthodoxe et les révisionnistes, ces derniers ayant alors entrepris une attaque théorique et politique systématique contre l’orthodoxie.

Soulignant que les révisions théoriques des fondements programmatiques du Parti social-démocrate allemand effectuées par Bernstein trouvaient leur expression politique logique dans la participation du socialiste français Alexandre Millerand au gouvernement du président Waldeck-Rousseau, Lénine écrivait que le slogan de la « “liberté de critique” est la liberté pour la tendance opportuniste au sein de la social-démocratie, la liberté de transformer cette dernière en un parti démocratique de réformes, la liberté de faire pénétrer dans le socialisme des idées bourgeoises et des éléments bourgeois. »[8]

À cette demande Lénine répliquait que personne ne niait le droit aux révisionnistes de critiquer. Mais les marxistes, insistait-il, n’ont pas moins le droit de rejeter ces critiques et de lutter contre les tentatives de transformer la social-démocratie révolutionnaire en mouvement réformiste.

Après avoir brièvement passé en revue les origines de la tendance économiste en Russie, Lénine souligne l’indifférence générale de cette dernière à l’égard des questions essentielles de la théorie. Il écrit que pour les économistes « la fameuse liberté de critique ne signifie pas le remplacement d’une théorie par une autre, mais la liberté à l’égard de tout système cohérent et réfléchi; elle signifie éclectisme et absence de principes. »[9] Lénine observe que cette indifférence théorique est justifiée par les révisionnistes qui citent hors contexte Marx à propos des véritables avances pratiques du mouvement socialiste, plus importantes qu’une douzaine de programmes. « Répéter cette phrase en pleine période de confusion théorique équivaut à clamer à la vue d’un cortège funèbre : "Je vous souhaite d’en avoir toujours à porter ! ».

Il poursuit ensuite, en des termes que l’on ne citera jamais assez : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va bras dessus bras dessous avec la propagande de l’opportunisme à la mode. »[10] Il soutient que seul « un parti guidé par une théorie d’avant-garde » peut offrir à la classe ouvrière une direction révolutionnaire, et rappelle que Friedrich Engels a reconnu « à la grande lutte de la social-démocratie non pas deux formes (politique et économique) – comme cela se fait chez nous – mais trois, en mettant sur le même plan la lutte théorique. »[11] Lénine cite ce passage d’Engels : « S’il n’y avait pas eu précédemment la philosophie allemande, en particulier celle de Hegel, le socialisme scientifique allemand – le seul socialisme scientifique qui ait jamais existé – n’eût jamais été fondé. Sans le sens théorique parmi les ouvriers, ce socialisme scientifique ne se serait jamais aussi profondément ancré en eux. »[12]

La deuxième partie de Que faire? est intitulée « La spontanéité des masses et la conscience de la social-démocratie ». C’est indéniablement la partie la plus importante du livre de Lénine et, inévitablement celle qui est la plus incessamment soumise à des attaques et à de fausses interprétations. C’est dans cette partie, nous a t-on fréquemment dit, que Lénine apparaît comme un élitiste arrogant, méprisant les masses ouvrières, dédaigneux de leurs aspirations, hostile à leur lutte quotidienne, avide de pouvoir personnel et rêvant du jour où lui et son parti maudit imposeront leur dictature totalitaire d’une poigne d’acier sur la classe ouvrière russe ne se doutant de rien. Cette partie mérite d’être examinée avec attention.

La question essentielle analysée par Lénine est celle de la nature du rapport, d’une part, entre le marxisme et le parti révolutionnaire, et de l’autre, entre le mouvement spontané de la classe ouvrière et les formes de conscience sociale qui se développent parmi les travailleurs dans ce mouvement. Lénine commence par tracer l’évolution des formes de conscience parmi les travailleurs russes, depuis les premières manifestations de conflit de classes des années 1860 et 1870.

Ces luttes revêtaient un caractère extrêmement primitif, alors que les travailleurs détruisaient la machinerie notamment. Poussés par le désespoir et dénués de toute compréhension de la nature sociale et de classe de leur révolte, les travailleurs se laissaient aller à ces éruptions spontanées qui ne manifestaient qu’une conscience de classe « embryonnaire ». La situation qui se développa trois décennies plus tard était nettement plus avancée. En comparaison des premières luttes, les grèves des années 1890 ont démontré un niveau de conscience nettement plus élevé des travailleurs. Ces grèves étaient bien mieux organisées et même accompagnées de demandes très détaillées. Mais la conscience alors démontrée par les travailleurs dans ces luttes revêtait plus un caractère syndicaliste que social-démocrate. Les grèves ne présentaient pas de demandes revêtant un caractère politique, pas plus qu’elles n’exprimaient une conscience de la nature plus profonde et irréconciliable du conflit entre les travailleurs et l’ordre socio-économique et politique en place. Les travailleurs ne cherchaient plutôt qu’à améliorer leur situation dans le cadre du système social en place.

