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  wsws : Nouvelles et analyses : Histoire et culture

La révolution permanente et la question nationale aujourd'hui

Par David North
12 mars 2008

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La conférence suivante a été donnée par David North, secrétaire national du Parti de l'égalité socialiste des États-Unis, le 3 février 1993 à Montréal. Elle commémorait la vie et la contribution politique de Keerthi Balasuriya, dirigeant de longue date de la section sri lankaise du Comité international de la Quatrième Internationale (qui s'appelait alors Revolutionary Communist League, RCL). Le camarade Balasuriya est décédé tragiquement d'une crise cardiaque en décembre 1987 à l'âge de 39 ans.  

Il est difficile de croire que cinq ans se sont déjà écoulés depuis la mort de Keerthi Balasuriya. En premier lieu, nous commémorons la vie d'un camarade qui, s'il était encore vivant, aurait tout juste fêté son quarante-quatrième anniversaire. Il était tellement jeune quand il est mort – il venait d'avoir trente-neuf ans – on ne s’y attendait pas du tout. Keerthi faisait même plus jeune que son âge ; et malgré son immense savoir et son expérience politique, son enthousiasme et son humour avaient quelque chose d’enfantin. Et pourtant, il n'y avait rien d'immature ou d’insouciant chez lui. C'était un homme d'une intensité intellectuelle pénétrante, dont les convictions politiques avaient été développées et renforcées par des années d'études méthodiques. 

J'ai rencontré Keerthi pour la première fois durant l'été 1972, lors d’une université d’été en Angleterre qui avait été organisé par la SLL (Socialist Labour League), prédécesseur du WRP (Workers Revolutionary Party). Il assistait à une série de conférences sur l'histoire de la Quatrième Internationale ; et je me rappelle encore d'une longue contribution qu'il fit à propos de la révolution allemande manquée de 1923. Keerthi parlait en cingalais, mais toute l'assistance était captivée par la passion avec laquelle il s'exprimait. Les mots semblaient couler de sa bouche comme de la lave, et son traducteur – je crois que c'était le camarade Wije Dias – ne parvenait pas à suivre le rythme, malgré tous ses efforts. De temps en temps, quand Keerthi se rendait compte que son traducteur ayant plusieurs phrases de retard était en train de perdre le fil, ou bien n’avait pas réussi à traduire une expression particulière avec la précision nécessaire, alors il passait subitement à l'anglais pour faire comprendre son argument du mieux qu'il le pouvait. 

À cette époque, je ne savais pas que Keerthi, tout juste quelques mois plus tôt, s'était opposé avec véhémence à la ligne politique qui avait été adoptée par la SLL concernant l'invasion indienne de ce qui était encore le Pakistan oriental (et qui devait bientôt devenir le Bangladesh). Il fallut attendre encore quatorze ans, jusqu’à la scission d’avec le WRP, pour voir les lettres que Keerthi avait écrites en décembre 1971 et en janvier 1972 pour protester contre l'acceptation par la SLL de l'invasion indienne. 

Ce n'est que plusieurs années plus tard que j'ai eu l'opportunité d’une longue discussion avec Keerthi. Nous nous rendions tous les deux au Sixième congrès du Comité international à Londres en mai 1975. Ce congrès se tint après que Tim Wolforth avait quitté la Workers League (WL). Keerthi avait connu Wolforth et voulait vraiment savoir quelles étaient les questions politiques sous-jacentes à la crise qui avait fait irruption dans la Workers League. En fait, Keerthi avait vu Wolforth pour la dernière fois au Cinquième congrès, qui s'était tenu une année plus tôt. À ce congrès, le rapport de Wolforth indiquait que la WL avait souffert de sérieuses pertes, dont la démission d'un grand nombre de membres importants. Cette information avait beaucoup troublé Keerthi, et il avait tenté d'obtenir des explications politiques plus précises de la part de Wolforth sur ce qui semblait être une grave crise au sein de la Workers League. Cependant, les questions que Keerthi posait à Wolforth furent interrompues par Healy et Banda, qui étaient plus impressionnés par le compte-rendu de Wolforth sur des « recrutements en masse » dans la jeunesse qu'ils ne s’inquiétaient de la perte de membres expérimentés et de valeur. 

Je n'ai rencontré Keerthi qu'en quelques occasions durant les dix années suivantes ; et, en général, dans des conditions qui rendaient impossible tout échange ouvert de vues politique. Ce n'est qu'en octobre 1985 qu'il devint finalement possible pour nous de travailler ensemble étroitement et de manière systématique. La crise du WRP avait éclaté au grand jour ; et Keerthi arriva à Londres vers la fin de la troisième semaine d'octobre. J'étais retourné aux États-Unis pour rendre compte à la WL de la situation du WRP et du CIQI (Comité international de la Quatrième Internationale.) Je me rappelle très bien avoir reçu, chose inattendue, un appel de Mike Banda le 20 octobre au matin. Il me dit que Keerthi était arrivé à Londres et qu'il était, en fait, dans les locaux du WRP. Dès la conversation avec Banda terminée, je téléphonai au quartier général du WRP sur une autre ligne, et je demandai à parler à Keerthi. Il prit le téléphone, et ses premiers mots furent : « J'ai lu vos critiques de la ligne politique du WRP, et je suis d'accord avec elles. » Cette approche était caractéristique du camarade Keerthi. Il commençait toujours par les questions politiques. La veille, dès son arrivée à Londres, Banda l’avait abreuvé de détails salaces sur le « scandale sexuel » de Healy. Quand Banda s'était finalement arrêté pour reprendre son souffle, Keerthi lui avait simplement demandé : « Quelles sont vos différents politiques avec Gerry Healy ? » Banda avait été pris de court par cette question ; et il n'avait absolument rien à dire. Ce n'est qu'après des atermoiements politiques considérables que Banda, cherchant une issue à la situation difficile dans laquelle il se trouvait, avait donné à Keerthi une copie des documents politiques que j'avais écrits entre 1982 et 1984. 

Mais ces documents, sans importance pour Banda au-delà de leur valeur utilitaire et factionnelle immédiate, étaient d'une importance essentielle pour Keerthi. Pendant plus d'une décennie, la Revolutionnary Communist League (RCL) avait été pratiquement isolée au sein du Comité international. En 1972 les critiques de l'opportunisme qui se développait dans la SLL et le WRP étaient inconnues. La RCL avait été soumise à une série de provocations déloyales et perturbatrices de la part de Healy, Banda, et Slaughter. Le WRP avait concocté de faux rapports sur le travail de la RCL dans le but de discréditer sa direction aux yeux des autres sections du Comité international. Le but de ces attaques était de saper la lutte de la RCL en faveur des principes et du programme développés historiquement par la Quatrième Internationale, à laquelle Keerthi et ses camarades de la direction de la RCL étaient passionnément dévoués. Keerthi était le dirigeant d'un parti qui était profondément ancré dans toute l'histoire de la Quatrième Internationale et le fier représentant de ses meilleures traditions. 

En dépit des terribles difficultés que le WRP avait causé à la RCL et personnellement à Keerthi, il n'y avait aucune trace de subjectivité ou d'amertume dans la réaction de Keerthi face à la crise politique qui avait explosé à l'automne 1985. Il voyait plutôt dans cette crise une occasion de réarmer le Comité international avec un programme trotskyste et de lancer une offensive mondiale contre l'opportunisme qui avait affaibli la Quatrième Internationale pendant tant d'années. 

La période qui va d'octobre 1985 à décembre 1987 fut la plus enrichissante politiquement et, je crois, la plus heureuse de la vie de Keerthi. Il joua un rôle irremplaçable et décisif dans la renaissance politique et théorique du Comité international. 

