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Quatrième conférence : Le marxisme, l'histoire et la science de la perspective

Troisième partie

Par David North
14 juin 2008

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Cette conférence a été prononcée par le président du comité de rédaction du World Socialist Web Site, David North, à l'occasion de l’université d'été du Parti de l'égalité socialiste (Etats-Unis) et du WSWS qui s’est tenu du 14 au 20 août 2005 à Ann Arbor, dans le Michigan.

Ceci est la quatrième conférence de  cette université d’été. La première, « La Révolution russe et les problèmes historiques non résolus du XXe siècle », la seconde, « Le Marxisme contre le révisionnisme à l’aube du vingtième siècle » et la troisième, « Les origines du bolchevisme et Que faire? »,  également données par David North,  ainsi que la sixième « Le socialisme dans un seul pays et la Révolution permanente » par Bill Van Auken, sont accessibles en français sur le WSWS. Nous publions ici la troisième partie de cette conférence.

 

Le marxisme et la « Question russe »

On peut affirmer, je crois, que ce fut au sein du mouvement social-démocrate russe que le marxisme, en tant que science d'une perspective historique et politique atteignit son plus grand développement. Dans aucune autre section du mouvement ouvrier international, y compris en Allemagne, il n'y eut un effort aussi persistant pour déduire les formes adéquates de la pratique politique d'une analyse détaillée des conditions socio-économiques. Ceci s'explique peut-être par le fait que la Russie compte tenu de son retard, par rapport à l'Europe de l'Ouest du moins, présentait pour le marxisme un défi exceptionnel.

Quand l'intelligentsia démocratique radicale de Russie commença pour la première fois à s’intéresser au marxisme, aucune des conditions socio-économiques objectives censées être essentielles au développement d'un mouvement socialiste n'existait dans ce pays. Le développement capitaliste en était encore à son stade le plus rudimentaire. L'industrie était peu développée. Le prolétariat russe avait tout juste commencé à émerger en tant que classe sociale distincte et la bourgeoisie du pays était politiquement amorphe et impotente.

Dans ces conditions, quelle pertinence pouvait avoir le marxisme, un mouvement du prolétariat urbain, pour le développement politique de la Russie ? Dans sa « Lettre ouverte à M. Freidrich Engels », le populiste Piotr Tkatchov argumentait sur le fait que le marxisme n'était pas applicable à la Russie, que le socialisme ne pourrait jamais, en Russie, être réalisé par les efforts de la classe ouvrière et que si une révolution devait s’y produire ce serait sur la base des luttes paysannes. Il écrivait : « Sachez, écrit-il à Engels, qu’en Russie nous ne disposons d’aucun des moyens de lutte révolutionnaire qui se trouvent à votre service en Occident en général, et en Allemagne en particulier. Nous n’avons ni prolétariat urbain, ni liberté de la presse, ni assemblée représentative, ni rien qui nous donne espoir (dans la situation économique actuelle) de réunir en une association ouvrière organisée et disciplinée… une population travailleuse hébétée et ignorante. » [16]

La réfutation de tels arguments nécessita des marxistes russes qu’ils s'engagent dans une analyse exhaustive de ce qui était souvent évoqué sous le terme de « notre terrible réalité russe ». Le quasi interminable débat sur les « perspectives » portait sur des questions essentielles telles que : (1) Existait-il en Russie des conditions objectives pour la construction d'un parti socialiste ? (2) En supposant que de telles conditions existent, sur quelle classe ce parti devrait-il baser ses efforts révolutionnaires ? (3) Quel serait le caractère de classe, en conditions socio-économiques objectives, de la future révolution en Russie — bourgeois-démocratique ou socialiste ? (4) Quelle classe fournirait la direction politique à la lutte populaire de masse contre l'autocratie tsariste ? (5) Au cours du développement de la lutte révolutionnaire contre le tsarisme, quelle seraient les rapports entre les différentes classes opposées au tsarisme (la bourgeoisie, la paysannerie et la classe ouvrière) ? (6) Quel serait le résultat politique, la forme de gouvernement et d'Etat qui apparaîtrait sur la base de cette révolution ? 

Ce fut Plekhanov qui aborda le premier ces questions de façon systématique dans les années 1880 et qui fournit le fondement programmatique pour le développement du mouvement social-démocrate russe. Il répondit de façon catégorique, comme c'était son habitude, que la révolution à venir en Russie serait d'un caractère bourgeois-démocratique. La tâche de cette révolution serait de renverser le régime tsariste, de débarrasser l'Etat et la société de l'héritage féodal russe, de démocratiser la vie politique et de créer les meilleures conditions pour le développement d'une économie capitaliste moderne.