Cette limite était inévitable, dans le sens que le mouvement spontané de la classe ouvrière ne pouvait se développer seul en conscience « spontanée » social-démocrate, c’est-à-dire révolutionnaire. C’est à ce point que Lénine présente l’argument qui a provoqué tant de dénonciations. Il écrit :

« Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction de la nécessité de s’unir en syndicats, de lutter contre les patrons, d’exiger du gouvernement l’adoption des lois nécessaires aux ouvriers, etc. La doctrine socialiste, elle, est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois. De même en Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie se constitua d’une façon tout à fait indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier; elle y fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes. » [13]

En soutien à son interprétation du rapport entre le marxisme et le développement spontané de la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire bourgeoise de la classe ouvrière, Lénine cite – avec les commentaires approbateurs de Karl Kautsky –  le projet de programme du parti social-démocrate autrichien http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1902/02/19020200h.htm - sdfootnote10sym:

« Plus le prolétariat augmente du fait du développement capitaliste, plus il est contraint et plus il a la possibilité de lutter contre le capitalisme. Le prolétariat vient à la conscience de la possibilité et de la nécessité du socialisme. Par la suite, la conscience socialiste serait le résultat nécessaire, immédiat de la lutte de classe prolétarienne. Ce qui est absolument faux. Comme doctrine, le socialisme a évidemment ses racines dans les rapports économiques actuels au même degré que la lutte de classe du prolétariat; autant que cette dernière, il procède de la lutte contre la pauvreté et la misère des masses, engendrées par le capitalisme. Mais le socialisme et la lutte de classe prennent naissance chacun de son côté, et non l’un de l’autre; ils prennent naissance à partir de conditions préalables différentes. La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique. En effet, la science économique contemporaine est autant une condition de la production socialiste que, par exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir, le prolétariat ne peut créer ni l’une ni l’autre; toutes deux surgissent du processus social contemporain. Or, la science a pour véhicule non le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois (souligné par K. K.) : c’est en effet dans le cerveau de représentants de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés, qui l’introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat là où les conditions le permettent. Ainsi, la conscience socialiste est un élément introduit du dehors (von Aussen Hineingetragenes) dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément (urwüchsig). Aussi le vieux programme de Hainfeld disait-il très justement que la tâche de la social-démocratie est d’introduire dans le prolétariat (littéralement : de remplir le prolétariat) la conscience de sa situation et la conscience de sa mission. Point ne serait besoin de le faire si cette conscience émanait naturellement de la lutte de classe. » [14]

Lénine tire de ce passage la conclusion suivante :

« Puisqu’il est à exclure que les masses ouvrières élaborent d’elles-mêmes, dans le cours même de leur mouvement, leur propre idéologie, le problème se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu (car l’humanité n’a pas élaboré de "troisième" idéologie; et d’ailleurs, dans une société déchirée par les contradictions de classe, il ne saurait jamais y avoir d’idéologie en dehors ou au-dessus des classes). C’est pourquoi toute mésestime, toute mise à l’écart de l’idéologie socialiste se traduit du même coup par un renforcement de l’idéologie bourgeoise. On parle de spontanéité. Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise, il s’effectue justement selon le programme du Credo, car le mouvement ouvrier spontané, c’est le trade-unionisme, la Nur-Gewerkschaftlerei; et le trade-unionisme n’est que l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie. C’est pourquoi notre objectif, l’objectif de la social-démocratie, est de combattre la spontanéité, de détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée qu’a le trade-unionisme à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie, pour l’attirer sous l’aile de la social-démocratie révolutionnaire. »[15]

À suivre

Notes
[8] Que faire? (Moscou : Éditions du progrès, 1979), pp. 18-19.
[9] Ibid, pp. 44-45.
[10] Ibid, p. 46.
[11] Ibid, p. 47 (italiques dans l’original).
[12] Ibid, p. 48.
[13] Ibid, p. 56.
[14] Ibid, pp. 70 à 72.
[15] Ibid, pp. 72-73 (italiques dans l’original).

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