Aux funérailles du camarade Keerthi, le 23 décembre 1987, j'ai dit que la génération de travailleurs et de jeunes révolutionnaires à venir ne tireraient pas leur inspiration des Mao Zedong, Ho Chi Minh, ou Fidel Castro ni d'aucun autre représentant du nationalisme bourgeois et du gauchisme petit-bourgeois se faisant passer pour des marxistes. Au contraire, les combattants révolutionnaires de l’avenir auraient comme référence l'exemple politique de Keerthi Balasuriya. Les événements des cinq dernières années ont démontré qu'il n'y avait aucune trace d'exagération dans cet hommage. Les événements des cinq dernières années ont porté des coups sans merci à la réputation de tous les soi-disant Grands hommes du panthéon stalinien dont les carrières politiques étaient basées sur l'illusion politique et le charlatanisme théorique. Mais ces événements ont confirmé le pouvoir des perspectives historiques du marxisme et de la méthode scientifique sur laquelle il s'appuie. 

La vie politique de Keerthi s'est étendue sur un peu plus de vingt ans. Toutes ces années ont été consacrées à la défense des traditions authentiques du Marxisme révolutionnaire. Cependant, ce fut son destin de mener cette défense du marxisme dans des conditions où la vie politique du mouvement ouvrier international était dominée par les formes les plus grotesques d'opportunisme politique. Cet opportunisme avait d'immenses ressources matérielles à sa disposition ; mais ces ressources ne pouvaient pas indéfiniment, le sauver des conséquences inexorables de sa propre faillite politique, idéologique et morale. Les fictions prétentieuses du passé ont toutes été mises à nu. On se rappellera des Mao, Hoxha, Ho, Tito, des Castro et  autres célébrités révolutionnaires de l'après deuxième guerre mondiale comme d'imposteurs politiques et de charlatans théoriques. Toutes leurs prétendues réussites étaient construites sur des fondations délabrées. La pagaille politique qu'ils ont crée s’est soit effondrée, soit est en train de s'effondrer ignominieusement. Dans la plupart des cas, la mort leur a permis d'échapper aux conséquences dévastatrices de leurs trahisons. C'est la classe ouvrière qui a dû en payer le prix. Seul Castro, apparemment, a vécu assez longtemps voir les conséquences du marché cynique qu'il a passé avec le stalinisme. Mais, au-delà de leur sort personnel, tous ces faux héros – auxquels, en passant, on pourrait en ajouter bien d'autres – ont cela en commun : aucun d'eux n'a apporté une contribution de valeur durable à la cause de la classe ouvrière internationale. Ils l'ont plutôt exploitée, égarée, et trahie. 

Quant à Keerthi, on se souviendra de lui comme de l'un des meilleurs représentants de la grande école du marxisme révolutionnaire tel qu'il fut enseigné par Lénine, Trotsky et Luxembourg. Les problèmes auxquels il s’est confronté sont liés aux problèmes les plus fondamentaux de la stratégie révolutionnaire à l'époque de l'impérialisme. 

Pour mesurer la signification de la vie de Keerthi et l’importance cruciale des principes et perspectives pour lesquels il s'est battu à l'époque actuelle, il est nécessaire de revenir sur les grandes luttes politiques du vingtième siècle dans lesquelles son développement politique personnel était ancré. Il nous faut donc revenir près de 90 ans en arrière, aux premières années de ce siècle, alors que les marxistes russes débattaient des diverses conceptions de la révolution à laquelle ils se préparaient. 

Au tournant du siècle, la Russie était la moins développée des principales puissances capitalistes de l'époque. Sa structure politique, sous l'autorité dictatoriale d'une monarchie réactionnaire et obscurantiste, était de nature semi-féodale. La grande majorité de la population était constituée de paysans qui vivaient dans une ignorance et une pauvreté épouvantables. Ce n'est que dans la dernière décennie du dix-neuvième siècle qu'une classe ouvrière importante émergea, sur la base d'un développement industriel récent et rapide. Mais elle était très peu nombreuse, au regard de la population de la Russie, et elle était concentrée dans quelques centres urbains. 

En ce début de siècle, les marxistes en Russie s'accordaient sur le fait que les tâches principales de la révolution à venir seraient de nature démocratique : c'est-à-dire qu'elle balayerait les structures étatiques semi-féodales et qu'elle détruirait tout ce qui restait des relations féodales dans les campagnes. Les grands domaines de la noblesse russe seraient divisés et distribués à la paysannerie. 

Analysée du point de vue de ses tâches historiques, la révolution prévue par les marxistes russes se définissait comme une révolution démocratique bourgeoise. Cependant, des dissensions s'élevèrent à propos de la relation politique entre la bourgeoisie et le prolétariat dans l'avènement de la révolution démocratique et les formes politiques et étatiques à travers lesquelles la révolution démocratique serait réalisée. 

Le père du marxisme russe, Georgi V. Plekhanov, maintenait que la révolution russe ne pouvait aspirer qu'à créer une république démocratique, sur le modèle de celles qui avaient été créées en Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord sur la base des grandes révolutions démocratiques des dix-huitième et dix-neuvième siècles. La Révolution russe, selon lui, produirait essentiellement le même résultat que la Révolution française de 1789-1794 : la victoire sur l'absolutisme placerait le pouvoir politique entre les mains de la bourgeoisie. Il s'en suivrait une période plus ou moins prolongée de domination bourgeoise durant laquelle, dans le cadre d'une démocratie libérale, la classe ouvrière serait formée à la lutte politique et préparée à la réalisation future du socialisme. En termes de stratégie politique, la ligne de Plekhanov signifiait que le parti de la classe ouvrière ne pouvait pas aspirer à la direction de la révolution qui se préparait. Il devait plutôt céder le premier rôle aux partis politiques de la bourgeoisie et accepter leur revendication du pouvoir. La social-démocratie russe devait fonctionner comme l'allié loyal des partis bourgeois. 

C'est là que Lénine, qui avait été un temps un élève dévoué de Plekhanov, se sépara de son maître. Lénine acceptait la définition de la révolution russe comme étant une révolution bourgeoise ; mais il avançait une toute autre conception de sa dynamique de classes. Alors que Plekhanov tenait pour acquise l'hégémonie de la bourgeoisie dans la révolution à venir, Lénine expliquait que cette classe était bien trop conservatrice, trop prête à faire des compromis, et craignait trop les masses pour mener à bien la lutte nécessaire pour débarrasser la Russie de tous les reliquats politiques et sociaux du féodalisme. À l'opposé de l'alliance entre le prolétariat et la bourgeoisie libérale proposée par Plekhanov, Lénine défendait une alliance entre le prolétariat et la paysannerie, dont l'objectif serait l'avènement d'une « dictature démocratique » sous la direction de ces deux classes. 

La formule de Lénine était incontestablement plus radicale que celle de Plekhanov ; et sa ligne tactique était entièrement différente. Là où Plekhanov insistait sur la direction politique de la bourgeoisie dans la révolution démocratique et expliquait qu'il était nécessaire pour la classe ouvrière, dans l'intérêt d'une alliance politique avec les capitalistes libéraux, de s'abstenir de toute mesure trop radicale qui risquerait de diriger la bourgeoisie dans le camp de la réaction, Lénine affirmait que la classe ouvrière devait conduire sa lutte en toute indépendance des partis bourgeois et de ses inévitables atermoiements. Seule l'alliance de la classe ouvrière avec les sections les plus radicales de la paysannerie, poussant jusqu'au bout la réforme agraire et réglant ses comptes sans pitié avec le vieil appareil tsariste, pouvait assurer la victoire de la révolution démocratique. 

Il y avait cependant une incongruité dans la perspective politique de Lénine. En dépit de sa rupture claire avec la ligne conciliante de Plekhanov, qui refusait tout rôle indépendant à la classe ouvrière, la perspective de Lénine ne prévoyait aucune atteinte à la propriété bourgeoise elle-même de la part de la révolution. De plus, la conception d'une « dictature démocratique » de deux classes était fondamentalement vague. 