Le résultat politique de la révolution serait, et ne pourrait être rien d’autre qu'un régime parlementaire bourgeois-démocratique, sur le modèle de ce qui existait dans les Etats bourgeois avancés d'Europe de l'Ouest. Le pouvoir politique reposerait dans cet Etat entre les mains de la bourgeoisie. On ne pouvait pas, étant donné l'arriération économique de la Russie dont l'écrasante majorité de la population était constituée de paysans illettrés ou semi-illettrés dispersés dans les campagnes, envisager une transition immédiate vers le socialisme. Les conditions économiques préalables objectives d’une transition aussi radicale n'existaient tout simplement pas à l'intérieur de la Russie.

La tâche de la classe ouvrière était de conduire la lutte contre l'autocratie tsariste comme la force sociale la plus combative au sein du camp démocratique, tout en reconnaissant et en acceptant les limites bourgeoises-démocratiques objectives imposées à la révolution par le niveau du développement socio-économique de la Russie. Ceci imposait inévitablement une forme d'alliance politique avec la bourgeoisie libérale au cours de la lutte contre le tsarisme. Tout en maintenant son indépendance politique, le Parti social-démocrate ne devrait pas outrepasser le rôle qui lui était assigné par l'histoire d’une force d’opposition dans le cadre d'une démocratie dirigée par la bourgeoisie. Il chercherait à faire aller le régime bourgeois le plus loin possible dans la réalisation de programmes à caractère progressif, sans remettre en question le caractère capitaliste de l'économie et le maintien de la propriété bourgeoise.

Le programme de Plekhanov ne constitue pas un désaveu explicite des objectifs socialistes. Le « Père du marxisme russe » aurait démenti avec indignation qu'on puisse déduire une telle chose de son programme. Pour se conformer à l'état du développement socio-économique de la Russie, les objectifs socialistes étaient bien plutôt transférés dans un avenir indéterminé. Pendant que la Russie se développerait progressivement dans le sens du capitalisme et atteindrait un niveau de maturité économique rendant possible la transition vers le socialisme, le mouvement social-démocrate mettrait à profit les opportunités fournies par le parlementarisme bourgeois pour continuer l'éducation politique de la classe ouvrière, la préparant pour une finale, quoique distante, conquête du pouvoir.

Pour résumer, Plekhanov développait dans sa forme la plus achevée une théorie de la révolution en « deux étapes ». D'abord, il y aurait la révolution bourgeoise-démocratique et la consolidation du pouvoir capitaliste. Ensuite, après une phase plus ou moins prolongée de développement économique et politique, la classe ouvrière (ayant achevé une période nécessairement prolongée d'apprentissage politique) mènerait à bon terme le second stade, socialiste, de la révolution.

L’analyse par Plekhanov des forces motrices et du caractère socio-économique et politique de la révolution à venir constitua pendant près de deux décennies l’imposante fondation programmatique sur laquelle fut construit le Parti social-démocrate russe du Travail. Au tournant du siècle toutefois et certainement comme une conséquence de l'éclatement de la révolution en janvier 1905 — la faiblesse de la perspective tracée par Plekhanov commença à devenir visible. Le cadre historique employé par Plekhanov s'appuyait fortement sur l'expérience révolutionnaire de l'Europe de l'ouest commençant avec la Révolution française de 1789-1794. La théorie des deux stades de la révolution supposait que la situation se développerait en Russie suivant l'ancien modèle familier. La révolution bourgeoise en Russie allait, comme en France, amener la bourgeoisie au pouvoir. Aucune autre issue n'était possible.

Malgré ses commentaires souvent brillants sur la dialectique — qu’en tant que logique abstraite, Plekhanov savait très bien expliquer — son analyse de la Révolution russe tenait visiblement de la logique formelle. Comme A = A, une révolution bourgeoise égale une révolution bourgeoise. Ce que Plekhanov omettait de prendre en compte c’était la façon dont de profondes différences dans la structure sociale de la Russie, sans mentionner celle de l'Europe et du monde dans son ensemble, affectaient son équation politique et les calculs politiques qui en découlaient. La question qu'il fallait se poser était de savoir si la révolution bourgeoise au vingtième siècle pouvait être considérée comme identique à la révolution bourgeoise du dix-huitième siècle, ou même à celle du milieu du dix-neuvième siècle. Il fallait examiner la catégorie de la révolution bourgeoise non seulement du point de vue de sa forme politique extérieure, mais de celui, plus profond et plus large, de son contenu socio-économique.   