Une troisième conception, plus radicale et ayant  une plus grande logique interne, fut avancée par Trotsky. S'appuyant sur une conception historique globale, Trotsky expliquait que la position de la bourgeoisie russe (comme dans tous les pays avec un développement bourgeois retardé) était fondamentalement différente de celle de la bourgeoisie française de 1789. Elle n'était plus en position de faire sa propre révolution « bourgeoise. » Les événements de 1848 avaient démontré que l'attitude de la bourgeoisie devant la tâche de la révolution démocratique était déterminée, par-dessus tout, par la dynamique de classes de la société dans laquelle elle vit. La croissance de la classe ouvrière représentait un bien plus grand danger que l'autocratie tsariste pour la bourgeoisie. De plus, la paysannerie était organiquement incapable de jouer un rôle politique indépendant. Aussi influent que soit son rôle politique, elle ne pouvait agir qu'en suivant la perspective d'une autre classe. Ainsi, le rôle décisif dans la révolution démocratique devait être joué par la classe ouvrière ; et elle ne pouvait se réaliser que dans la forme de la dictature du prolétariat. De plus, il ne serait pas possible pour le prolétariat de s'arrêter à des tâches purement démocratiques ; il serait obligé de s'en prendre à la propriété bourgeoise et, en conséquence, la révolution démocratique prendrait un caractère toujours plus ouvertement socialiste. 

La révolution prolétarienne en Russie aurait des répercussions explosives partout à travers le monde ; et Trotsky expliqua que la survie du régime prolétarien en Russie et la possibilité de construire le socialisme dans une société arriérée dépendaient de l'extension de la révolution au-delà de ses frontières. 

La relation entre la Révolution russe et la révolution socialiste mondiale constituait le fondement essentiel de la théorie de la révolution permanente de Trotsky. Avec une cohérence et une clairvoyance qui étaient sans égales chez ses contemporains, Lénine y compris, Trotsky affirmait que le caractère de la révolution russe serait déterminé, en dernière analyse, non par des conditions nationales, mais internationales. Aux pédants mencheviques, qui ne cessaient d’expliquer que la Russie était trop en retard économiquement pour se lancer dans un programme de développement économique socialiste, Trotsky répliquait qu’on ne pouvait évaluer correctement le potentiel économique de la Russie si on ne considérait que son niveau de développement national et les ressources nationales à sa disposition. La véritable dynamique du développement russe ne pouvait être comprise que dans le contexte de l'économie mondiale et des relations politiques internationales dans lesquelles elle existait réellement.   

Contrainte, du fait de la situation mondiale, à un état de dépendance semi-coloniale vis-à-vis des économies impérialistes bourgeoises de la Grande-Bretagne et de la France, la bourgeoisie russe, selon Trotsky, n'était capable de résoudre aucune des tâches historiques associées aux révolutions démocratiques du passé. 

L'incapacité de la bourgeoisie russe à conduire et mener à bien la révolution démocratique était en soi l'expression, comme l'expliquait Trotsky, d'un phénomène historique à échelle mondiale: l'impossibilité de résoudre, à l’ère de l’impérialisme, les problèmes fondamentaux de l'humanité sur une base nationale. L'impérialisme, s'appuyant sur le développement mondial des forces productives du capitalisme, sonnait le glas de l'état national lui-même. Les forces de l'économie mondiale avaient dépassé le cadre politique du système d'état-nation sur lequel est ancré le capitalisme. 

Pour la classe ouvrière d'un état arriéré, la logique de la lutte politique pour effacer l'héritage du féodalisme menait inexorablement à la conquête du pouvoir et à la dictature du prolétariat. Cependant, une fois qu'il avait établi sa dictature, le prolétariat russe, ou celui de n'importe quel autre état arriéré, serait confronté, d'une part, aux limites inhérentes à l'économie nationale et, d'autre part, à l'hostilité féroce de la bourgeoisie internationale. 

Par conséquent, la survie du pouvoir prolétarien et l’avancée finale vers le socialisme dépendait, non seulement du soutien de la classe ouvrière des pays développés, mais, en dernière analyse, de leur victoire contre leur propre bourgeoisie. Comme Trotsky l'avait dit dès 1907 : « Sans le soutien direct étatique du prolétariat européen, la classe ouvrière de Russie ne pourra pas se maintenir au pouvoir et transformer sa dictature temporaire en une dictature socialiste de longue durée. » (La révolution permanente & Résultats et perspectives) 

Le début de la Première guerre mondiale confirma la primauté accordée par Trotsky à la situation internationale sur les facteurs nationaux. La guerre impérialiste signifiait, en essence, l'impossibilité de réconcilier pacifiquement les forces productives du capitalisme mondial avec l'état-nation dépassé. La classe ouvrière, dans les pays développés comme dans les pays arriérés, était confrontée au même dilemme : Ce n’est qu’au niveau du développement économique mondial et par le moyen de la lutte révolutionnaire internationale que l’on trouverait la solution à tous les problèmes fondamentaux de la société humaine.  

Cette conception scientifique constitue le fondement de l'évaluation par Trotsky de tous les problèmes politiques. Même alors qu'il reconnaissait, comme le faisait Lénine, le droit des nations opprimées à l'autodétermination, le soutien de Trotsky à cet élément du programme démocratique était néanmoins de nature absolument cruciale. Même s'il s'opposait catégoriquement à l'incorporation par la force des petites nations dans un grand état, Trotsky affirmait avec force que la social-démocratie, comme il l'écrivait en 1915, « ne transforme pas le principe national en une sorte d'idée absolue, au-dessus de l'histoire. » 

« [La N]ation et l'économie sont arrivées à une contradiction – avec l'état et entre elles-mêmes. L'état est devenu trop étroit pour l'économie. En essayant de s'étendre, il foule au pied la nation. L'économie, quant à elle, refuse de subordonner le mouvement naturel de ses forces et de ses ressources à la distribution des groupes ethniques sur la surface de la terre. » (Lénine, La lutte pour une internationale révolutionnaire.) 

Aucun événement historique n'a eu un impact aussi immense et stimulant sur la conscience des masses du monde que la Révolution d'octobre. La conquête du pouvoir par la classe ouvrière dans un vaste territoire représentant un sixième de la surface terrestre, peuplé par une myriade de groupes ethniques et de nationalités diverses, a donné une impulsion fantastique au mouvement des masses dans cette vaste portion du globe qui était sous le contrôle, soit direct soit par des mécanismes plus ou moins déguisés, des puissances impérialistes. 

La Révolution d'octobre a fourni non seulement une inspiration morale, mais elle a aussi apporté de profondes leçons stratégiques aux masses des pays arriérés en Afrique, au Moyen-orient, et, surtout, en Asie, où le mouvement contre la domination impérialiste avait commencé à prendre des proportions gigantesques. Les questions décisives – au moyen de quelles méthodes et sur la base de quel programme les masses colonisées se libèreraient-elles de l'impérialisme ? – avaient reçu une réponse concrète de la part de la Révolution d'octobre. Comme en Russie, les tâches auxquelles étaient confrontées les masses en Chine et en Inde – pour mentionner les plus importants pays arriérés d’Asie – étaient essentiellement de nature démocratique : la libération de l'oppression coloniale, l'unification nationale, et la fin du joug des relations féodales qui pesait sur les paysans. Du point de vue d'une définition politique formelle, les tâches confrontant la Chine et à l'Inde étaient essentiellement celles qui avaient été « résolues » par les grandes révolutions démocratiques bourgeoises des siècles passés en Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord. En conséquence, d'après la logique politique du menchevisme, la direction politique du mouvement anti-impérialiste en Inde et en Chine appartenait à la bourgeoisie nationale et ses objectifs ne pouvaient être réalisés que sous la forme d'une république bourgeoise indépendante. 

Mais le même paradoxe historique qui avait réfuté le menchevisme en Russie existait également en Inde et en Chine. Les directions bourgeoises du mouvement national étaient confrontées à un mouvement ouvrier qui croissait rapidement et dont les luttes sociales menaçaient les intérêts économiques essentiels. De plus, il était impossible que ces pays opprimés puissent se libérer de l'emprise économique de l'impérialisme en s'appuyant sur une révolution nationale dirigée par la bourgeoisie (même si on était prêt à accepter que la bourgeoisie puisse fournir une direction révolutionnaire). La théorie de la révolution permanente était donc tout aussi peu adaptée au prolétariat émergeant en Asie qu'elle l'avait été à la classe ouvrière en Russie.