Lénine  et la dictature démocratique

Lénine s'attaqua à cette faiblesse dans son analyse de la révolution russe. Quelles étaient les tâches historiques, demandait Lénine, associées aux grandes révolutions bourgeoises ? C'est-à-dire quels furent les problèmes cruciaux du développement social et économique aussi bien que politique qu’eurent à aborder les révolutions bourgeoises des périodes historiques précédentes ?

Les deux tâches principales entreprises par les révolutions bourgeoises furent la liquidation de tous les restes de relations féodales dans les campagnes et l'achèvement de l'unité nationale. En Russie, c’était le premier problème qui était le plus massif. Le déroulement de la révolution bourgeoise-démocratique entraînerait un soulèvement paysan de masse contre les vieux propriétaires terriens, et l'expropriation et la nationalisation de leurs vastes domaines.

De telles mesures, toutefois, ne seraient pas bien accueillies par la bourgeoisie russe qui, en tant que classe possédante, n’avait aucune sympathie pour l'expropriation ni ne cherchait à l’encourager quelque soit sa forme. Bien que la nationalisation de la terre soit, dans un sens économique, une mesure bourgeoise qui faciliterait à long terme le développement du capitalisme, la bourgeoisie était trop profondément enracinée dans la défense de la propriété pour soutenir une telle mesure. En d'autres mots, on ne pouvait pas compter sur la bourgeoisie russe pour mener à son terme la révolution bourgeoise. Par conséquent, en Russie, la révolution bourgeoise du début du vingtième siècle aurait une dynamique sociale et une forme politique fondamentalement différentes de celles des révolutions bourgeoises précédentes. Les tâches des révolutions bourgeoises et démocratiques ne pourraient être menées à bien, confrontées qu'elles seraient à une alliance de l'autocratie russe et de la grande bourgeoisie, que sur la base d'une alliance entre la classe ouvrière russe et les masses paysannes dépossédées et appauvries.

La question demeurait : quelle serait la forme politique du pouvoir d'Etat qui sortirait de ce grand soulèvement des travailleurs et des paysans ? Dans ce qui revenait à une nette rupture avec la perspective de Plekhanov qui était celle d'un régime parlementaire bourgeois plus ou moins conventionnel, Lénine proposait que le résultat du renversement de l'autocratie soit quelque chose de nouveau et de très différent : une dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie.

Avec cette formule, Lénine indiquait qu'il prévoyait un gouvernement de caractère démocratique extrêmement radical, formé sur la base d'une alliance de la social-démocratie russe et des représentants de la paysannerie les plus radicaux politiquement. Toutefois, il démentait explicitement qu'un tel régime révolutionnaire démocratique essaierait d’appliquer des mesures d'un caractère socialiste. Il écrivait en mars 1905 : « La social-démocratie se déshonorerait, en effet, si elle tentait de faire de la révolution socialiste son objectif immédiat. Ce sont justement ces idées confuses et nuageuses qu’elle a toujours combattues chez nos "socialistes-révolutionnaires". C’est précisément pour cette raison qu’elle a toujours insisté sur le caractère bourgeois de la prochaine révolution russe ; c’est bien pour cette raison qu’elle a réclamé la distinction rigoureuse du programme minimum démocratique et du programme maximum socialiste. Certains social-démocrates, enclins à céder aux événements spontanés, peuvent oublier tout cela en temps de révolution ; le parti ne peut pas l’oublier. Les tenants de cette opinion erronée tombent en adoration devant les éléments et croient que le cours des choses obligera la social-démocratie à déclencher, malgré elle, la révolution socialiste. S’il en était ainsi, notre programme serait faux et ne correspondrait pas au "cours des choses" ;  c’est ce que craignent ceux qui s’inclinent devant la spontanéité ; ils tremblent pour la justesse de notre programme. Mais leur frayeur (dont nous avons tâché dans nos feuilletons de donner l’explication psychologique) est tout à fait injustifiée. Notre programme est juste. C’est précisément le cours des choses qui le démontrera à coup sûr et de plus en plus. C’est bien le cours des choses qui nous "imposera" la nécessité absolue de lutter avec acharnement pour la république, il orientera précisément de ce côté, dans l’activité pratique, nos forces, celles du prolétariat politiquement actif. C’est précisément le cours des choses qui nous imposera inévitablement, pendant la révolution démocratique, une telle multitude d’alliés venus de la petite bourgeoisie et de la paysannerie dont les intérêts vitaux exigeront justement la réalisation de notre programme minimum, que toute crainte d’un passage trop brusque au programme maximum est absolument ridicule. » [17]

 

Notes

[16] Cité par Plekhanov dans Nos controverses, Oeuvres philosophiques, Tome I, (Éditions du progrès, Moscou), p. 120.
[17]
Lénine, La dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie, Œuvres, tome 8, p.297.

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