Les documents du Comintern entre 1919 et 1922 qui traitaient de la question coloniale, en particulier ceux des Deuxième et Quatrième congrès, furent élaborés en s'appuyant sur la théorie de la révolution permanente. Tout en prenant en compte les degrés variables de développement économique et industriel dans les pays arriérés et la force de la classe ouvrière qui en résultait, les résolutions du Comintern insistaient sur l'indépendance politique du mouvement ouvrier, même s'il n'existait que sous forme embryonnaire, par rapport aux partis et aux organisations de la bourgeoisie locale. 

L'orientation de l'Internationale communiste changea radicalement après la mort de Lénine. La révélation de la théorie du « Socialisme dans un seul pays » par Staline et Boukharine en 1924 fournit les fondements idéologiques de l'abandon du programme de la révolution socialiste mondiale par le régime soviétique et la subordination du mouvement ouvrier international à la défense, par la bureaucratie stalinienne, de ses propres intérêts. 

Ce n’est pas le sujet de cette conférence que de s'intéresser aux menus détails de la lutte politique menée par Trotsky et l'Opposition de gauche contre cette révision fondamentale du marxisme ou aux conséquences tragiques de cette théorie pour l'Union soviétique et, de fait, la classe ouvrière internationale. Mais nous devons, ne serait-ce que brièvement, mentionner les événements qui se produisirent en Chine parce que l'étude de leurs leçons tragiques a joué un rôle vraiment fondamental dans la formation politique de Keerthi. 

Dans les faits, on peut dire que la cour que fit Staline à Chang Kaï Check et au parti bourgeois du Kuomintang – et pour laquelle la classe ouvrière chinoise allait payer un prix tellement élevé – émanait directement des considérations opportunistes qui motivaient l'élaboration de la théorie du « socialisme dans un seul pays. » 

Selon cette théorie, la construction du socialisme en Union soviétique ne dépendait pas de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière dans les pays développés. Au contraire, le socialisme pouvait être réalisé à l'intérieur de l'URSS en s'appuyant sur ses propres ressources internes. Cependant, Staline ne négligeait pas entièrement l'importance du Comintern et son influence sur la classe ouvrière internationale pour aider à la réalisation du socialisme en Union soviétique. D'après le Kremlin, le socialisme pouvait être construit en URSS pourvu que l'impérialisme ne lance pas d'attaque militaire. 

Ainsi, le Comintern pouvait avoir une utilité pour prévenir ce risque soit en cultivant des alliances avec les régimes bourgeois, soit en exerçant des pressions, par l'intermédiaire des mouvements ouvriers nationaux, pour que les gouvernements bourgeois adoptent une attitude favorable à l'URSS. 

En Angleterre, une telle politique fut pratiquée en 1925-1926 à travers la création du Comité anglo-russe qui conduisit à la trahison de la grève générale anglaise. 

En Chine, la bureaucratie stalinienne tenta de cultiver l'amitié du Kuomintang et de son chef, Chiang Kaï Chek. Staline ordonna au Parti communiste chinois de se soumettre à la discipline politique du Kuomintang, qui était défini comme un « Bloc de quatre classes » : les ouvriers, les paysans, la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale. 

En mai 1926 le Kuomintang fut admis dans l'Internationale communiste en tant que parti sympathisant, et Chiang Kaï Chek fut nommé « membre honoraire » de son présidium. 

La glorification du Kuomintang et de Chiang se déroulait sur le fond d'une vague montante de luttes révolutionnaires par la classe ouvrière et la paysannerie. La montée du mouvement des masses intensifia le conflit entre la bourgeoisie chinoise et la classe ouvrière et poussa de plus en plus la première dans les bras de l'impérialisme. Pourtant la différenciation des forces de classes fut niée par la direction stalinienne du Comintern, en s'appuyant sur l'idée que l'oppression nationale de la Chine assujettissait toutes les classes et les menait toutes vers la lutte révolutionnaire contre l'impérialisme. S'opposant à cette conception erronée, Trotsky expliqua : 

« C'est une grossière erreur que de penser que l'impérialisme soude de façon mécanique toutes les classes chinoises de l'extérieur... La lutte révolutionnaire contre l'impérialisme n'atténue pas la différenciation politique des classes, elle les renforce plutôt. L'impérialisme est une force extrêmement puissante dans les relations internes de la Chine. La principale source de cette force, ce ne sont pas les navires de guerre dans les eaux du Yang tsé kiang – ce ne sont que des auxiliaires – mais les liens économiques et politiques entre le capital étranger et la bourgeoisie native. La lutte contre l'impérialisme, précisément en raison de son pouvoir économique et militaire, exige un exercice puissant de la force venant  du plus profond du peuple chinois… Mais tout ce qui fait se lever les masses opprimées et exploitées des travailleurs et paysans pousse inévitablement la bourgeoisie nationale à faire bloc ouvertement avec les impérialistes. La lutte des classes entre la bourgeoisie et les masses d'ouvriers et de paysans n'est pas atténuée, au contraire, elle est aiguisée par l'oppression impérialiste, jusqu'à la guerre civile sanglante à chaque conflit sérieux. » (Léon Trotsky, sur la Chine.) 

Les avertissements de l'Opposition de gauche furent tragiquement confirmés par le massacre de milliers de membres du Parti communiste à Shanghai le 12 avril 1927, par les troupes de Chiang Kaï Chek. Le Comintern tenta de nier sa responsabilité dans cette défaite catastrophique en expliquant que le coup d’Etat de Chiang ne représentait la trahison que d'une petite partie du Kuomintang, l' « aile droite », qui était constituée de la bourgeoisie nationale. Les staliniens opposaient à Chiang l' « aile gauche » du Kuomintang, qui était censée représenter 90 pour cent du « Bloc de quatre classes » et qui était organisée autour du gouvernement du Kuomintang « de gauche » au Wuhan. Mais en juillet 1927 le gouvernement du Wuhan se retourna sauvagement contre la classe ouvrière, massacrant des membres du Parti communiste et des ouvriers combatifs. Devant faire face à l'effondrement complet de sa politique, Staline autorisa l'aventure extrêmement hasardeuse connue sous le nom de Commune de Canton, qui se termina par un désastre. Au début de 1928, le Parti communiste chinois, qui tout juste un an plus tôt comptait des dizaines de milliers de membres, avait pratiquement cessé d'exister. 

Les conséquences historiques de cette défaite sont pratiquement incalculables. Le résultat le plus immédiat fut d'accentuer l'isolement de l'Opposition de gauche et sa défaite politique. Au-delà de cela, la défaite de la révolution chinoise ne fut pas  « simplement » retardée de vingt ans. Le Parti communiste de Mao Zedong qui vint au pouvoir en 1949 était un parti dont la physionomie politique et la composition sociale avaient été si profondément changées, dans le mauvais sens, par les conséquences de la défaite de 1927, que c’est à peine s’il était, au sens marxiste du terme, un parti ouvrier. 

Il est évident que la théorie du « socialisme dans un seul pays » mena assez consciemment et directement à une réorientation opportuniste de la stratégie du Comintern en faveur d'alliances défensives visant à alléger la pression impérialiste sur l'Union soviétique. Cependant, outre les grossiers calculs de Staline, la glorification de Chiang découlait logiquement des conceptions théoriques qui sous-tendaient le programme du socialisme national. Au cœur de la « théorie » de Staline se trouvait une définition complètement différente de l'époque historique. En contradiction avec la théorie de la révolution permanente, la conception stalinienne de l'époque attribuait un potentiel considérable à la forme d'organisation économique de l'état national. De là il s'en suivait que la bourgeoisie nationale dans les pays arriérés pouvait encore jouer un rôle progressiste. Trotsky, quant à lui, rejetait une telle possibilité puisque, en dernière analyse, la bourgeoisie coloniale reposait non seulement sur des relations de propriété dépassées, mais aussi parce que son existence était ancrée dans la forme de l'état-nation qui constituait le principal obstacle au développement rationnel des forces productives de l'humanité. 

Trotsky conserva un intérêt prononcé pour le développement du mouvement révolutionnaire en Asie. Il était parfaitement conscient de l'importance des luttes des masses colonisées contre la domination impérialiste. Mais il continuait, comme avant, à rejeter la revendication de la bourgeoisie nationale à l'hégémonie dans la direction de la révolution démocratique. À ce propos, ses commentaires sur le Congrès national africain, écrits à un groupe de militants d'Afrique du Sud en 1934, méritent d'être rappelés : 

« Les Bolcheviques-Léninistes révèlent devant les masses natives l'incapacité du Congrès à réaliser même ses propres demandes, en raison de sa politique superficielle et conciliatoire. En contraste avec le Congrès, les Bolcheviques-Léninistes développent un programme révolutionnaire de lutte des classes. » (Léon Trotsky, Œuvres [1934-35])

Il existe un autre aspect, et celui-ci plus profond, de l’évaluation par Trotsky des mouvements nationaux bourgeois. Alors qu’il rendait pleinement hommage aux puissants mouvements de masse qui se développaient dans les pays arriérés, l’attitude adoptée par Trotsky face à la perspective de « libération nationale » - dans la mesure où elle était conçue comme une tâche fondamentalement « nationale » - était catégoriquement critique. En 1934, par exemple, Trotsky déclarait dans son manifeste « La guerre et la Quatrième Internationale : »

« Mais il faut en premier lieu comprendre clairement que les révolutions tardives d’Asie et d’Afrique sont incapables d’ouvrir une nouvelle étape de renaissance de l’Etat national. La libération des colonies sera simplement un épisode gigantesque de la révolution socialiste mondiale, exactement comme le bouleversement démocratique tardif en Russie, qui était elle aussi un pays semi-colonial, ne constitua que la préface de la révolution socialiste…

« Le problème national se confond partout avec le problème social. Seule la conquête du pouvoir par le prolétariat mondial peut assurer une liberté de développement réelle et durable à toutes les nations de notre planète. » (Léon Trotsky, Oeuvres [1933-34])

Ses commentaires sur l’Inde qui était en proie à un puissant mouvement anti-colonial, étaient particulièrement pénétrants. En juillet 1939, Trotsky anticipant le fait que le déclenchement de la guerre accélèrerait le mouvement révolutionnaire contre l’impérialisme dans les colonies, adressa une lettre aux travailleurs de l’Inde dans laquelle il dénonçait la trahison stalinienne de la lutte contre le colonialisme en appelant à la construction d’une section de la Quatrième Internationale en Inde.

« La bourgeoisie indienne, » écrivit-il, « est incapable de mener une lutte révolutionnaire. Elle est étroitement liée à l’impérialisme britannique, elle dépend trop de lui. Elle tremble pour ses propres biens. Elle a peur des masses. Elle cherche à tout prix un compromis avec l’impérialisme et dupe les masses par des espoirs de réforme par en haut. Le dirigeant et le prophète de cette bourgeoisie est Gandhi : faux dirigeant et faux prophète ! » (Léon Trotsky, Œuvres [1939-40], p 305)

L’appel de Trotsky porta ses fruits à Ceylan. Le Parti Lanka Sama Samaja (LSSP) qui avait été formé comme une organisation anti-capitaliste radicale existait depuis 1935. Il avait gagné le soutien de la classe ouvrière et, ce faisant, le LSSP s’était constamment orienté vers la gauche. Au début de 1940, alors que le programme politique du LSSP prenait un caractère plus précisément marxiste, il exclut de ses rangs ceux qu’il identifiait avec le stalinisme. Cette évolution se refléta dans l’élaboration de ses responsabilités internationales. En soumettant son programme initial à une évaluation critique, la direction du LSSP exprima son insatisfaction avec sa conception antérieure d’une révolution « nationale » à Ceylan et déclara que le mouvement socialiste révolutionnaire sur l’île devait être construit en tant que partie intégrante essentielle d’un mouvement révolutionnaire pan indien. C’est sur cette base que le LSSP rejoignit le Parti bolchevique léniniste des Indes (BLPI) et, à peu près à la même époque, chercha à s’affilier à la Quatrième Internationale.

Le LSSP prit la direction de la lutte anti-impérialiste à Ceylan en opposition aux staliniens qui étaient alliés à l’impérialisme britannique.

Ainsi, à Ceylan, du fait de la lutte courageuse des trotskystes, l’indépendance idéologique et politique de la classe ouvrière fut établie. C’était une réussite que les staliniens en Inde n’avaient pas tenté de faire ni n’étaient d’ailleurs pas en mesure de faire. Là-bas, ils traînaient misérablement derrière le Congrès bourgeois de Gandhi et de Nehru. A Ceylan toutefois, sur la base d’un programme prolétaire internationaliste les trotskystes avaient remporté la direction du mouvement de masse contre l’impérialisme britannique. Ce succès était, de plus, digne d’être signalé d’un point de vue de la théorie historique. Il prouve que la supposition largement répandue que la lutte anti-impérialiste, à savoir le combat contre l’assujettissement colonial, est et doit simplement être un combat national simplifie la réalité au point de la déformer et mystifie en fait la dynamique sociale du mouvement anti-impérialiste de masse. La force de l’intervention du BLPI provenait du fait que les trotskystes basaient leur lutte sur la perspective internationale plutôt que sur la libération nationale. En dépit de la trahison ultérieure du LSSP (avec lequel le BLPI fusionna en 1950), cette contribution historique créa une puissante tradition politique qui inspira la création de la Revolutionary Communist League (RCL) et fournit le fondement sur lequel se basa le développement politique futur de Keerthi.

A peine quelques mois avant son assassinat, Trotsky évalua pour la dernière fois les tâches historiques auxquelles était confrontée la classe ouvrière dans les pays arriérés. Il avertit qu’aucune solution positive aux problèmes des masses coloniales ne pourrait émerger de la guerre impérialiste à moins de mettre fin à l’assujettissement colonial par une révolution socialiste. « Les espoirs de libération des peuples coloniaux sont donc liés de façon encore plus étroite qu’avant à l’émancipation des travailleurs du monde entier. Les colonies ne seront libérées politiquement, économiquement, et culturellement que lorsque les travailleurs des pays avancés mettront fin au régime capitaliste et commenceront, avec les peuples économiquement arriérés, à réorganiser l’économie mondiale sur une nouvelle échelle, l’orientant sur les besoins sociaux et non pas les profits des monopoles. Ce n’est que de cette manière que les pays coloniaux et semi-coloniaux seront capables d’émerger de leurs différents stades d’arriération et de prendre leur place en tant que sections faisant partie intégrante des Etats unis socialistes du monde en progression. » ( traduit de Documents of the Fourth International: The Formative Years 1933-40)

Les événements qui suivirent la Seconde guerre mondiale fournirent une preuve tragique du pronostic de Trotsky. Comme devaient le démontrer les développements en Inde, le fait d’accorder de façon formelle l’indépendance nationale ne représenta pas, au sens fondamental, la concrétisation des aspirations des masses indiennes. Tout au plus, le terme d’indépendance apporta la preuve irréfutable de la nature profondément réactionnaire de la bourgeoisie nationale. La partition de l’Inde, qui établit le schéma qui devait se reproduire sous des formes tellement tragiques tout au long de la période d’après-guerre, sauvegarda les intérêts de l’impérialisme. Elle fournit le moyen par lequel l’impérialisme et la bourgeoisie nationale furent en mesure d’inciter et de manipuler les antagonismes communautaires dans le but de diviser et d’affaiblir la classe ouvrière.

A Ceylan, les représentants du BLPI, se basant, comme je l’ai déjà dit, sur un programme internationaliste, votèrent contre l’indépendance en disant que l’accord entre la bourgeoisie ceylanaise et les impérialistes n’accomplissait ni l’unification nationale ni l’indépendance par rapport à l’impérialisme. Et de fait, la position de principe adoptée par les trotskystes fut justifiée presque immédiatement. L’une des premières mesures prises par la bourgeoisie ceylanaise fut de promulguer une loi de citoyenneté privant du droit de vote précisément la section de la population qui avait joué un rôle décisif dans la lutte contre le régime britannique : les travailleurs tamouls des plantations. La citoyenneté se déterminerait non sur la base de la naissance, de la résidence ou du travail mais sur la base de la descendance familiale. Cette loi démontrait que la bourgeoisie, de par ses propres actions, était le principal obstacle à l’unité nationale.

Un discours visionnaire fut prononcé à l’encontre de cette loi de citoyenneté par Colvin R. de Silva :

« S’il existe quelque philosophie politique qui sous-tende cette loi, à savoir, si cette loi fonctionne selon certaines suppositions, il est clair que le principe de base philosophique ou politique ou sociologique avec lequel ce gouvernement opère inconsciemment, est que l’Etat doit coïncider avec la nation et la nation avec la race. Il ne peut y avoir aucune autre signification et aucune autre philosophie d’où puisse découler le principe de descendance comme principe premier de citoyenneté. Ceci est une philosophie dépassée et éclatée… C’est précisément dans la période actuelle avec l’effondrement du système capitaliste que, dans le but de servir la réaction, cette vieille théorie dépassée a été reprise ; et c’était précisément sous le régime fasciste que l’on voulait faire coïncider la nation avec la race ; et faire de la race le facteur déterminant de la composition de l’Etat… Et donc le statut des citoyens de Ceylan risque d’être réduit à la position d’un statut racial. Et ceci aussi est un principe qu’il faut combattre. »

Le passage ci-dessus avait été cité par Keerthi dans une lettre qu’il m’avait écrite à l’automne 1987. Il faisait souvent référence aux premières luttes du BLPI parce qu’il tirait une inspiration intellectuelle et politique à la fois de ce riche héritage historique. Bien que la RCL ait été le produit de la lutte contre la trahison de cet héritage par ceux qui avaient été à une époque les meilleurs dirigeants du prolétariat indien et ceylanais, Keerthi était incapable de rejeter ce qui, dans la contribution d’hommes comme Colvin de Silva, gardait une valeur perdurable. Si la question de la position du BLPI en 1948 était d’une telle importance pour Keerthi c’est parce qu’il considérait que le problème de l’accord d’après-guerre était d’une importance fondamentale pour l’élaboration de la stratégie du prolétariat dans les pays arriérés.

Comme Keerthi le soulignait souvent, l’incapacité organique de la bourgeoisie nationale à contribuer en quoi que ce soit à la cause du progrès historique trouva son expression la plus concentrée dans les marchés conclus après la Seconde guerre mondiale et par le biais desquels une frauduleuse « indépendance nationale » servit de couverture à la poursuite de la domination de l’impérialisme sur les masses des anciennes colonies. Keerthi rejetait catégoriquement les affirmations par essence réformistes et timides des partisans opportunistes de Pablo et de Mandel pour qui l’indépendance d’un Etat représentait une sorte de gain partiel pour lequel la bourgeoisie nationale méritait qu’on lui accordât au moins un certain crédit. Durant les premières années de son travail politique, Keerthi assimila les enseignements de base de la lutte acharnée menée par le Comité International contre la capitulation des pablistes devant Castro, Ben Bella et autres représentants du nationalisme bourgeois.

Rétrospectivement, il n’est absolument pas surprenant que Keerthi ait été en conflit dès 1971 avec la direction de la Socialist Labour League (SLL). Etant donné les fondements politiques sur lesquels la RCL était fondée, il ne pouvait pas ne pas être extrêmement sensible aux tendances opportunistes qui devenaient de plus en plus prononcées au sein de la SLL à partir de la fin des années 1960. Tout spécialement en ce qui concerne une série de questions décisives Mike Banda - qui, aux côtés de Healy et de Slaughter, faisait partie du trio politique qui avait dirigé la Socialist Labour League -   développa des position de nature distinctement opportuniste. Tout d’abord, à la fin des années 1960, Banda s’était mis à rendre un hommage chaleureux à Mao Zedong et à Ho Chi Minh, en suggérant que leur politique représentait une alternative au stalinisme et qu’elle en était même une première application, quoique éclectique, de la théorie de la révolution permanente de Trotsky. Bien que Healy cherchât à éviter une confrontation politique avec Banda et écartât ses déclarations plus extravagantes comme n’étant qu’une excentricité personnelle, la réalité politique était que la SLL était en train de s’adapter elle aussi, tout comme les pablistes, qu’elle avait précédemment combattus, à la politique du radicalisme petit-bourgeois qui était à l’époque largement répandue.

Incontestée au sein de la direction de la SLL, la glorification par Banda du potentiel du nationalisme bourgeois de gauche - dont le maoïsme et la politique du FLN représentaient des formes différentes - aboutit à une vaste réévaluation de la signification historique des arrangements de l’après-guerre et des mouvements nationaux bourgeois. Banda développa progressivement la conception que les Etats bourgeois établis dans les anciennes colonies représentaient des avancées authentiques dans la lutte pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et que la classe ouvrière était obligée d’apporter son soutien politique à ces Etats.

C’est en cela que réside l’essence du conflit qui surgit durant les années 1971-1972 entre la RCL et la SLL. Nous en résumons brièvement le contexte. Durant l’été de 1971, les nationalistes bourgeois de la Ligue Awami, dirigée par Sheikh Mujibur Rahman, remportèrent une victoire électorale au Pakistan oriental, territoire habité par le peuple bengali et séparé par des milliers de kilomètres du reste du Pakistan. En réaction à la victoire de la Ligue Awami, la junte militaire au pouvoir au Pakistan, menée par Yahya Kahn, envahit le Pakistan oriental. L’armée de Kahn organisa des représailles sanglantes contre la population bengali. Tout au long de la fin de l’été et de l’automne, toutefois, un mouvement de guérilla nommé Mukti Bahini organisa une résistance fructueuse. Comme la crise de l’armée pakistanaise s’intensifiait, le gouvernement indien, craignant l’établissement d’un régime radical au Bengale oriental intervint militairement. C’est sans grande surprise que ceci se produisit, au moment même où le gouvernement indien était engagé dans une répression féroce contre le mouvement radical Naxalite au Bengale occidental.

Banda jubilait. Dans une déclaration datée du 6 décembre 1971, il écrivit : « Nous apportons un soutien critique à la décision du gouvernement bourgeois indien pour son aide militaire et économique au Bengladesh. »

La position adoptée indépendamment par la Revolutionary Communist League (RCL) le 8 décembre 1971 était diamétralement opposée à celle de la SLL :

« Nous appelons le prolétariat indien à rejeter la prétention de la bourgeoisie indienne d’être les libérateurs du Bengale oriental. Les trotskystes déclarent que l’intervention armée indienne au Bengale oriental n’a qu’un seul et unique but : Celui d’empêcher que la lutte pour le Bengladesh ne se développe en une lutte pour l’unification, sur une base révolutionnaire, de l’ensemble du Bengale. L’intervention armée indienne avait pour but de détruire la lutte révolutionnaire bengali de libération, d’écraser le soulèvement des masses au Bengale et d’installer un régime fantoche qui, par usurpation frauduleuse du nom du gouvernement du Bengladesh, restreindrait et contiendrait le mouvement de masse dans l’intérêt de la bourgeoisie et de l’impérialisme. De ce fait nous appelons le prolétariat indien à adopter lui aussi une position de défaitisme révolutionnaire par rapport à la guerre contre révolutionnaire de la bourgeoisie indienne tout en soutenant par tous les moyens possibles la lutte de Mukti Bahini.

« C’est là le seul programme révolutionnaire destiné au prolétariat du sous-continent indien. Il découle logiquement et inexorablement d’une analyse marxiste de l’ensemble de l’histoire d’après-guerre du continent.

« Ce qui a été démontré durant ces vingt-cinq dernières années, depuis l’octroi de ‘l’indépendance’ frauduleuse par l’impérialisme britannique à ses loyaux serviteurs, la bourgeoisie autochtone de ces pays, c’est qu’aucun des problèmes de base économiques, nationaux ou sociaux ne peuvent être résolus par ces bourgeoisies. Leur faillite absolue face à ces tâches historiques prouve la thèse centrale de la théorie de la révolution permanente de Trotsky que seul le prolétariat rassemblant derrière lui les masses rurales écrasées peut résoudre ces problèmes qui représentent une partie des tâches de la révolution socialiste. Le partage du sous-continent indien, conformément à la politique du diviser pour mieux régner, soutenu par les bourgeoisies hindoue et musulmane ainsi que par le stalinisme international formait le cadre dans lequel les énormes antagonismes sociaux et nationaux étaient réprimés et contenus afin de garantir la domination du capitalisme, de la famine et de la misère de centaines de millions de gens. Ces antagonismes, qui se développent comme à la fois participant et résultant du développement de l’ensemble du système impérialiste international, ne peuvent plus être contenus. »

Dans une lettre adressée à Cliff Slaughter le 16 décembre 1971, Keerthi déclare catégoriquement : « Il n’est pas possible de soutenir la lutte de libération nationale du peuple bengali et de l’unification volontaire de l’Inde sur la base de fondements socialistes sans lutter contre la guerre indo-pakistanaise… Comment peut-on même parler d’unification de l’Inde sans lutter pour le renversement des classes dirigeantes en Inde et au Pakistan qui sont les principaux obstacles à une telle unification ? »

Le 11 janvier 1972, dans une autre lettre, Keerthi critiquait sévèrement l’approbation enthousiaste de Banda des succès de l’armée indienne en lançant l’avertissement : « Ce qui se cache derrière ces éloges enthousiastes sur l’armée indienne c’est un rejet clair et net des capacités révolutionnaires du prolétariat bengali, indien et pakistanais. »

Finalement le 27 janvier 1972 Mike Banda répondit : « Qu’a représenté la guerre ? D’abord elle a représenté les tentatives de la bourgeoisie pakistanaise de réprimer le peuple du Bengladesh avec le total soutien de l’impérialisme américain. Mais, plus important encore, de par la création du problème des réfugiés et de l’occupation militaire du Bengale oriental, elle s’est développée en une menace manifeste à l’encontre du marché intérieur déjà restreint de la bourgeoisie indienne pour le compte de l’impérialisme américain…

« Presque du jour au lendemain la situation a dramatiquement changé. La contradiction entre la classe ouvrière indienne et les capitalistes indiens n’a pas pris fin. Certes non, mais elle a été remplacée par le conflit entre la nation indienne et l’impérialisme représenté par le Pakistan. »

Voilà qui était vraiment ahurissant : le conflit entre les classes, selon Banda, était subordonné à la lutte entre les Etats bourgeois de l’Inde et du Pakistan. Cette déclaration représentait une trahison des principes les plus fondamentaux du marxisme. Il n’y avait aucune différence fondamentale entre la position de Banda et celle des sociaux-chauvins qui arguaient en 1914 que la contradiction entre la classe ouvrière et sa bourgeoisie avait été remplacée par le conflit entre la nation allemande (ou française, russe, britannique, etc.) et l’impérialisme de leur ennemi national.

Banda réprimanda Keerthi dans des termes qui ont bien souvent été lancés contre les marxistes : « ta position est trop dogmatique et inflexible. Elle ne peut donc pas refléter fidèlement la diversité et les contradictions de la réalité, et ne peut pour cette raison se frayer un chemin vers les masses.»

Enfin, la lettre de Banda finissait sur une note plutôt navrante : « S’il te plaît, n’en déduis pas que nous soutenons la présence permanente des troupes indiennes au Bangladesh ou le désarmement des guérilla par Rahman. Nous sommes et nous avons été opposés à ceci. »

La critique de Keerthi n’apparut pas au grand jour, et le CIQI paya un prix élevé. Le WRP dériva inexorablement vers la droite. Le WRP se consacra de plus en plus impudemment à la tâche de défendre et de justifier la politique des nationalistes bourgeois de Rhodésie, d’Irak, de Libye ou du Liban. Dans le même temps, Banda devenait le plus fervent défenseur des prétendues réussites de constructions d’Etats réalisés par la bourgeoisie nationale. Ceci eut des conséquences politiques qui furent vraiment grotesques. En 1979, la junte indonésienne dirigée par le boucher Suharto réagit à la déclaration d’indépendance du Timor oriental en envoyant des troupes et en assassinant des dizaines de milliers de personnes. Contrairement à la Socialist Labour League, section australienne du Comité International, qui avait défendu le droit des habitants du Timor oriental de faire sécession, Banda justifia la répression au Timor oriental au motif que Suharto défendait la grande conquête du mouvement national indonésien : l’unité de l’archipel indonésien.

Entre 1978 et 1982, le WRP trahit systématiquement les principes du trotskysme en subordonnant le prolétariat aux mouvements nationaux bourgeois tels l’OLP, le Front Patriotique de Mugabe et Nkomo et aux régimes bourgeois tels ceux de la Libye, de l’Iran et de l’Irak.

Les positions adoptées par le WRP reflétaient celles des pablistes qui trouvèrent leur expression la plus crue dans un discours prononcé le 31 décembre 1982 par Jack Barnes. Il déclara : « La révolution permanente n’est pas une généralisation correcte, ni adéquate, c’est plutôt une généralisation qui crée plus de problèmes qu’elle n’en résout, pour ce qui est de notre problème… Nous réussirons bien plus de choses en restreignant la révolution permanente, en montrant à mon avis qu’elle n’est pas correcte et de grande utilité en tant que terme général dans notre programme. »

Quelle était l’alternative de Barnes ? « Nous nous considérons comme faisant partie d’un mouvement marxiste mondial englobant le Front Sandiniste de Libération nationale (FSLN), le New Jewel Movement, le Parti communiste cubain… »

Le discours de Barnes ne laissait aucun doute dans nos esprits quant à la trajectoire du WRP et dans notre rapport au CIQI du 11 février 1984, nous avions consacré une partie substantielle de notre analyse à la critique de la position de Barnes. Ceci provoqua, soit dit en passant, une réaction vive de la part de Banda qui déclara avec colère : « Vous commencez par Barnes et après ce sera le tour du WRP. » C’est en effet ce qui se produisit

La RCL n’avait pas été invitée à la réunion plénière et il lui fallut attendre encore vingt deux mois avant d’avoir connaissance de mes critiques. Mais, je n’ai aucun doute que si Keerthi avait été présent, il aurait soutenu sans équivoque et avec enthousiasme ce rapport.

La lutte au sein du CIQI avait une signification objective : elle anticipait les profonds changements survenus dans la situation mondiale et qui ont provoqué l’effondrement des mouvements bourgeois et nationalistes petits-bourgeois qui furent tellement glorifiés par les opportunistes.

Toute évaluation objective de la période d’après-guerre révèle la faillite manifeste du nationalisme bourgeois et la fausse réalité des « Etats indépendants » qui furent créés sous ses auspices.

Même dans les pays où les luttes de « libération nationale » étaient menées par des mouvements au caractère ostensiblement communiste, le résultat final fut la capitulation à l’impérialisme. La Chine est à présent en train d’évoluer entièrement selon des critères capitalistes et le Vietnam, qui a fait pendant trente ans la guerre contre l’impérialisme français puis américain, est réduite à s’afficher comme une source de main-d’œuvre bon marché dans le monde.

La scission au sein du Comité International a rendu possible un réexamen intensif de toute la signification historique des mouvements de « libération nationale » et de leur relation au prolétariat et à la perspective de la révolution socialiste. Je dois dire qu’entre 1985 et 1987, l’évaluation par Keerthi de ces mouvements de libération nationale devint de plus en plus critique, surtout lorsqu’il étudia le développement politique de la lutte entre le régime de Colombo et les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE) dans le nord du Sri Lanka.

Dans l’intérêt de l’histoire, et afin de comprendre le développement de la ligne politique de la RCL, il est nécessaire de mettre l’accent une fois de plus sur le rôle véritablement traître joué par le WRP au sein du Comité International et ses effets sur les trotskystes sri lankais. Entre 1972 et 1979, le WRP invoqua la discipline du CIQI pour imposer à la RCL une ligne politique par rapport au mouvement national tamoul avec laquelle Keerthi et les autres dirigeants du parti étaient en fort désaccord. C'est-à-dire que, conformément au point de vue de Banda selon lequel les Etats bourgeois formés durant la période d’après-guerre représentaient un phénomène historique progressiste, le WRP s’opposa catégoriquement à la lutte des masses tamoules. L’opposition du WRP au mouvement national tamoul revêtait un caractère droitier vu qu’elle se basait sur une défense totalement réactionnaire de la légitimité des Etats bourgeois établis après la Seconde guerre mondiale. Plus tard, en 1979, le WRP effectua subitement un virage sur la question tamoule : il devint un partisan enthousiaste du LTTE, le soutenant sans critique en adoptant la même position qu’il avait déjà eue à l’égard de l’OLP et des autres mouvements nationaux bourgeois.

Ce n’est qu’après la scission qu’il devint possible de reconsidérer les problèmes du mouvement national tamoul dans le cadre des riches expériences historiques faites durant toute la période d’après-guerre et de l’application critique de la théorie de la révolution permanente. Comme le disait souvent Keerthi, les opportunistes du WRP ont « rendu l’eau trouble » et il fallait à présent que le Comité International réaffirme les principes du marxisme en élaborant la stratégie de la révolution socialiste mondiale.

En opposition à toutes les tendances opportunistes au Sri Lanka, la RCL défendit inlassablement les droits démocratiques du peuple tamoul, soutint le droit à l’autodétermination des Tamouls dans le nord et s’opposa sans équivoque à la guerre réactionnaire et sanglante menée par le régime cinghalais chauvin de Colombo contre les Tamouls. Toutefois, dans le contexte de l’opposition intransigeante de la RCL à l’encontre des chauvins cinghalais et de leur Etat bourgeois réactionnaire, Keerthi, dans les derniers mois de sa vie, était de plus en plus convaincu que les tâches stratégiques du prolétariat dans les pays historiquement opprimés ne pouvaient être correctement définies en invoquant simplement les mots d’ordre de « libération nationale » et « d’autodétermination ».

La signature de l’accord indo-sri-lankais début août 1987 révéla au grand jour plus que toute chose la faillite politique du LTTE, et Keerthi réagit à ce développement par une lettre jetant la base d’un développement plus poussé du programme du Comité International.

Il m’écrivit le 11 septembre 1987 : « La situation actuelle exige tout particulièrement de résumer l’expérience historique du prolétariat révolutionnaire par rapport aux mouvements de libération nationale, notamment après la Seconde guerre mondiale. On peut être sûr de tirer de nombreuses conclusions des expériences analysées par Lénine. Mais nous devons aussi garder en mémoire le fait que lorsque Lénine a écrit sa thèse pour la Troisième Internationale, les peuples coloniaux venaient tout juste d’entamer leur lutte nationale contre l’impérialisme… Et sa thèse ne doit pas être utilisée sans un œil critique, sinon elle servira à obscurcir les nombreux changements qui ont eu lieu après la Seconde guerre mondiale, notamment dans les pays de l’Est. Dans les pays de l’Est aussi le nationalisme a subi une dégénérescence. Le révisionnisme s’est adapté à cette dégénérescence, proclamant la nécessité de soutenir le nationalisme de la bourgeoisie semi coloniale contre l’impérialisme. Banda fut le porte-parole de cette tendance au sein du Comité International, du moins à partir du début des années 1970. La subordination de la classe ouvrière à ce nationalisme, subordination orchestrée par les staliniens et les révisionnistes, a joué un rôle direct dans la séparation du reste de la classe ouvrière des masses opprimées appartenant à de nombreuses petites nationalités, et a ouvert la voie au développement de mouvements nationaux pour l’indépendance de petites nations. Bien que ces aspirations à la liberté démocratique sous la bannière du nationalisme à l’encontre de l’Etat capitaliste aient un contenu progressiste bien défini, le nationalisme s’est révélé incapable de réaliser l’émancipation nationale ou d’unir les forces nécessaires au renversement de l’oppresseur. Et en fait, au moment décisif, il fut un obstacle à l’unification de la classe ouvrière qui seule est capable de diriger toutes les forces de la révolution démocratique. »

La dernière réunion du Comité International du vivant de Keerthi eut lieu en novembre 1987 et c’est au terme de cette réunion que fut publiée une déclaration qui opposa au programme bourgeois du séparatisme national tamoul la perspective des Etats-Unis socialistes de l’Eelam tamoul et du Sri Lanka.

A présent, cinq ans après la mort de Keerthi, il est indispensable de finir ce travail en dressant un bilan de la période d’après-guerre et en évaluant la totalité de l’expérience des mouvements bourgeois de libération nationale.

Tout en défendant les droits démocratiques de tous les peuples opprimés, il est de l’obligation des marxistes de révéler comment les mots d’ordre de « libération nationale » et d’« autodétermination » ont, dans la pratique, été transformés par les nationalistes bourgeois en justifications réactionnaires au service de programmes séparatistes et communalistes ne disposant d’aucun authentique contenu social démocratique ou progressiste.

Là où les marxistes ont attribué un contenu progressiste aux mouvements de libération nationale, ils l’ont fait parce que ces mouvements étaient, à certains égards, identifiés aux luttes pour surmonter la domination impérialiste et l’héritage de l’arriération, des divisions tribales et de caste, etc. L’« Inde » et la « Chine » n’étaient pas des nations unifiées du point de vue ethnique ou linguistique mais étaient des concepts politiques, supposant l’unification graduelle des peuples de par un vaste territoire, en ouvrant la perspective de véritables progrès économiques et culturels.

Ce contenu ne se trouve guère dans les mouvements qui présentement revendiquent de prendre fait et cause pour la « libération nationale. » Dans tous les cas, quels que soient les buts subjectifs des différents mouvements, la libération de l’humanité ne peut progresser en cette ère d’intégration économique mondiale en établissant de nouveaux Etats nationaux. La création d’enclaves territoriales spéciales pour chaque couche de la population revendiquant une identité nationale, linguistique, religieuse ou ethnique distincte est une perspective dont la réalisation signifierait une descente vers la barbarie.

Trotsky a avancé des arguments très clairs à ce sujet. Même de son vivant, époque où la revendication de l’autodétermination avait encore un contenu progressiste, elle ne se situait pas au-dessus de la lutte pour l’établissement de l’unité de la classe ouvrière sur la base d’un programme socialiste. La revendication de l’autodétermination ne signifiait, ni à cette époque ni de nos jours, la réconciliation entre le marxisme et le nationalisme. Avant tout, elle ne contraint pas le parti marxiste à soutenir de quelque manière que ce soit les mouvements séparatistes. Les écrits de Trotsky sur la question de l’autodétermination de la Catalogne par exemple sont très instructifs à ce sujet.

Pour conclure ce long exposé, permettez-moi d’expliquer, tout comme l’a fait le président de la réunion, la raison pour laquelle j’ai choisi la forme d’une conférence. La raison en est qu’à mon avis l’appréciation de la signification du travail de Keerthi n’est possible que sur la base d’un examen historique des traditions théoriques de l’internationalisme révolutionnaire sur lequel était fondé son travail intellectuel et politique.


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